De Lorànt Deutsch à Patrick Buisson, la résurgence du roman national, par William Blanc, Aurore Chéry, Christophe Naudin, préface de Nicolas Offenstadt
Il y a, me semble-t-il, un besoin de s’ancrer dans l’Histoire d’autant plus fort aujourd’hui que nous traversons une crise terrible qui n’est pas seulement économique et sociale mais aussi identitaire. Nous n’avons plus de socle commun, de tissu social et national
Des propos qui rappellent ceux de Max Gallo dans son livre L’âme de la France (Fayard, 2007) :
La nation est ankylosée par une crise profonde. Elle doute de son identité, et donc, de son avenir. […] Il n’y a, il n’y aura de pain, de paix et de liberté pour les Français que si l’on défend et perpétue l’âme de la France telle que l’histoire l’a façonnée1.
Le discours des historiens de garde est somme toute résumé dans cette citation. Pour résoudre la « crise », il faut revenir à une identité figée justifiée par une histoire figée.
On ne s’étonnera donc pas que Stéphane Bern ait soutenu, dans un tweet daté du 6 septembre 2013 (voir image ci-dessus), la proposition de Max Gallo de revenir au roman national, notamment dans les écoles.
Nos deux apôtres [P. Buisson et L. Deutsch] réussissent la prouesse inouïe de raconter la vie du génial Céline, depuis le passage Choiseul de son enfance jusqu’au Meudon de sa vieillesse, en passant par le si joli Montmartre, sans mentionner son soutien à l’Allemagne nazie et son antisémitisme hystérique, sans expliquer les raisons de son exil et sa condamnation à l’indignité nationale.
JEAN SÉVILLIA
Le journaliste du Figaro est un habitué des cercles réactionnaires ultra. Preuve en est son interview dans l’Action française de décembre 2011.
Tout comme à la fin du XVIIIe siècle, la France se retrouve sclérosée et l’immobilisme de notre actuel Président ressemble étrangement au caractère hésitant de Louis XVI, qui n’a somme toute jamais réellement souhaité faire le grand saut nécessaire pour rétablir le pays. Nous sommes donc, en 2013 comme en 1788, coincés entre l’envie d’améliorer la situation et la peur d’un changement radical pourtant nécessaire à cette amélioration. Seul un homme providentiel pourrait débloquer la situation et j’ai hélas bien peur que ce ne soit pas l’actuel dirigeant de la Ve République.
Durant cette interview, jamais les mots de « démocratie » ou de « république » ne seront prononcé par Dimitri Casali. Pour la nouvelle garde du roman national, l’histoire a aussi pour fonction de promouvoir le retour à un pouvoir exécutif fort.
Gallo Max, L’âme de la France, Fayard, 2007, p. 16 et 23. ↩
Ce journaliste de l’Action française, mort en 1936, proche de Maurras, connait actuellement une seconde jeunesse. Ses oeuvres « historiques » sont notamment rééditées par des éditeurs ayant pignons sur rue et promues par Jean Sévillia, Franz-Olivier Giesbert mais aussi par l’historien Christophe Dickès qui propose une analyse pour le moins édulcorée du personnage1.
Auparavant, le parallèle avait déjà été fait par Max Gallo, dans son livre L’Âme de la France : Une histoire de la Nation des origines à nos jours, (Fayard, 2007), dans lequel il aligne dans un même suite un citation de Bloch et de Bainville (p. 9).
Voici aussi l’extrait de Si Versailles m’était conté (1954) dont nous parlons dans Les Historiens de garde. On y voit Bourvil raconter sa version de l’histoire en se couvrant les yeux. Un bel exemple d’histoire aveugle que Sacha Guitry, réalisateur et scénariste de Si Versaille… assumait totalement (voir l’introduction des Historiens de garde disponible en ligne).
http://www.youtube.com/watch?v=ghYDQHfQW7Y
LE PARC NAPOLÉONLAND
Ce projet lancé par Yves Jégo, le maire (UDI) de Montereau-Fault-Yonne (Seine-et-Marne) mérite que l’on s’y intéresse. Il est l’application concrète du nouveau roman national, qui change l’histoire en une vaste opération de commerce d’image d’Epinal. Avec Napoléonland, il ne s’agira pas de comprendre les ressorts de l’époque impériale, ni même de donner le point de vue du civil, du simple soldat, mais de vendre de la légende napoléonienne porteuse, selon M. Jégo, des valeurs « celles de la Révolution et de la République. » (ce qui un raccourci un peu léger).
On peut se demander s’il convient bien de sacrifier 230 hectares de terres arables et de dépenser 250 millions d’euros pour un projet privé soutenu par les descendants Bonaparte. Le département de Seine-et-Marne compte pourtant un patrimoine riche qui aurait bien besoin de soutien financier.
Christophe Dickès passe très rapidement sur l’admiration que portait Bainville à Mussolini. Le même M. Dickès est par ailleurs un homme proche des milieux catholiques ultra. Il est ainsi annoncé aux Premières Assises de la Résistance chrétienne aux côtés de Bernard Antony, membre pendant plus de 20 ans du FN. ↩
Depuis quelques années, chaque rentrée voit les historiens de garde reprendre leur offensive contre l’histoire scolaire. Il y avait eu en 2010 une pétition adressée à Luc Chatel, « Notre histoire forge notre avenir », lancée à l’initiative de Dimitri Casali, et signée entre autres par Max Gallo, Stéphane Bern et Eric Zemmour ; la sortie en 2011 de L’Altermanuel d’histoire de France du même Casali, qui avait bénéficié d’un impressionnant relais médiatique ; puis en 2012 les dossiers du Figaro Magazine et du Figaro Histoire, ce dernier appelant ouvertement au retour du roman national à l’école…tout en faisant la promotion du dernier Casali, L’histoire de France interdite.
Cette année, l’offensive a été lancée sur deux fronts, et avec les méthodes bien connues des historiens de garde : tir de barrage médiatique, et enchaînement de contrevérités. Une fois encore, cela a coïncidé avec la sortie d’un ouvrage de Dimitri Casali, mais également avec une polémique (en grande partie fabriquée) sur l’allègement des programmes d’histoire en 3e et en Terminale.
CASALI ET LE « VIEILLARD PÉTAIN »
Dès le 2 septembre, Franck Ferrand a ouvert le feu en invitant Dimitri Casali dans son émission « Au cœur de l’histoire » (sur Europe 1), pour une véritable opération de communication ayant pour objet la réédition par Armand Colin du célèbre manuel Lavisse, « augmenté » par l’historockeur.
L’émission a surtout valu pour les propos de Casali et sa manière d’envisager l’histoire. Le début de l’intervention des deux hommes est consacré à la déploration du temps perdu de Lavisse, une époque où, selon les historiens de garde, les gens connaissaient mieux leurs leçons que maintenant :
Ce manuel [le Petit Lavisse] expliquait correctement 2000 ans d’histoire comme si un lien charnel reliait tous les Français entre eux et leur donnait envie de continuer ce lien.
L’histoire est donc assimilée à la célébration des liens charnels, voire sanguins, comme le prouve la suite de l’intervention de Dimitri Casali :
Lavisse fait appel aux sentiments, à l’émotion, c’est-à-dire que cette histoire, il s’agit de chair et de sang. Comme il dit, il s’agit de la chair de notre chair et du sang de notre sang. Quand il fait parler Jeanne d’Arc par exemple, il dit « Jeanne d’Arc a redonné courage à Charles VII, parce que cette petite paysanne avait compris que la France était un vieux pays, elle lui a parlé de saint Louis et de Charlemagne parce que cette fille du peuple savait que la France avait été grande. » C’est magnifique. Et ensuite, il donne des exemples. Moi-même, quand je parle du maréchal Pétain, j’ai expliqué qu’il avait 86 ans quand il prend… euh… quand il est nommé chef de l’État français, et 86 ans, c’est un naufrage.
On reconnaît bien ici la volonté des historiens de garde d’une histoire « incarnée ». Toutefois, le passage, cité in extenso (moins les interruptions de Franck Ferrand) mérite que l’on s’y attarde. Passer des liens du sang à Jeanne d’Arc est pour le moins déroutant. Mais c’est surtout l’allusion, dans la suite du discours, à Philippe Pétain qui interroge. On peut se demander ce qu’elle vient faire là, surtout que Dimitri Casali, sur une radio nationale, se contente tranquillement de reprendre la thèse du « détournement de vieillard » lancé notamment par les avocats du Maréchal lors de son procès en 1945 et repris par de Gaulle dans ses mémoires de guerre pour des raisons électoralistes. Depuis, nombre d’historiens ont montré que Pétain était pleinement conscient de ses actes et qu’il avait souvent impulsé la politique vichyste (notamment les lois antisémites). À force de vouloir promouvoir une légende dorée en lieu et place de l’histoire de France, Dimitri Casali en vient presque à réhabiliter des figures douteuses.
LE PETIT LAVISSE« CONFISQUÉ PAR CASALI »
Capable de publier au moins un livre par an (à l’instar d’autres historiens de garde comme Max Gallo), Dimitri Casali s’est attaqué cette année au célèbre Petit Lavisse, bénéficiant, et c’est là que le bât blesse, de l’aide des éditions Armand Colin.
Plusieurs voix se sont élevées contre cette réédition, et nous nous contenterons ici de les relayer et d’y renvoyer le lecteur pour plus de détails.
Sur le site Aggiornamento Hist-Géo1, Éric Fournier montre les « accents crypto-barrésiens » de l’introduction de l’ouvrage de Lavisse par Casali. Puis, dans la prolongation de Lavisse, une vision quelque peu tronquée de la Seconde Guerre mondiale, avec l’absence des termes « collaboration » et « collaborateurs » (on se rappelle de la timidité d’un Lorànt Deutsch à évoquer l’occupation dans Métronome, et sa réhabilitation, aux côtés de Patrick Buisson, de l’homme Céline) et l’insistance sur la sénilité de Pétain que nous avons évoquée plus haut. A l’instar d’un Jean Sévillia, l’un des historiens de garde les plus radicaux, Dimitri Casali se permet des allusions douteuses aux rapports entre la France et les musulmans. Il prend pour cela l’exemple de la guerre d’Algérie, et la volonté de De Gaulle d’accorder l’indépendance à l’Algérie à cause de l’impossibilité « d’intégrer les huit millions de musulmans algériens ». Pour citer Éric Fournier, Casali réduit donc la guerre d’Algérie à « une incompatibilité essentialisée entre les « musulmans » et la « communauté nationale » malgré tous ses efforts pour les intégrer ». Cela n’a rien d’anodin quand on sait que Casali est l’un des contributeurs réguliers du site extrême-droite Boulevard Voltaire, où l’on revendique fièrement son « islamophobie », et où un Jamel Debouzze est qualifié de « rat de Trappes »…
« LA RÉGRESSION ÉDITORIALE » D’ARMAND COLIN
Autre problème, et non des moindres : le rôle des éditions Armand Colin. C’est une « faute », selon Éric Fournier, d’avoir donné une légitimité à Casali. Nicolas Offenstadt parle lui de « régression éditoriale2 ». Si une réédition de Lavisse pouvait se justifier, pourquoi en confier les clés, et plus encore le prolongement, à quelqu’un comme Dimitri Casali ? Éric Fournier parle d’imprudence dans la démarche d’Armand Colin, mais on peut y voir également un cynisme opportuniste et s’interroger sur les liens entre les historiens de garde et une partie du monde éditorial. Si l’on ne peut guère s’étonner que les éditions Michel Lafont publient Métronome, il y a de quoi s’inquiéter quand Armand Colin, jusqu’ici éditeur sérieux d’ouvrages de sciences humaines, prenne le risque de se délégitimer en se mettant à son tour à relayer les travaux des historiens de garde.
LE PRÉTEXTE DE L’OFFENSIVE : L’ALLÈGEMENT DES PROGRAMMES
Marronnier des historiens de garde à chaque rentrée scolaire : les programmes. Cette année, le prétexte a été tout trouvé avec la décision du ministère de les alléger, notamment celui de 3e. Principale explication, une chute des résultats au DNB (le mythique Brevet des collèges) due à l’impossibilité de terminer les programmes, mais surtout à un choix de questions et de thèmes inique. Raison à peine évoquée par les médias…
Toutefois, ce qui nous intéresse ici, c’est la manière avec laquelle les historiens de garde et leurs relais médiatiques ont profité de cette décision pour asséner une nouvelle fois leur discours sur les errements d’une histoire scolaire dévoyée, avec le soi-disant abandon de la chronologie et la mise au placard des « grands hommes ».
POUR CASALI, UNE HISTOIRE PRISONNIÈRE DES « LOBBYS » ET DES « ANCIENS TROSKYSTES »
Pour commencer, Casali lui-même, sur le site Atlantico3, qui crie à la « supercherie » et au « bricolage », mais surtout pointe le rôle de « lobbys », coupables de remplacer les grands hommes et la chronologie (« grand-mère de l’Histoire ») par des « thématiques compassionnelles qui ont remplacé l’essence de l’Histoire ». De nouveau, il insiste sur Vichy, dont il juge qu’elle est représentée dans les programmes comme « une dictature de nature franco-française, déconnectée de l’Occupation allemande ». En plus des « lobbys », les coupables désignés sont les fameux « pédagogues » autour de Philippe Meirieu et des « anciens trotskystes », qui ont fait de l’histoire une « étude froide et atomisée ».
GALLO : « CLOVIS, SOCLE DE CONSTRUCTION DE LA NATION »
L’académicien Max Gallo, auteur du bréviaire des historiens de garde (L’Âme de la France : Une histoire de la Nation des origines à nos jours, Fayard, 2007), a lui aussi profité de la polémique pour revenir sur la prétendue disparition de la chronologie au profit d’une histoire thématique. Interviewé par Le Figaro (6 septembre 2013), il laisse croire qu’on n’apprend plus aux élèves à se repérer dans le temps, une contrevérité matraquée régulièrement par les historiens de garde. Mais il insiste surtout sur la nécessité, selon lui, d’un retour à l’histoire de France, car l’histoire serait d’abord « un enracinement ». Comme les autres historiens de garde, notamment Casali et Deutsch, Gallo déplore l’enseignement de l’histoire de l’Afrique (10% du programme d’histoire de 5e) au détriment de l’histoire de France. Il va encore plus loin en appelant à faire de Clovis « le socle de la construction de la nation pendant plusieurs siècles ».
Craint-il « le grand effacement », étape indispensable avant « le grand remplacement », comme s’en inquiète le site Boulevard Voltaire4.
LES CONTREVÉRITÉS DE FRANCK FERRAND
Parmi les réactions à cet allègement des programmes, on pourrait également citer Stéphane Bern (sur BFM TV. Il a également a reçu Dimitri Casali sur RTL), mais c’est l’attitude de Franck Ferrand qui est, sans surprise, la plus caractéristique des méthodes des historiens de garde.
C’est sur Europe 1 (chez Thomas Sotto), puis sur son site qu’il a réagi, par une chronique5 qui, à la fois ressasse les obsessions des historiens de garde, et glisse quelques contrevérités sur la réalité de ces allègements, pour une fois encore laisser croire que des sujets qu’il juge fondamentaux sont abandonnés.
En effet, Franck Ferrand prétend que « les chapitres de la mondialisation, de la construction européenne, du rôle du général de Gaulle en juin 1940 » ont été abandonnés… ce qui est totalement faux ! Pour les détails, nous renvoyons à la lettre ouverte de la forumeuse Al-Qalam sur le site Néoprofs6, où les réactions ont d’ailleurs été vives contre les contrevérités de Ferrand, tout comme ses curieuses méthodes de triage des commentaires gênants sur son site.
Sur son site, l’animateur revient une nouvelle fois sur « la mise hors-jeu de Jeanne d’Arc, de Louis XIV et de Napoléon » au profit du royaume de Monomotapa, et fait référence à une enquête très critiquée sur la baisse du niveau des élèves en histoire, l’expliquant par la perte d’une histoire incarnée et surtout de « repères chronologiques et biographiques ».
Dernier acte de l’offensive Ferrand, la victimisation. Comme il l’écrivait dans son Histoire interdite, Ferrand se veut le relais des petites gens, à qui on cache la vérité, et pour cela il prend des risques. Il a donc vu dans les critiques, notamment celles des enseignants en histoire du site Néoprofs, une violente « prise à parti » contre son « point de vue dissident sur l’école7 ».
Alors que les programmes d’histoire vont probablement être revus d’ici la fin de la mandature actuelle (la dernière version ne date que de 2008), on voit qu’il faut rester vigilant. Les historiens de garde, avec une réelle puissance médiatique, ne cessent d’attaquer les angles récents des programmes (qu’on peut évidemment discuter, mais pas forcément pour les mêmes raisons), réclamant de plus en plus ouvertement un retour à un certain roman national, fait de grands hommes et de chronologie, mais surtout libéré du prétendu danger d’une autre histoire, particulièrement celle venue « d’ailleurs ».
En attendant, on méditera sur l’une des sorties dont Dimitri Casali a le secret, qui nous éclairera peut-être sur le projet des historiens de garde pour le rôle de l’histoire à l’école :
Nous nous sommes nos ancêtres, dans le passé, et nous, et nous nous serons nos descendants dans le futur8.
Histoire biaisée
Métronome, l’ouvrage que le comédien Lorànt Deutsch a consacré à l’histoire de Paris (Michel Lafon, 2009), a connu un gros succès. Se voulant un « éclairage » historique, il enfile pourtant d’imprudentes affirmations et même de parfaites « contre-vérités », pointent les auteurs des Historiens de garde. Leur livre dégage les partis pris politiques à l’oeuvre (valorisation d’un passé idéalisé, célébration d’une prétendue « identité »), aidant à saisir, plus largement, la nature réactionnaire de certaines productions dites « historiques ». J. Cl.
Au-delà des critiques sur les erreurs historiques du livre Métronome de Lorànt Deutsch et de son arrière-fond royaliste, que nous avions déjà évoqué, les auteurs du livre Les historiens de garde, William Blanc, Aurore Chéry et Christophe Naudin, racontent comment l’acteur a réussi à séduire plusieurs médias et éviter les querelles historiques, en usant d’un champ sémantique bien particulier. Ainsi, Deutsch ne se revendique pas historien, il ne parle pas de faits historiques mais assure que son récit est « authentique et authentifié », termes relativement vagues, et invite le lecteur à une « balade » à travers l’histoire. Plutôt que d’un travail historique fondé sur une étude critique des documents, Deutsch préfère parler d’« éclairage », comme si l’histoire n’était qu’une question de point de vue. A charge pour ce royaliste de sélectionner les points de vue qui l’arrangent pour reconstruire un roman national.
« Les Historiens de garde » sort en librairie ce mercredi 27 mars. Le titre renvoie à ces figures médiatiques qui défendent, selon ce livre, une histoire orientée, tantôt nationaliste, tantôt royaliste, conservatrice voire réactionnaire, et des méthodes discutables quand elles ne sont pas franchement hasardeuses.
Ce sont pourtant ces « historiens de garde » qui dominent le traitement de l’Histoire dans le PAF, et notamment sur les chaînes publiques. Lorànt Deutsch n’est que le « poste avancé » d’un profond problème médiatique.
Doctorants et enseignants, les auteurs, William Blanc, Aurore Chéry et Christophe Naudin, soutenus par l’historien Nicolas Offenstadt qui a préfacé le livre, promeuvent au contraire une histoire ouverte sur le monde et les sociétés, qui ne s’arrête pas aux « grands hommes » et à la France.
Rappelant que l’histoire est à tout le monde, ils affirment qu’elle peut être pratiquée par des passionnés, des amateurs, mais ils préconisent la distanciation critique, la rigueur, la mesure du poids des mots et, surtout, l’étude des sources (les documents hérités des époques étudiées). Camille Pollet
En 2012, l’histoire de Paris selon Lorànt Deutsch avait suscité une polémique bien française. Trois historiens remettent le sujet sur la table dans un livre solidement argumenté.
Pour les auteurs, ces «historiens de garde» défendent trop souvent une vision réactionnaire et nostalgique de l’histoire, tout en avançant masqués quant à leurs motivations réelles. William Blanc, Aurore Chéry et Christophe Naudin n’hésitent pas à faire une comparaison audacieuse avec les sciences naturelles: « On peut comparer les historiens de garde et l’offensive créationniste touchant les sciences de la vie », écrivent-ils, page 225. Adrien Gaboulaud
C’est tout le problème que pose avec gravités les historiens critiques : comment résister aux dérives de l’histoire spectacle où la forme prime sur le fond, où la nostalgie d’un passé fantasmé occulte la complexité analytique […]. Au fond, l’alternative n’est pas entre histoire populaire et histoire universitaire, mais entre histoire falsifiée, identitaire, rétrograde, et l’histoire complexe, interrogée, critique. Jean-Marie Durand
Libération, le 4 avril 2013 :
Inaction de la presse d’opinion, collusion des télévisions ou complaisance des pouvoirs publics, le champ est libre pour ces historiens de garde et leur roman national, antirévolution, prochristianisme ou colonisation, écho soi-disant scientifique aux tendancieux concepts d’identité et de racines françaises. Les Historiens de garde, ou la brillante réplique, implacable, à une vague très actuelle, nostalgique […] et, surtout, insidieusement réactionnaire. C. G.
Les trois auteurs nous livrent ici une analyse minutieuse et implacable de toutes les affabulations et contre-vérités contenues dans le livre 1, dans sa version télé et dans le documentaire sur le Paris de Céline, fruit d’une collaboration entre Lorànt Deutsch et Patrick Buisson. Ils évoquent aussi les précurseurs de cette histoire travestie en grand roman national – comme Alain Decaux et André Castelot – et la «nouvelle garde» – comme Eric Zemmour ou Franck Ferrand. Véronique Soulé
Problème: le travail de l’acteur serait aussi peu rigoureux factuellement que politiquement orienté, à en croire «Les Historiens de garde», un essai qui vient de paraître (1). Rencontre avec deux de ses auteurs: Aurore Chéry, doctorante en histoire et spécialiste du XVIIIe siècle, et Christophe Naudin, professeur d’histoire-géographie et contributeur du site « Histoire pour tous ». William Irigoyen
Outre les arrangements avec la vérité, Lorànt Deutsch et ses camarades d’« histotainment » sont accusés d’être des «historiens de garde» (d’où le titre du livre) cherchant à imposer leur vision (dans Métronome, par exemple, le point de vue royaliste de Deutsch transparait clairement), et comparables à l’offensive créationniste touchant les sciences de la vie. Armelle Sémont
L’histoire de France racontée par Lorànt Deutsch a bénéficié d’un consensus médiatico-politique. Le comédien invente pourtant un roman national dont trois jeunes historiens pointent les dangers dans Les Historiens de garde. Marion Rousset
L’Humanité dimanche, le 18 avril 2013 :
Un collectif d’historiens fait le point, dans le livre « Historiens de garde », sur cette utilisation par le pouvoir de l’histoire à des fins politiques, et dénonce un discours dominant et très médiatique qui vise à fabriquer du récit romanesque pour créer de l’adhésion.
Le Nouvel Observateur, le 18 avril 2013 :
C’est une excellente lecture complémentaire. Tonique, musclée, documentée. Il n’y est pas seulement question des boulettes de Deutsch […]. Les trois jeunes historiens, qui ont eu l’abnégation d’éplucher ses oeuvres complètes, interviews comprises, dégagent clairement, sous un fatras d’images d’Épinal, une revendication politique, volontiers royaliste, qui fait la joie des groupuscules identitaires. Grégoire Leménager
Ses « travaux », si bâclés soient-ils, comme le démontrent les auteurs, ont en tout cas trouvé un écho favorable chez Patrick Buisson (leur complicité de vues les amènera à collaborer en 2012 à l’écriture d’un Paris de Céline), et, au-delà, chez un certain Nicolas Sarkozy. Rien d’étonnant, au vu de « l’étrange convergence au niveau politique et médiatique entre les tenants d’une privatisation à outrance du système d’éducation et ceux qui demandent un retour au roman national ». Grégory Marin
Il s’agit d’un travail très documentés de jeunes historiens critiques qui se proposent de démonter la vulgate propagée par les historiens gardien de la patrie et de l’ordre.
Dans un contexte de crise économique et politique tel que celui de la France en 2013, il est un devoir nécessaire de démonter une lecture et une diffusion de l’histoire qui serait un véritable instrument de propagande érigeant le conservatisme, le nationalisme, ou le retour à la morale comme les gardiens, les garants du ciment social. Un livre à mettre entre toutes les mains !
Lorsque Lorànt Deutsch décide de partager sa passion pour l’histoire en publiant Métronome, le succès éditorial est tel que le comédien en présente bientôt l’adaptation télévisée. Les journalistes saluent son triomphe ; les historiens se désintéressent de ce qui reste un ouvrage de vulgarisation. Aujourd’hui, trois d’entre eux lancent un pavé dans la mare, dénonçant à la fois le quasi-monopole des personnalités médiatiques dans la diffusion du savoir historique et l’idéologie réactionnaire défendue par ceux qu’ils nomment les « historiens de garde ». Maialen Berasategui
L’Histoire dévoyée, qui sert de sombres desseins, cela irrite Aurore Chery. Dans Les Historiens de garde, écrit à six mains, elle dénonce des pratiques que l’on retrouve par exemple dans Métronome, de Lorant Deutsch. Il y a Histoire et Histoire. L’une, factuelle, qu’il est sain d’enseigner et de connaître. L’autre, romancée, dévoyée, voire sciemment imaginée. Vincent Trimbour
Des historiens critiquent le projet de parc Napoléon. Porté par Yves Jégo, le projet est vivement critiqué par les auteurs du livre « Les historiens de garde » qui n’y voient qu’une démarche médiatique loin de toute notion pédagogique. Pierre Choisnet
Méfiez vous semblent dire les auteurs de ces faux historiens qui profitent de leur notoriété acquise dans d’autres domaines, pour promouvoir une histoire de France sujette à caution. Une histoire de France sous forme de récit où il y aurait des bons, des méchants et en toile de fond une France éternelle.
Une histoire prompte à enthousiasmer, à émouvoir mais prompte également à étouffer tout esprit critique. Régis Sully
Historia, juillet-août 2013 :
Historia propose, dans son numéro de juillet-août 2013, un débat autour du livre Les Historiens de garde. Du côté des « pour », Olivier Coquard note que « L’Histoire, pour certains, ne se discute pas : elle doit forger une identité nationale intangible, une continuité autour de la religion catholique. »
Du côté des « contre », Joëlle Chevé, si elle critique certains amalgames que nous aurions faits, elle salue néanmoins notre « courage » et constate que « l’Histoire n’est souvent qu’un divertissement soumis aux lois du marché, à la facilité racoleuse et à la déploration passéiste. » Un triste constat auquel nous nous associons.
Cerise sur le gâteau, la rédaction d’Historia, par la voix de Damien Choisiel, fait un sort en bas de page au dernier livre de Dimitri Casali, Les morts à la con de l’Histoire. Joëlle Chevé, en parlant de « facilité racoleuse », ne croyait pas si bien dire…
Interview de Christophe Naudin par Clémence Faber.
Lorànt Deutsch avoue adhérer à la théorie du choc des civilisations, la bataille de Poitiers servant son propos. Il critique les historiens qui ne voient pas dans cette bataille un tournant historique, alors que lui-même y voit le marqueur d’une opposition multiséculaire entre l’Islam et l’Occident. Ce type de discours est dangereusement proche de celui de l’extrême-droite, laquelle a fait de la bataille de Poitiers une référence idéologique.
Mais aujourd’hui, alors que les travaux n’ont pas encore commencé, certains dénoncent déjà un projet « qui utilise l’Histoire à des fins purement commerciales ». C’est le cas de trois historiens : William Blanc, Christophe Naudin et Aurore Chéry ont publié en mars dernier Les Historiens de garde. Faustine Calmel.
Les dossiers du Canard Enchaîné n°129, octobre 2013, p. 92-93 :
Justement, de jeunes historiens mal lunés veulent aujourd’hui rapprocher Lorànt Deutsch à Chevénement. Dans leur livre intitulé « Les historiens de garde » (Inculte essai, 2013), William Blanc, Aurore Chéry et Christophe Naudin évoquent l’ex-ministre de l’Éducation nationale et la « tentation d’une histoire officielle », déplorant que les programmes scolaires de l’école primaire n’aient pas fondamentalement changé « depuis le Lavisse républicain »; ce bon vieux manuel de la IIIe République, dont les auteurs rappellent la devise : « Tu dois amer la France; parce que la Nature l’a faite belle et parce que l’Histoire l’a faite grande. » Juste qu’à ce qu’on lui coupe la tête par les racines ? Cela prouve que le filon d’une histoire « identitaire » et nationaliste existe.
Notons que dans ce vaste dossier du Canard Enchaîné consacré aux « Nouveaux réacs » (et dans lequel deux pages sont consacrées à Lorànt Deutsch) figurent plusieurs personnalités ayant soutenu ou travaillé avec l’acteur, comme Patrick Buisson, mais aussi Éric Zemmour (proche du précédent. Voir p. 84 du dossier) et Éric Brunet.
Sur la couverture de Métronome, il se mettait en scène porteur d’une impressionnante pile de livres. Cette fois, il tient sa documentation à bras-le-corps (tout près de son cœur) et dévoile une bibliographie de sept pages. Pas assez rigoureux pour ses détracteurs, auteurs du livre Les Historiens de garde, et à l’origine, la semaine dernière, de l’article “Lorànt Deutsch et le mythe de l’invasion musulmane” sur le Huffington Post. En ligne de mire notamment, le chapitre sur la bataille de Poitiers proche, selon eux, du discours tenu à ce sujet par l’extrême droite. Diane Lisarelli.
Ces trois historiens sont William Blanc, Aurore Chéry et Christophe Naudin, les mêmes qui lui reprochaient, en 2010, l’approche historique du best-seller Métronome. Celui qui se dit plus « démocrate » que « royaliste », « de gauche » car colbertiste, serait, à lire ses contempteurs, dans la lignée de Jean Sévillia, journaliste-historien de droite pourfendeur de l' »historiquement correct » et, surtout, du maurrassien Patrick Buisson, ancien journaliste de Minute et directeur de la chaîne Histoire. Saïd Mahrane.
Après notre travail sur Métronome, il était tentant de vouloir passer à autre chose et d’éviter de devenir les spécialistes ès Lorànt Deutsch, tant les enjeux dépassent de loin ce personnage.
Pourtant, force est de constater qu’il est impossible, après une première lecture, de rester sans réaction, même si le livre tombe une nouvelle fois des mains, par son style, et surtout par un fond encore plus problématique que le précédent.
Nous avons donc choisi, pour cette première analyse critique du livre Hexagone, de nous concentrer sur le chapitre « Le Croissant et le Marteau » (p. 219-235), consacré à la bataille de Poitiers (celle de 732) qui, lui d’être un événement anodin, a été l’objet d’une de nombreuses récupérations politiques.
LA CONQUÊTE MUSULMANE SELON LORÀNT DEUSTCH : MASSACRES ET TRANSFORMATION DES LIEUX DE CULTE EN MOSQUÉES
Contrairement à Métronome, Lorànt Deutsch propose cette fois une bibliographie de quelques pages, assez pléthorique, dans laquelle les biographies tiennent une place importante, et où il n’est guère étonnant de croiser Jacques Bainville ou Pierre Gaxotte.
Pour la bataille de Poitiers, il semblerait que le comédien se soit essentiellement basé sur la biographie de Charles Martel par Jean Deviosse. Si l’édition indiquée date de 2006 (chez Tallandier), il faut savoir que les premières éditions de cet ouvrage datent de la fin des années 701. Un détail important car, depuis, les recherches historiques sur cet événement ont évolué.
Lorànt Deutsch présente ainsi le contexte dans lequel va se dérouler la célèbre bataille :
L’islam conquérant a quitté les terres désertiques d’Arabie pour se lancer à l’assaut du monde. Les Arabes – les Sarrasins, disent les chrétiens – ont occupé l’Espagne au nom d’Allah le Miséricordieux et, en vertu de la foi qui doit se propager partout, ils ont transformé églises et synagogues en mosquées. (p. 223)
Passons pour l’instant sur le style et le choix du vocabulaire, sur lesquels nous reviendrons. La présentation pose déjà quelques problèmes. Deutsch met l’accent sur le caractère religieux de cette expansion, alors que la réalité est un peu plus complexe. Les conquêtes avaient avant tout une dimension politique et impériale, qui plus est dans un contexte difficile pour les conquérants. Tout d’abord, la dynastie omeyyade commençait à connaître des difficultés dues à l’immensité des territoires conquis (elle est d’ailleurs renversée par les Abbassides moins de vingt ans après Poitiers) et, surtout, la conquête de la rive sud de la Méditerranée, du Maghreb puis de l’Espagne, s’est faite en plusieurs fois, entrecoupée de crises au sein de l’empire musulman, et de résistances (comme celle de la Kahina). Si l’avancée a été rapide pour l’époque, ce n’est pas tout à fait le rouleau-compresseur que nous présente Deutsch. Mais l’important pour le comédien est le caractère spectaculaire, et un sentiment de danger imminent venant de peuplades reculées, voulant effacer les autres religions que la leur.
Plus important en effet que les détails de la conquête musulmane, c’est la dimension religieuse, et les méthodes que le comédien attribue aux Arabes qui interpellent. Il les accuse d’avoir « transformé églises et synagogues en mosquées » (p. 223). Si effectivement il y a eu ce genre de décisions de la part des musulmans, l’un des aspects les plus fondamentaux, et ce sans l’idéaliser, est leur relative tolérance envers les chrétiens et les juifs. Ces derniers ont pu en général conserver leurs lieux de culte, et ils ont dû subir en échange le statut de dhimmi, basé essentiellement sur le paiement d’un impôt et la reconnaissance du pouvoir mis en place.
En Espagne, la conquête a été possible en partie grâce à l’alliance d’un chrétien, le comte Julien, avec les musulmans, contre le roi wisigoth Roderic (ou Rodrigue). La passivité de la population wisigothique, voire parfois le ralliement de certains habitants, auraient précipité la chute de la monarchie wisigothique. L’exemple du traité de Tudmir (714), signé entre un noble wisigoth et le futur gouverneur d’Al Andalus est à ce titre très parlant :
Au nom d’Allah le Miséricordieux (…). Écrit adressé à Tudmir b.’ Abdush (le noble wisigoth. NdA). Ce dernier obtient la paix et reçoit l’engagement, sous la garantie d’Allah et de son Prophète, qu’il ne sera rien changé à sa situation, ni à celle des siens. Que son droit de souveraineté ne lui sera pas contesté ; que ses sujets ne seront ni tués, ni réduits en captivité (…) qu’ils ne seront pas inquiétés dans la pratique de leur religion ; que leurs églises ne seront ni incendiées, ni dépouillées de leurs objets de culte2.
On est donc loin de la conquête violente et de la persécution religieuse…
Plus loin, Lorànt Deutsch enfonce le clou sur les méthodes de conquêtes des musulmans :
Franchissant les Pyrénées, Coran dans la main, cimeterre dans l’autre, ils ont envahi Narbonne et sa région, massacrant les défenseurs de la ville, envoyant femmes et enfants en esclavage, offrant terres et habitations à des milliers de familles musulmanes venues d’Afrique du Nord (p. 224).
Une fois encore, Deutsch veut insister sur la violence des conquérants. Or, il semble se baser sur L’Histoire Générale du Languedoc, ouvrage datant du XVIIIe siècle, et qui opposait la violence musulmane à la brillante résistance chrétienne. « Semble » car ce livre n’est pas cité dans sa bibliographie, et que Deutsch reprend à son compte et à sa façon le travail de Jean Deviosse sur Charles Martel. Pourtant, il aurait pu lire Philippe Sénac, qui affirme qu’il « est difficile de souscrire à cette opinion qui repose sur la volonté de valoriser la résistance chrétienne tout en noircissant l’adversaire3. » Une nouvelle fois, le comédien s’accommode des sources, les trie et leur fait dire ce qu’il veut bien qu’elles disent…
UNE RAZZIA OU UNE CONQUÊTE ?
Il semble également avoir fait son choix sur les raisons de l’incursion des Arabes en Aquitaine. Ainsi, méprisant les travaux les plus récents des historiens (on y reviendra), il affirme que le but des Arabes était bien de conquérir la Gaule :
La Gaule serait-elle à prendre elle-aussi ? (p. 224)
Deutsch parle plus loin d’une « population d’hommes, de femmes, d’enfants et d’esclaves pressés de prendre possession des futures terres occupées. » (p. 225) Les musulmans sont ainsi des « envahisseurs » (p. 228), une « population qui croyait pouvoir venir s’installer sur les riches terres de Francie » (p. 231).
Les raisons de l’attaque de l’Aquitaine par les Arabes font débat chez les historiens4. Il semblerait qu’aujourd’hui, la thèse d’une simple razzia (défendue notamment par Françoise Micheau), ou alors d’une razzia préparant éventuellement une conquête (Pierre Guichard), tiennent la corde. Mais les sources ne permettent en aucun cas d’être catégorique. Lorànt Deutsch, lui, en est certain. Il est pourtant faux d’affirmer, comme il le fait, que l’armée d’Abd al-Rahman était suivie d’une population entière prête à coloniser les terres conquises. Lors de leurs incursions en Septimanie, les Arabes ont pris des villes (comme Narbonne), y ont installé un gouverneur et une garnison, mais très rarement une population arabe ou berbère. Ceci expliquant en partie d’ailleurs leur tolérance envers les populations locales, et notamment leurs cultes : il est plus facile d’installer son pouvoir en ayant la population de son côté. C’est d’ailleurs comme cela que les Arabes ont procédé en Al Andalus. L’intention de Deutsch est évidemment de faire croire à une colonisation massive et programmée.
LA BATAILLE DE POITIERS : UNE CROISADE ?
La liste des erreurs et approximations historiques du comédien serait encore longue. Mais la plus frappante reste l’idée selon laquelle une partie de l’Occident se serait unifié sous la bannière de Charles pour vaincre le « déferlement sarrasin ».
Le chef franc [Charles Martel] doit, lui aussi, mobiliser une puissante armée. Les soldats d’Austrasie, bien qu’expérimentés et disciplinés, ne suffiront pas à contenir les houles musulmanes. Alors, Charles se hâte de conclure des accords avec tous les bouillonnants peuples germaniques, les Alamans, les Saxons, les Thuringiens. Il réunit ces guerriers sous la bannière du Christ, et si certains d’entre eux sont païens, ça ne fait rien ! (p. 225-226. Texte en gras souligné par nos soins.)
Le terme n’est pas employé, mais difficile d’y voir autre chose qu’une allusion à la croisade, notamment quand Deutsch emploie « la bannière du Christ ». Une croisade bien œcuménique, puisqu’elle accepte les païens (en voie de christianisation quand même…). Or, l’idée de guerre sainte et de croisade en Occident date des Xe et XIe siècles. Elle est l’aboutissement d’un long processus spécifique au christianisme latin qui aboutira, notamment, à la création des ordres militaires (Templiers, Hospitaliers)5. Rien de tel au VIIIe siècle lors de la bataille de Poitiers où l’aspect politique de l’affrontement est au moins aussi important que la dimension religieuse.
« LA CHEVAUCHÉE SANGLANTE DES CHRÉTIENS VICTORIEUX »
Après avoir étudié quelques exemples des problèmes historiques que posent les choix de Deutsch, il est temps de s’attarder sur le vocabulaire qu’il choisit. En effet, l’emploi de certains mots et expressions laisse sans voix tant le comédien va loin dans l’image de la menace violente du musulman.
Nous avons déjà évoqué son usage systématique des termes « massacres », « pillages », ou de l’insistance sur la réduction en esclavage des populations conquises, et la destruction des lieux de culte (« les troupes de l’islam […] se contentent d’incendier la basilique Saint-Hilaire », p. 228). Mais les termes utilisés pour parler du nombre et des Arabes (ou Sarrasins, Berbères, musulmans…) laissent encore pantois ; ainsi, les « envahisseurs » forment une « masse immense » (p. 225), une « horde » (p. 225), un « déferlement sarrasin » (p. 225), des « houles musulmanes » qu’il s’agit de « contenir » (p 226) !
A l’inverse, Lorànt Deutsch insiste sur la piété des adversaires des musulmans, et sur l’importance des lieux sacrés menacés. Le duc Eudes est par exemple représenté comme une sorte de pacifiste (ayant tout de même un « intérêt particulier » à l’arrêt des combats), « [prônant] avec passion la grande fraternité universelle, l’amitié entre les enfants du Christ et ceux d’Allah […] », et il envoie une ambassade de paix. Mal lui en prend, l’ennemi est versatile : l’allié Munuza étant tué par le nouvel émir d’Al Andalus, « la stratégie pacifique du duc Eudes avait donc mené […] à l’impasse politique » (p. 225). La fille d’Eudes, quant à elle, est quasiment canonisée :
À Toulouse, la jeune fille pleura beaucoup, mais se résigna finalement à accomplir ces deux actes pieux : obéir à son père et sauver son pays. Une dernière fois, elle alla prier à la basilique Saint-Sernin, et prit congé des bons paroissiens qui l’avaient accompagnée. (p. 224)
L’ombre divine n’est jamais très loin avec Lorànt Deutsch, et pas seulement derrière « la bannière du Christ ». L’émir andalou n’a pas pu entrer dans Poitiers ? « La chrétienté est sauvegardée » (p. 229). Dieu probablement aussi derrière la victoire de Poitiers, cette « chevauchée sanglante des chrétiens victorieux » (p. 231) contre l’armée musulmane et « cette population qui croyait pouvoir venir s’installer sur les riches terres de Francie » (p. 231)…
Une opposition religieuse que Lorànt Deutsch assume dans sa conclusion sur la bataille, une partie qui tranche véritablement avec Métronome.
LORÀNT DEUTSCH ET LE « CHOC DES CIVILISATIONS »
Si dans Métronome, Lorànt Deutsch restait relativement timide, ou flou, sur ses choix idéologiques et sur les raisons de raconter une telle histoire, la polémique de 2012/2013 a permis d’y voir un peu plus clair. Sa proximité avec Patrick Buisson (même si le comédien a essayé de faire croire qu’il ignorait qui était vraiment l’ancien journaliste d’extrême droite), son monarchisme militant, sa critique ouverte des programmes scolaires ont éclaté au grand jour.
Avec Hexagone, il va plus loin encore. Certaines expressions choisies interpellent sur de possibles parallèles contemporains.
… des milliers de familles musulmanes venues d’Afrique du Nord (p. 224)
… toute cette population qui croyait pouvoir venir s’installer sur les riches terres de Francie. (p. 231)
Lorànt Deutsch ignore-t-il cela, comme il a prétendu ignorer qui était vraiment Patrick Buisson ? Est-il prêt à être soutenu, une nouvelle fois, par les identitaires, comme cela était arrivé en juillet 2012, à son corps défendant ? En adoptant cette approche et ce vocabulaire, on peut se poser la question…
Plus loin, il assume en revanche totalement un choix idéologique :
Je le sais bien, la bataille de Poitiers, le Croissant contre la Croix, l’union sacrée des chrétiens et des païens contre l’envahisseur musulman dérangent le politiquement correct. On voudrait une lutte moins frontale, davantage de rondeurs, un christianisme plus mesuré, un islam plus modéré… Alors pour nier ce choc des civilisations6, certains historiens ont limité la portée de la bataille remportée par Charles Martel. Mais non, disent-ils, on ne peut pas parler d’une invasion, ce fut à peine une incursion, une razzia destinée à dérober quelques bijoux et à enlever les plus girondes des Aquitaines. Charles Martel s’est énervé un peu vite, il aurait dû attendre quelques semaines et les Arabes seraient sagement rentrés chez eux, en Espagne. (p .232. Texte souligné par nos soins)
Caricaturant avec ironie et un grand mépris la position scientifique d’historiens dont il ne cite même pas le nom (y compris dans la bibliographie), il fait sienne la théorie du choc des civilisations, après avoir défendu celle – tout autant marquée idéologiquement – du « génocide » vendéen7.
On connaît aujourd’hui l’ambiance pesante qui règne en France, notamment une montée de l’islamophobie qu’il serait difficile de nier. On peut dès lors s’inquiéter qu’une célébrité comme Lorànt Deutsch semble reprendre à son compte une version pour le moins problématique de la bataille de Poitiers, en particulier la manière avec laquelle il la raconte.
Alors que Dimitri Casali nous a gratifiés de son Lavisse augmenté, que Franck Ferrand a enchaîné les contrevérités sur les programmes scolaires, que le prochain Jean Sévillia ne va pas tarder à être publié, la sortie de Hexagone, et les angles choisis par son auteur, montrent bien que l’offensive des historiens de garde n’a pas cessé, bien au contraire. Il est de la responsabilité des médias, et pas seulement d’eux, d’apporter un véritable regard critique sur ces usages publics de l’histoire.
Christophe Naudin
BIBLIO-VIDÉOGRAPHIE
Pour un article de synthèse facile d’accès, on regardera F. Micheau, « 732, Charles Martel, chefs des Francs, gagne sur les Arabes la bataille de Poitiers », dans A. Corbin (dir.) 1515 et les grandes dates de l’histoire de France, Seuil, 2005, p. 34-38.
Pour une synthèse de la critique de la théorie du choc des civilisations, on regardera avec intérêt cette émission du Dessous des cartes datée de 2002 :
J. Deviosse, Charles Martel, éditions Tallandier, 1978 (réimpr. 2006). ↩
Cité par B. Foulon, E. Tixier du Mesnil, Al-Andalus. Anthologie, Flammarion, 2009, p. 42 ↩
P. Sénac, Les Carolingiens et al-Andalus (VIIIe-IXe siècles), Maisonneuve & Larose, 2002, p. 16 ↩
Le médiéviste Henri Pirenne, dans les années 30, pensais déjà que la bataille de Poitiers n’était qu’une razzia. « Cette bataille n’a pas l’importance qu’on lui attribue. Elle n’est pas comparable à la victoire remportée sur Attila. Elle marque la fin d’un raid, mais n’arrête rien en réalité. Si Charles avait été vaincu, il n’en serait résulté qu’un pillage plus considérable. » H. Pirenne, Mahomet et Charlemagne, Alcan, 1937, p. 136 ↩
Voir à ce sujet J. Fiori, La Guerre sainte La formation de l’idée de croisade dans l’Occident chrétien, Aubier, 2001 ↩
Cette nouvelle rentrée a été très chargée sur le plan médiatique pour nos historiens de garde. Évidemment, la sortie du nouvel opus de Lorànt Deutsch, Hexagone (Michel Lafon), a accaparé une bonne part de l’attention, mais il ne faut pas oublier qu’elle venait après celle du Lavisse augmenté de Dimitri Casali (Armand Colin), et en même temps que le nouveau Jean Sévillia, Une histoire passionnée de la France (Perrin). Cette offensive a d’abord été menée de concert entre historiens de garde, Deutsch partageant une interview avec Jean Sévillia dans le Figaro, Dimitri Casali étant invité par Franck Ferrand et Stéphane Bern, qui offrira également tribune au comédien. Plus intéressant encore, la réception médiatique de ces livres, et surtout la façon avec laquelle les principaux médias ont relayé et commenté les critiques contre les historiens de garde, notamment la polémique sur Lorànt Deutsch et sa façon de présenter la bataille de Poitiers. Où l’on a vu un fort contraste entre internet et les mass médias.
SOLIDARITÉ ENTRE HISTORIENS DE GARDE
Nous avons développé précédemment la façon avec laquelle les historiens de garde se sont soutenus mutuellement en septembre, à l’occasion de la sortie du dernier Dimitri Casali, puis avec les contrevérités d’un Franck Ferrand ou d’un Stéphane Bern sur les allégements des programmes d’histoire.
Cette complicité s’est logiquement confirmée avec la sortie du livre de Lorànt Deutsch, Hexagone. S’il n’a pas été (encore) invité chez Franck Ferrand, le comédien a eu en revanche l’oreille et les compliments de Stéphane Bern (« À la bonne heure », RTL, 3 octobre 2013), tutoiements à l’appui, et soutien entre royalistes affirmé.
Franck Ferrand, à son tour, a apporté son soutien à Lorànt Deutsch au sujet de la bataille de Poitiers, affirmant :
Entre Nasr E. Boutamina qui affirme que la bataille n’est qu’un mythe, et Lorànt Deutsch qui défend sa réalité, tout en relativisant ses conséquences [NDA : notons que jamais le comédien ne « relativise » les conséquences de la bataille, bien au contraire], j’aurais tendance, pour ma part, à pencher du côté du second1.
En revanche, Lorànt Deutsch ne s’attendait pas forcément à avoir le soutien d’un autre historien de garde que nous évoquons dans notre livre, Éric Zemmour. Répondant au journaliste Laurent Bazin, qui lui demande « A qui la faute de la montée du FN ? », l’éditorialiste plaint « le pauvre Lorànt Deutsch » au bout d’une tirade dont il a le secret, et qui n’a rien d’anodine :
Les journaux cachent désormais les patronymes des délinquants […] D’autres professionnels patentés des droits de l’Homme expliquent doctement que c’est la faute au 11 septembre, et des historiens mettent au pilori le pauvre Lorànt Deutsch qui dans son dernier livre décrit la bataille de Poitiers en 732 avec des Sarrasins pillards et massacreurs. Il est bien connu que l’Islam a conquis alors la moitié de la planète (sic) en jetant des roses sur les populations énamourées2.
Que les historiens de garde se soutiennent et s’invitent les uns les autres n’est pas une surprise. En revanche, difficile de ne pas s’inquiéter de la façon avec laquelle les autres médias, et plus particulièrement la télévision et la radio, ont commenté la polémique sur la bataille de Poitiers, et donné à Lorànt Deutsch une tribune ouverte sans quasiment aucun avis contradictoire.
L’OFFENSIVE MÉDIATIQUE DE LORÀNT DEUTSCH
L’offensive médiatique de Lorànt Deutsch était programmée, et il est permis de penser que, sans « l’affaire bataille de Poitiers », le comédien aurait une nouvelle fois pu dérouler son discours sans aucune relance ou question gênante. Dans les deux semaines suivant la sortie de Hexagone, seul internet a accueilli les critiques du livre de l’acteur à travers une tribune dans le Huffington Post, un article de fond sur notre site (prolongeant seulement le papier paru sur le Huff), et une interview sur Bibliobs ont été publiés. Le comédien, lui, a pu faire la promotion de son livre, et asséner ses mensonges (notamment sur le prétendu engagement politique de ceux qui le critiquent) sur une batterie impressionnante de médias : Le Figaro, France Info, France Inter, RTL, Europe 1, France 5, France 2, Canal Plus, sans parler de la dépêche AFP reproduisant son discours qui a fait le tour des sites internet des journaux comme Le Point ou L’Express. Il a été également ouvertement défendu par des médias internet, comme les sites Atlantico.fr, Causeur.fr, et le très droitier Bdvoltaire.fr ou dans les pages du journal Valeurs Actuelles. Le site du magazine Historia s’est même fendu d’un curieux article (signé Vincent Mottez), qui prétendait chercher les erreurs reprochées à Deutsch dans Hexagone, alors que cela n’est en rien le fond des critiques…
LES CHIENS DE GARDE À LA RESCOUSSE DE L’HISTORIEN DE GARDE
Lorànt Deutsch a globalement choisi quatre stratégies pour répondre :
Affirmer que ceux qui le critiquent sont une poignée de militants politiques encartés au Front de Gauche, manipulés ou envoyés par Alexis Corbière. Ils sont aussi jaloux et veulent se faire connaître.
Continuer à jouer sur la confusion conteur/historien/relais d’historiens, tout en affirmant son amour de la France et son impératif de transmission de l’histoire.
Refuser de se présenter comme militant ou idéologue, tout en faisant régulièrement l’apologie de la monarchie, défendant une vision de l’histoire de France qui n’a rien de « neutre ».
Une façon ambiguë d’assumer son point de vue sur la bataille de Poitiers, se réfugiant derrière « des historiens » (un en fait, Jean Deviosse, dont il simplifie la thèse), tout en déclarant qu’on ne le critique que sur une page du livre (seize en fait, en attendant la suite).
Pour dérouler son discours, Lorànt Deutsch a une méthode bien à lui : il assomme son interlocuteur de son débit rapide (censé montrer sa « passion »), n’hésite pas à dire tout et son contraire dans la même phrase (voire à nier des choses qu’il affirme dans son livre) ou d’une émission à l’autre, tout en distillant ses vérités de façon régulière. Une impression de confusion, trompeuse au final. Car l’essentiel est là, il a fait passer ce qu’il voulait dire, sur ceux qui l’attaquent tout comme sur sa vision de l’histoire et de la France.
Il peut compter pour cela sur certains journalistes ou animateurs, passifs, maladroits, quand ils ne sont pas carrément complices. Et qui parfois le défendent sans même l’inviter, empruntant ses arguments mot pour mot3. Aucun, par exemple, ne lui a demandé d’où sortait-il l’information selon laquelle les historiens qui l’attaquent sont d’extrême gauche. Aucun n’est venu vérifier auprès des intéressés. Quand, dans une émission, il se dit « historien », mais pas « universitaire » (et l’on sait le mépris qu’il a des universitaires, sauf évidemment pour les prendre comme caution quand ça l’arrange), et dans l’autre il affirme au contraire qu’il n’est « pas historien », mais « conteur », aucun journaliste ou animateur n’est là pour pointer la contradiction et lui demander un éclaircissement. Quand il refuse d’être montré comme un militant royaliste, mais qu’il enchaîne par une apologie des plus grandes démocraties européennes, « comme par hasard toutes des monarchies constitutionnelles », il n’a face à lui que sourires béats. Enfin, alors qu’il prétend parler de la bataille de Poitiers dans une seule page de son livre, et s’appuyer sur des travaux d’historiens, on cherche les précisions des animateurs (seulement une page ? Quels historiens ?), et les relances sur son adhésion à la théorie du choc des civilisations (qu’il nie sur France 2…). Évidemment, ne demandons pas à ces grands professionnels de relever les énormités historiques qu’il enchaîne à chaque émission, comme récemment l’origine du mot sans-culotte ou « Tours et Poitiers phares de la religion chrétienne » chez Ardisson sur Canal Plus, après le non moins fameux « Clovis athée » d’avril 2012 sur France Inter…
Trois émissions ont été symptomatiques de ce traitement biaisé. Sur France 5 (chaine de la version télévisée du Métronome, ceci expliquant peut-être cela), dans le « C à vous » d’Anne-Sophie Lapix, ancienne journaliste devenue animatrice people ; sur France Info ensuite, chez Bernard Thomasson, où nous avons eu droit de poser une question (mais relayée, mal, par l’animateur), à laquelle Deutsch n’a pas répondu, sans que l’animateur ne le relance ; enfin, sur France 2, chez Laurent Ruquier, probablement l’épisode le plus éclatant de cette collusion entre chiens et historiens de garde. Nous renvoyons au remarquable article de Damien Boone sur Médiapart pour une analyse complète de l’émission, mais pour résumer on peut dire que les rôles ont été bien tenus : Natacha Polony a logiquement soutenu le comédien, malgré quelques réserves ; Aymeric Caron l’a assez vertement critiqué, mais avec un manque flagrant de munitions ; quant à Laurent Ruquier, il a fait preuve d’une complicité people que même Maïtena Biraben n’avait pas osée !
INTERNET, LES GUIGNOLS… QUELQUES ESPACES CRITIQUES
Le contraste a été flagrant dans le traitement de cette polémique entre les mass médias (télévision, y compris voire surtout publique, et principales radios) et internet. C’est en effet sur le web, et particulièrement sur les réseaux sociaux, que les articles critiques ont énormément circulé, avec le lot habituel de trolls et de tweets outranciers bien entendu. C’est aussi sur le net que les soutiens politiques à Deutsch, notamment ceux venant des Identitaires et de l’extrême droite, ont été le plus clairement affirmés. Reste qu’il est bien difficile de jauger l’impact réel d’internet sur le grand public, surtout en comparaison avec la télévision, et dans une moindre mesure la radio. Le web reste probablement une niche (en désordre qui plus est), quoi qu’on en dise, et si la télévision y puise certains de ses sujets, en particulier les polémiques, elle les passe au tamis pour le plus souvent purger ce qui pourrait menacer le discours dominant. Et c’est elle qui continue de toucher le plus grand nombre. Notons tout de même l’excellent reportage de France 3Poitou-Charentes, qui a donné la parole à un historien local critiquant Deutsch, et fait le parallèle avec l’occupation de la mosquée de la ville par les Identitaires…
Quelques relais aux critiques sont cependant passés çà et là, permettant de sortir de l’omniprésence du discours unique de Deutsch et des autres historiens de garde. En premier lieu, sur France Culture, dans « La Fabrique de l’Histoire », et au « Grain à Moudre », où Aurore Chéry a pu s’exprimer, certes face à un historien de garde, Jean Sévillia, bien timide et loin d’assumer ses écrits ce jour-là. Sur France Inter, Guillaume Erner n’a pas invité d’historien pour parler de vulgarisation de l’histoire (Lorànt Deutsch aurait semble-t-il refusé de se retrouver face à certains d’entre eux…), mais le comédien a dû faire face à un François Reynaert sans aucune complaisance à son égard. Sur la radio Le Mouv’, au tout début de la polémique, l’animateur Thomas Rozec s’est fendu d’un édito assez cinglant et ironique.
Parmi les journaux, on peut citer Les Inrocks, ou Télérama, jusque-là hors de la polémique, qui a publié un décadrage peu aimable envers le comédien, même s’il relativise la pertinence des critiques à son égard. Le magazine Marianne a également critiqué l’angle choisi par Deutsch dans son livre. Et des journaux locaux (comme L’indépendant) ont dénoncé la façon avec laquelle le comédien traite de la bataille de Poitiers.
Enfin, et cela n’a certainement rien d’anodin, « Les Guignols de l’Info » se sont intéressés à cette histoire. Déjà, au printemps dernier, ils avaient diffusé quelques sketches se moquant du tout commercial de Métronome (le GPS Métronome, le Monopoly Métronome,…) et du côté « vieux jeune » de Deutsch. Ils ont franchi un cap avec « L’histoire par un Nul : 2000 d’archives revisitées en 2 jours d’écriture », sketch décliné plusieurs fois (et ce n’est sûrement pas fini).
Le bilan médiatique de cette rentrée des historiens de garde pourrait donc se résumer ainsi : ils gardent leur puissance de feu médiatique grâce aux chiens de garde, en tenant toujours l’essentiel des mass médias. Mais, quand on parvient à déclencher un contre-feu plutôt que de rester spectateur ou de refuser d’entrer dans le jeu médiatique, le relais se fait, principalement sur internet, et parvient peu à peu à infuser. Il est encore trop tôt, cependant, pour savoir quel sera le véritable impact de cette polémique. Et Hexagone sera certainement l’un des livres les plus offerts durant les fêtes, une fois de plus. Les gens en sauront en revanche un peu plus sur la nature de son propos et sur les buts de son auteur.
LES SOUTIENS POLITIQUES : UN PEU PLUS LOIN SUR LA DROITE
Du côté des politiques, les plus en vue qui avait soutenu Lorànt Deutsch et son Métronome, comme Bertrand Delanoë ou Robert Hue, se sont montré discrets. Seuls se sont exprimés, tout comme lors de la polémique de juillet 2012 à la mairie de Paris, nombres de groupes d’extrême droite, et non des moindres, pour défendre le contenu d’Hexagone.
C’est sur twitter que les soutiens se sont affichés le plus clairement. Ainsi, Fabrice Robert, président du Bloc Identitaire jadis condamné pour négationnisme, s’est-il changé en véritable VRP d’Hexagone dès sa sortie, le 30 septembre 2013, en déclarant : « Les biens-pensants ne l’aiment pas. Procurez-vous vite Hexagone, le dernier livre de Lorànt Deutsch. »
Propos immédiatement repris par Guillaume Delefosse, responsable local cannois du Bloc Identitaire, preuve que le soutien au livre de Lorànt Deutsch n’est pas la lubie d’un membre, mais bien d’une stratégie bien définie d’un groupe politique qui n’avait pas hésité à reprendre les inventions de l’acteur quant à la cathédrale souterraine fondée par saint Denis4.
Mais la réaction la plus instructive reste celle de Karim Ouchikh, conseiller de Marine Le Pen à la Culture, à la Francophonie et à la Liberté d’expression6 qui, a travers son compte Twitter, le 14 octobre 2013, plaint un Lorànt Deutsch « encore victime de la détestable pensée unique. »
Karim Ouchikh est une des rares figures lepénistes à s’exprimer régulièrement sur l’Histoire et à ébaucher un semblant de discours sur la discipline et son enseignement. Ainsi, le 27 décembre 2012, déplorant l’arrêt du projet de Maison de l’Histoire de France initié par Nicolas Sarkozy, écrit-il sur le site officiel du Front National que :
La France a besoin de ressouder nos compatriotes, si désemparés par ces temps de crise, autour d’un roman national fédérateur, d’une histoire qui tourne le dos aux innombrables accès de repentance qui contaminent tant les discours officiels actuels, d’un récit passionné dont le contenu éminent ne se confondrait pas avec les disciplines historiques scientifiques qui doivent être sanctuarisées.
On l’aura compris, dans l’esprit de Karim Ouchikh, les disciplines historiques doivent être sanctuarisées, c’est-à-dire réservées à une petite élite ghettoïsée. Le reste de la population aura, quant à lui, accès un roman national défini comme un « récit passionné » s’opposant (« qui ne se confondrait pas ») avec l’histoire scientifique. Bref, un récit identitaire et passionnel, faisant peu de cas de la nuance scientifique, cher à l’ensemble des historiens de garde, Lorànt Deutsch compris7.
Si elle veut défendre et faire partager son modèle de civilisation, la France ne fera pas l’économie, ensuite, d’un examen de conscience authentique, ce qui la conduira à discerner et à assumer politiquement les traits profonds de son identité. Chacun devra reconnaître ainsi que le modèle singulier de notre pays repose sur quelques caractères intangibles, encore vivaces, que nul ne saurait lui discuter : un héritage historique indivis qui comporte une dimension chrétienne prééminente ; l’unité sourcilleuse d’un territoire dont la cohérence géographique se conjugue à la diversité de ses terroirs ; le poids déterminant d’un État puissant qui assume pleinement sa fonction régulatrice.
L’Histoire, selon le conseiller de Marine Le Pen, n’est qu’une manière de prôner le retour à une société chrétienne :
En somme, dans la compréhension du modèle de civilisation de la France, – l’« être français » en quelque sorte – l’affirmation de la prééminence de l’identité chrétienne de notre pays me paraît centrale, ce qui n’est en rien inconciliable avec le principe de laïcité qui impose aux pouvoirs publics une obligation de neutralité à l’égard des religions : dès lors, si les religions demeurent égales en droit, d’un point de vue strictement réglementaire, elles ne sauraient l’être en réalité dans l’esprit des Français, au regard de la mémoire de notre pays…
Karim Ouchikh prône ainsi la célébration d’une France par essence chrétienne8. Ce discours n’est pas sans rappeler les propos de nombre d’historiens de garde, de Max Gallo à Lorànt Deutsch, qui affirmait ainsi en juillet 2012 que « la religion est le creuset de notre identité »9.
Si Lorànt Deutsch n’est ni adhérent au Front National ou au Bloc Identitaire, remarquons pour conclure, que ces derniers ne récupèrent pas l’acteur insidieusement, en détournant un propos malencontreux. Ils se reconnaissent au contraire dans son récit mythifié et identitaire d’une France éternelle qui fait avancer, grâce à la complicité ou à la passivité de la très grande majorité des médias audiovisuels, les idées d’une extrême droite décomplexée.
Rappelons au passage que, pour beaucoup de cadre frontiste, la « liberté d’expression » passe par l’abolition des lois mémorielle, notamment celles concernant la Shoah. ↩
Caractéristique que chaque Français se devrait de reconnaître dans son « esprit » (est-ce à dire que ceux qui ne se reconnaîtraient pas dans ce christianisme historique seraient de mauvais citoyens ?) ↩
C’est à un oublié du livre Les Historiens de garde qu’il faut rendre justice1. Auteur de nombreux romans historiques (qu’il nomme des « romans-histoire ») et biographies romancés (deux tétralogies consacrées à Napoléon – 1997 – et à De Gaulle – 1998 -), Max Gallo va, surtout à partir de 2006, entamer une véritable production historique en sortant du roman et en produisant deux ouvrages : L’Âme de la France, sous-titré Une histoire de la Nation des origines à nos jours (2007) et un Dictionnaire amoureux de l’histoire de France (2011), auxquels il faut ajouter un livre d’entretiens avec Paul-François Paoli, Histoires particulières (2009) où il mêle son propre storytelling à sa vision de l’histoire de France. L’Âme de la France nous semble être un ouvrage essentiel. Précédant de quelques années la vague, incessante depuis, de livres écrits par des historiens de garde2, il les annonce en grande partie. Il est à ce titre un livre-programme dans tous les sens du terme, un programme que l’académicien précisera à la sortie de son Dictionnaire amoureux : « Mon travail, c’est de ranimer le roman national français. »3. Certes. Mais de quel roman national parle-t-on ? Et surtout, sur quoi l’appuie-t-il ?
UNE HISTOIRE STROMBOSCOPE
Force est de constater que les travaux de Max Gallo ressemblent plus à une longue litanie de maximes et d’aphorismes réunis en paragraphes très courts qu’à un texte d’analyse. Ses conclusions, qu’il lance à la cantonade, ne s’appuient souvent sur rien.
Héloise et Abélard vont au bout de l’amour courtois, emportés par leur passion amoureuse.
Ils ne sont pas enfermés dans et par leur amour.
Ils sont dans la société.
[…]
Ainsi, dans ce XIIe siècle, commencent à surgir les traits qui caractériseront la France. La femme, l’amour y jouent un rôle majeur.
En 1180, quelques années après la mort d’Héloïse, Philippe Auguste devient roi de France. Avec lui, à la bataille de Bouvines, le dimanche 27 juillet 1214, la « nation » française s’affirme face aux féodaux, à l’empereur germanique, au roi d’Angleterre.
Les étudiants de Paris, qui avaient aimé Abélard, rêvé d’Héloïse, dansent et chantent plusieurs jours pour célébrer le dimanche de Bouvines.
La France prend âme et corps4.
On le voit, la prose stroboscopique de l’académicien mêle, dans le désordre, des phrases dépourvues de sens (« Ils sont dans la société »), lie personnages et événements qui n’ont pas grand chose à voir entre eux (Héloïse et Abélard et la victoire de Bouvines), et jette des analyses toutes faites (transformer Héloïse en exemple des libertés féminines qui caractériseraient la France est, au mieux, une mauvaise blague5). Une manière d’écrire qui empêche tout recul, tout analyse, qui ne laisse pas le lecteur « respirer » mais, au contraire, l’entraîne dans un sorte de scansion patriotique, que l’académicien appuie sur des citations, généralement de grands hommes, placées le plus souvent dans le désordre le plus affolant, et évidemment, sans aucune référence bibliographique. Ainsi, pour illustrer des exemple d’amour de la France, place-t-il, juste après des citations de Simone Weil, Charles de Gaulle et de Louis Aragon, un extrait deLa Chanson de Roland (qui, selon lui, « raconte l’histoire de Roland »6). Pour lui, le simple fait que l’expression « douce France » apparaisse plusieurs fois dans ce texte serait la preuve de l’existence d’un sentiment patriotique dès le XIe siècle7.
Le travail de l’académicien n’étant pas de faire de l’histoire, donc d’analyser le texte, mais de « promouvoir le roman national », il lui aura certainement échappé que le terme « France », au XIe siècle, ne désigne pas la même chose qu’aujourd’hui et, surtout, que le fait d’employer l’adjectif « doux » pour décrire une région ne veut pas dire que son auteur éprouve un sentiment d’attachement patriotique à son égard. Mais passons…
L’iconographie semble au contraire très sobre. Ainsi, les illustrations intérieures du Dictionnaire amoureux... (nous parlerons des couvertures de L’âme de la France plus tard) sont en noir et blanc et couvrent peu d’espace. Mais force est de constater que le choix (de l’auteur ? de l’éditeur ? Des deux ?) s’est porté, non pas sur une imagerie récente pouvant renouveler les représentations des sujets traités, mais plutôt sur des oeuvres très datées, plongeant le lecteur dans une culture visuelle reconnue et rassurante. Pour illustrer l’article « Alésia » du Dictionnaire amoureux…, le dessinateur Alain Bouldouyre s’est ainsi contenté (p. 24) de recopier le Vercingétorix jette ses armes aux pieds de Jules César (1899) de Lionel Royer, peintre d’histoire pompier et qui propos une vision pour le moins héroïque de l’événement, bien loin de ce qu’il a pu être dans la réalité8.
Le même recyclage iconographique s’opère pour l’image illustrant la bataille de Bouvines9, qui ne fait que reprendre la peinture d’Horace Vernet (1789-1863) sur le sujet.
Grands textes et images d’Épinal constituent les moyens du programme de Max Gallo. Voyons maintenant son contenu.
UN LIVRE-PROGRAMME
Pour l’académicien, le terme de programme prend plusieurs sens. Évidemment, il critique, comme les autres historiens de garde, les programmes scolaires d’histoire et réaffirme que l’objet principal de cette matière doit être « l’enracinement. »10 fondé sur une « chronologie » (comprendre des grandes dates glorieuses) :
Les repères chronologiques se sont dissous dans un magma où a sombré aussi l’histoire de France. Et on n’a pas donné pour autant « le goût » de l’histoire mondiale, sociale ou économique. Reste l’ignorance11.
Mais cette critique se fait jour dans le Dictionnaire amoureux…, en 2011, après le début de la polémique lancée, notamment, par Dimitri Casali12. Avec L’âme de la France, c’est surtout de programme électoral qu’il est question. Dans ce livre écrit en 2006, mais publié au début de 2007 en pleine campagne pour la présidentielle, Max Gallo fait un constat sans appel et dresse le portrait d’un pays au bord du gouffre.
Or, pour la France, le XXIe siècle tel qu’il commence, sera le temps des troubles. La nation est ankylosée par une crise profonde. Elle doute de son identité, et donc de son avenir.
Depuis qu’on ne se soucie plus de l’âme de la France, les problèmes quotidiens des Français se sont aggravés13.
Le doute identitaire, voilà l’adversaire de Max Gallo14. Le symptôme de ce mal, selon lui, c’est le déni d’histoire, alors qu’elle seule peut créer de l’identité et de l’avenir. Les causes en sont claires : l’oubli et de la repentance.
Les présidents qui se sont succédés depuis trente ans […] ont préféré parler des Français, leurs électeurs [plutôt que de l’âme de la France]… Adieu la France ont-ils lancé avec plus ou moins de nostalgie. Le premier jugeait que la France […] devait se fondre dans la communauté européenne15. Le deuxième concédait qu’elle était encore notre patrie, mais que son avenir s’appelait l’Europe. Le troisième l’invitait à la repentance perpétuelle. […] On leur a dit [aux Français] depuis trois décennies : Oublions les rêves de grandeur ! […] Effaçons notre histoire glorieuse de nos mémoires ! Elle est criminelle16.
La solution consiste alors, pour Max Gallo, à combattre ces fléaux en redécouvrant la véritable âme de la France ainsi que l’aurait dévoilé l’Histoire.
On ne peut bâtir l’avenir d’une nation sans assumer toute son histoire. Elle s’est élaborée touche après touche […] et c’est ainsi, d’événement en événement, de périodes sombres en moment éclatants, que s’est constitué l’âme de la France17.
Tout le projet historique de Max Gallo (que l’on retrouve déjà chez les historiens du XIXe siècle18) est résumé dans ces quelques lignes. Faire de l’Histoire, c’est révéler l’âme de la France et (re)créer de l’identité, une identité menacée par les particularismes (et certains, comme nous le verrons, bien plus que d’autres) et la repentance. Aussi se rallie-t-il le 13 mars 2007 à Nicolas Sarkozy, après que celui-ci a annoncé qu’il appuierait, en cas de victoire, la création d’un ministère de l’Identité nationale.
L’alors ministre de l’Intérieur correspond en effet au portrait du bon gouvernant (français) que dresse l’académicien, un homme pour qui « le destin de la France, de son identité, de ses intérêts nationaux » sont les « préoccupations premières »17.
Dans cette optique, le rôle de Max Gallo est double. Il est tout d’abord, à l’image de Lavisse, un « instituteur national », mais également un conseiller du prince. On ne peut nier l’influence qu’il a eue sur certains projets historiques du quinquennat Sarkozy. Ainsi, le projet de « maison de l’histoire de France », en réemployant notamment l’expression d’âme de la France, est-il largement inspiré par la prose de l’académicien, comme Nicolas Offenstadt l’avait déjà pointé en 200920. Dans la bibliographie du projet (disponible à cette adresse) écrit par le conservateur du patrimoine Hervé Lemoine, Max Gallo est l’auteur dont les ouvrages apparaissent le plus souvent. Sont ainsi placés, au milieu de plusieurs dizaines d’ouvrages d’historiens reconnus, les essais de Max Gallo (Fiers d’être français, 2006, et L’Âme de la France, 2007.), mais aussi son texte sur La Nuit des longs couteaux (publié en 1970 et dont on ne sait pas trop ce qu’il vient faire là). Son nom est de ceux qui apparaissent le plus dans le corps du texte. Ses récriminations sur le fait que le gouvernement de 2005 a refusé de célébrer le bicentenaire de la bataille d’Austerlitz21 sont ainsi reprises dans un long paragraphe et avec les mêmes termes. Ses réflexions sont enfin citées en exemple afin de définir le socle de connaissances qui seront proposées par le musée.
Alors que, depuis des décennies, les particularismes et les individualités, parfois les communautarismes, tous « les pluriels de l’histoire », semblent avoir donné l’impression que la France n’avait pas « une histoire singulière », donc pas d’âme, au prétexte qu’il n’y aurait pas « une France », mais des « France », tout comme il n’y aurait plus une langue de France, mais des « langues » de France, le centre chercherait à mettre en lumière les éléments constitutifs et singuliers, dans les deux sens du terme, de cette âme22.
Pareillement, force est de constater que Nicolas Sarkozy (qui sera présent lors de la cérémonie de réception de Max Gallo à l’Académie23) et Max Gallo ont tous deux la même manière d’écrire et de raconter l’histoire. Le Dictionnaire amoureux… 24 reprend ainsi le mélange de références et de grands noms, amenés pêle-mêle sans autre logique que d’abasourdir l’auditeur ou le lecteur, qui avait tant servi au succès du candidat de l’UMP en 200725. Mais derrière cette confusion savamment entretenue, Max Gallo et l’ancien président ont un adversaire en commun : la repentance.
LA REPENTANCE : L’ENNEMI
Au milieu de cette verve rhétorique, il est aisé de distinguer des thèmes phares. Nous l’avons vu, si la France est en crise, c’est que la faute en revient principalement à la repentance, qui serait source de désunion. Et Max Gallo à une idée bien précise de qui blâmer pour cela. Reprenons la citation des p. 21 et 22 de L’âme de la France où l’académicien énumère les fautes des présidents précédents :
Adieu la France ont-ils lancé avec plus ou moins de nostalgie. le premier jugeait que la France […] devait se fondre dans la Communauté européenne. Le deuxième concédait qu’elle était encore notre patrie, mais que son avenir s’appelait l’Europe. Le troisième l’invitait à la repentance perpétuelle.
Ce troisième président est évidemment Jacques Chirac. L’académicien l’affirme clairement à la fin du même ouvrage :
Car durant ces douze années de la présidence Chirac, ce n’est plus seulement le sens de l’avenir de la France qui est en question, mais aussi son histoire26.
Le premier mandat de Jacques Chirac a été le théâtre de deux événements que fustige Max Gallo : le discours du 16 juillet 1995 par lequel Jacques Chirac reconnaît les responsabilités de l’Etat français dans la Shoah27 et la loi Taubira du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance des traites et des esclavages comme crime contre l’humanité. Conséquence de ce mouvement de « repentance »28, il existerait maintenant, selon Max Gallo, une « nouvelle histoire officielle […] imposant aux historiens ces nouvelles vérités qu’on ne peut discuter sous peine de procès. » (p. 591). On retrouve là la rhétorique d’un Jean Sévillia29, qui, comme celle de Gallo, inspirera l’ensemble des historiens de garde qui ne cessent de parler d’une histoire « politiquement correcte ». Pourtant, les historiens travaillant sur la colonisation sont libres de le faire dans le sens qui leur convient. En fait de « procès », l’un des rares « historiens » a en avoir été victime est Max Gallo lui-même, attaqué par le CM98 sans succès pour avoir déclaré en 2004 à propos du rétablissement de l’esclavage par Bonaparte : « Cette tache, car c’est une tache réelle, est-ce que c’est un crime contre l’humanité ? Peut-être, je ne sais pas. »30
Sans nous prononcer sur le fond, la tactique de victimisation employée par Max Gallo annonce celle des historiens de garde, qui se présentent constamment comme des francs-tireurs menacés par l’institution. Dans l’affaire qui l’oppose au CM98, rien n’est plus faux. Max Gallo, académicien, représente bel et bien l’institution et l’homme de pouvoir dont le poids médiatique dépasse largement celle du CM98. Cette association, d’ailleurs, ne représente en rien une « histoire officielle », pas plus qu’il n’existe une pensée unique au sein de l’Éducation nationale quant à l’esclavage ou à la colonisation qui verrait tout en noir. Ce serait plutôt Max Gallo lui-même qui, concernant l’histoire colonial, serait d’un manichéisme impressionnant.
Ainsi, dans L’Âme de la France, la guerre d’Algérie est-elle imputé au seul FLN.
On commence déjà à égorger en Algérie. Un Front de libération nationale (FLN) s’est constitué. En août 1955, dans le Constantinois, il multiplie les attentats, les assassinats31
Rien n’est dit des conditions qui expliquent le soulèvement du FLN. La colonisation est évacuée en quelques lignes. La date de Sétif est évoquée32, sans que l’auteur n’explique ce qui s’est joué là-bas. le terme de massacre n’est d’ailleurs pas prononcé. Ce serait sans doute faire preuve de trop de « repentance ». Dans le Dictionnaire amoureux…, un article est certes consacré au 17 octobre 1961. Si Max Gallo ne tait pas l’horreur du massacre (il était, à l’époque, de gauche et opposé à la guerre d’Algérie), il explique l’événement par une chaîne causale pour le moins étrange. Ainsi, les policiers seraient mus par un « désir de vengeance » (face auquel Maurice Papon se serait laissé emporter) provoqué par les massacres du FLN dont le seul but serait « qu’un fossé rempli de sang sépare Algériens et métropolitains, pour que chaque Algérien soit contraint de s’engager. »33. N’en déplaise à l’académicien, la situation explosive de Paris ne s’explique pas par la seule brutalité (réelle) du FLN, mais aussi par celle de la Préfecture, usant notamment des supplétifs de la Force de police auxiliaire. Les morts, des deux côtés, mais aussi les actes de tortures dans le but d’obtenir des informations, furent malheureusement nombreux bien avant le 17 octobre 196134.
LE REMÈDE : LA DÉSAFFILIATION
En contrepoint de la « repentance » promue par Jacques Chirac, Max Gallo montre son admiration pour « la stratégie mémorielle » du général de Gaulle35. Le souvenir de l’homme du 18 juin hante les pages de Max Gallo et semble l’influencer. Tout comme lui, il semble voir l’histoire du pays comme une suite de crises (ou de défaites fondatrices) et de désunions contrebalancées par la présence de chefs providentiels et unificateurs à la tête de l’État. Ainsi l’académicien cite-il en exergue du Dictionnaire amoureux… (p. 7) cet extrait des Mémoires de guerre de Charles de Gaulle :
Vieille France, accablée d’Histoire, meurtrie de guerres et de révolutions, allant et venant sans relâche de la grandeur au déclin, mais redressée de siècle en siècle, par le génie du renouveau36.
Ces éléments de langage faisaient partie de la rhétorique du candidat Sarkozy en 2007. Il s’agissait de montrer que ce sont les autres (les communautaristes, les repentants) qui sont les facteurs de la désunion, du désordre, du danger, de la « crise identitaire », mais aussi de tisser une filiation entre son camp et des figures providentielles tels que Jaurès et saint Louis, qui auraient été mues par le même désir patriotique rassembleur. C’est cette stratégie de « désafilliation » qui a permis à Nicolas Sarkozy de se parer du prestige de quelques « grands hommes » de gauche et de brouiller l’origine réelle et barrésienne de son discours37Max Gallo la reproduit (et peut-être l’a-t-il inspiré au candidat de l’UMP en 2007) avec la discipline historique en s’affirmant l’héritier d’une histoire scientifique, critique, alors qu’il est plus certainement, sur la forme et dans le fond, le continuateur d’un récit national identitaire romanesque, mythifié et rétrograde. Plus qu’un roman national, l’académicien a créé un roman historiographique.
Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération.
Cette citation est suivie d’une phrase de Jacques Bainville tirée de son Histoire de France (1924) :
Le peuple français est un composé. C’est mieux qu’une race, c’est une nation.
Nous avons déjà expliqué en d’autres occasions, et notamment dans les pages des Historiens de garde (p. 153-170), en quoi cette association était gênante. Comparer Marc Bloch, historien reconnu, juif, républicain de gauche et résistant à un journaliste (qui n’était en rien historien, pas au sens scientifique du terme) de l’Action française, antisémite et admirateur de Mussolini (ce que l’académicien ne précise jamais) permet non seulement de désaffilier Marc Bloch, en ne faisant plus de lui l’historien critique qu’il était, mais un promoteur d’une histoire nationaliste38, mais en sus de réhabiliter Bainville, au point d’en faire, en tant qu’historien, l’égal de Bloch. Max Gallo inaugure là une habitude qui sera prise par une partie des historiens de garde et des publications qui leurs sont proche. Les œuvres de Bainville, d’une bien piètre qualité, ont ainsi connu une renaissance éditoriale au cours du quinquennat Sarkozy. Le numéro 4 du Figaro Histoire en fera même l’un des grands historiens français, titre que rien, pas même le succès de son Histoire de France dans les années 1920, ne peut justifier, en le mettant sur la même page que… Marc Bloch39.
En laissant accroire que deux hommes que tout opposait, comme Bainville et Bloch, ont pu être mus par un même sentiment, Max Gallo défend en filigrane la thèse qui voudrait que la République (et les républicains) ne fasse que prolonger l’œuvre de la monarchie. Cette idée se trouve affirmé de manière évidente sur la couverture de L’Âme de la France, où l’on voit une statue allégorique de Marianne (en fait, une photo de la statue érigée place de la République, à Paris, de Léopold Morice fondue en 1883). En bas, à sa gauche, sont représentés deux symboles, une fleur de lys (premier dans le sens de la lecture) et un bonnet phrygien. Le propos est évidemment de dire que la nation (représentée par Marianne) découle d’abord de la monarchie puis de la république40.
On ne peut qu’être frappé par la ressemblance entre cette couverture et celle de la Petite Histoire de France de Jacques Bainville (1930) illustrée par Job. La figure féminine ne représente certes pas la République (que Bainville honnissait ; d’ailleurs, on remarque que l’allégorie cache à moitié le coq et la cocarde tricolore) mais sans doute une muse (Clio ?). Néanmoins, l’emplacement des trois symboles (également dans le sens de la lecture) représentant la monarchie, l’Empire, puis la République (fleur de lys – aigle impériale – coq gaulois41) obéit à la même idée de continuité des régimes (et de l’antériorité de l’Ancien régime, d’où découleraient les autres).
La même remarque peut-être faite quant aux éditions de poche de L’Âme de la France (2009) en deux tomes. Le premier représente Louis XIV avec, en fond, des fleurs de lys. Le second, lui, montre une allégorie féminine devant un arrière plan de bonnet phrygien.
Mais revenons à Jacques Bainville, dont les travaux, et, au-delà, ceux de toute « l’école capétienne » sortie des rangs de l’Action française, semblent avoir eu une grande influence sur la manière qu’a Max Gallo d’envisager l’histoire, y compris dans ses méthodes42. Les historiens issus de ce mouvement refusaient d’appuyer leur récits historiques sur ce qu’ils appelaient les monuments (résultats de fouilles archéologiques, objets, bâtiments, mais aussi les documents comptables trouvés en archives) et leur préféraient les « témoignages », c’est-à-dire les mémoires et les chroniques écrites par les anciens. Celles-ci, d’ailleurs, ne devaient pas être soumises à la critique, mais acceptées comme telles. « Le fond de l’esprit critique, expliquait ainsi Dimier, quand il s’agit de l’histoire du passé, est de croire les Anciens »43. Max Gallo ne fait que reprendre à son compte ce programme en citant au premier degré, sans mise à distance, des œuvres de grands personnages, certain que leur autorité et leur renom appuieront ses propos. « L’Histoire n’était pas une science humaine, mais une autorité. » écrivait l’historien américain Stephen Wilson il y a quarante ans à propos de l’Action française44. Une citation qui irait comme un gant à Max Gallo.
Fin de la 1ère partie.
William Blanc
Remercions au passage Nathalie Dalla Corte pour sa traduction et sa patience. ↩
Si on excepte le livre de Jean Sévillia, Historiquement correct. Pour en finir avec le passé unique, 2003, citons, dans l’ordre chronologique : Alain Minc, Une histoire de France, 2008. Lorànt Deutsch, Métronome, 2009. Dimitri Casali, L’Histoire de France interdite, 2010. Jean Sévillia, Historiquement incorrect, 2011. Mettons de côté les livres de Franck Ferrand et de Stéphane Bern, et leurs nombreuses productions audiovisuelles. ↩
Dictionnaire amoureux…, p. 17. Souligné par nos soins. Max Gallo précise bien que La Chanson de Roland a été écrite au XIe siècle, mais ne semble pas faire la distinction entre la fiction épique et la chronique historique. ↩
Une analyse similaire avait déjà été proposée, mais dans un contexte bien différent : « À coup sûr Roland aime autant son pays que le plus sincère et le plus dévoué des volontaires de 1792. La France ! il n’a que ce mot à la bouche et cet amour au cœur, et voici quelques mots qui sont le résumé de son âme : « Terre de France, vous êtes un doux pays ! » Quand la France est en péril, il regarderait comme une honte de penser à tout autre être aimé, même à sa fiancée, même à la belle Aude. » (L. Gautier (éd.), La Chanson de Roland, édition critique, Alfred Mame et fils, 1872, p. XXI). Cette déclaration enflammée de Léon Gautier s’explique surtout par le contexte de la récente défait face à l’Allemagne en 1871. Max Gallo, lui, aurait dû faire preuve, en 2011, d’un peu plus de recul. ↩
Voir à ce sujet J-P Demoule, On a retrouvé l’histoire de France, Robert Laffont, 2012, p. 86-93, et le documentaire de J. Prieur, Vercingétorix, 1ère partie, 2005. ↩
« Puisque la France était une nation, l’étude de son origine devait en effet permettre de savoir quelles étaient exactement les qualités et les défauts de cette nation. » S. Venayre, Les Origines de la France, Seuil, 2013, p. 14. ↩
Voir N. Offenstadt, « L’âme de la France au musée », Médiapart, 13 janvier 2009. ↩
Dans Fier d’être français, 2006. Voir aussi Histoires particulières, p. 90. H. Lemoine, « La maison de l’Histoire ». Rapport pour la création d’un centre de recherche et de collections permanentes dédié à l’histoire civile et militaire de la France, p. 6. ↩
H. Lemoine, « La maison de l’Histoire ». Rapport pour la création d’un centre de recherche et de collections permanentes dédié à l’histoire civile et militaire de la France, p. 14. Souligné par nous. ↩
É. de Montety, « Gallo rejoint les immortels », Le Figaro, 1er juillet 2008. ↩
C’est moins la cas pour L’âme de la France, écrit en 2006, avant les grands discours de N. Sarkozy sur l’histoire de France. ↩
Voir l’ouvrage collectif du CVUH, Comment Nicolas Sarkozy écrit l’histoire de France, Marseille, 2008, p. 10-11 et 14. ↩
Voir, pour l’emploi de ce terme par le candidat Sarkozy et une courte bibliographie, Comment Nicolas Sarkozy écrit l’histoire de France, Marseille, 2008, p. 156-160. ↩
La bibliographie consacrée à cette événement est impressionnante. Citons simplement l’un des titres les plus récents : L. Amiri, La bataille de France : La guerre d’Algérie en métropole, Robert Laffont, 2004 ↩
Sur la dialectique historique gaullienne, voir M. Agulhon, De Gaulle, Histoire, symbole, mythe, Paris, 2001, p. 35-42, notamment cette citation : « Ainsi l’histoire de France paraît-elle régie par une sorte de loi, évolution cyclique où la défaillance de l’État laisse remonter à la surface la vieille passion querelleuse, où la passion entraîne les désastres, où enfin du désastre surgit le chef qui refait l’autorité de l’État. » (p. 41-42). ↩
Comment Nicolas Sarkozy écrit l’histoire de France, Marseille, 2008, p. 17-20. Voir aussi l’exemple de Jaurès, p. 103-107. ↩
La citation de M. Bloch n’est d’ailleurs pas complète, et Max Gallo le sait pertinemment. Voici la phrase incluse dans son paragraphe d’origine : « Surtout, quelles qu’aient pu être les fautes des chefs, il y avait, dans cet élan des masses vers l’espoir d’un monde plus juste, une honnêteté touchante, à laquelle on s’étonne qu’aucun cœur bien placé ait pu rester insensible. Mais, combien de patrons, parmi ceux que j’ai rencontrés, ai-je trouvés capables, par exemple, de saisir ce qu’une grève de solidarité, même peu raisonnable, a de noblesse : « passe encore », disent-ils, « si les grévistes défendaient leurs propres salaires ». Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération. Peu importe l’orientation présente de leurs préférences. Leur imperméabilité aux plus beaux jaillissements de l’enthousiasme collectif suffit à les condamner. Dans le Front populaire — le vrai, celui des foules, non des politiciens — il revivait quelque chose de l’atmosphère du Champ de Mars, au grand soleil du 14 juillet 1790. » M. Bloch, L’Étrange défaite, p. 103-104 de l’édition électronique à laquelle nous nous référons. ↩
Max Gallo a-t-il été impliqué dans la réalisation de cette couverture ? Nous n’en savons rien. Contentons-nous de dire que celle-ci épouse parfaitement le propos de l’académicien. ↩
Représentant la République, le coq est, notons-le, à moitié caché par Clio. Petit pied de nez du monarchiste Bainville au régime ? ↩
En ce début d’année 2014, notre site se propose d’accueillir un article d’un jeune historien, Michel Deniau, qui nous propose de découvrir un travail annonçant celui des Historiens de garde : L’Histoire de France de Cro-Magnon à Jacques Chirac. Si une bonne partie du discours de Max Gallo, Dimitri Casali, Lorànt Deutsch et Franck Ferrand est en germe dans ce livre, il est intéressant de noter qu’au moment de sa sortie, en 2004, il n’a eu qu’une diffusion limitée et que son auteur devait masquer ses outrances sous le couvert de l’humour. Aujourd’hui, le roman national se pare de sérieux ; ce sont des figures plus médiatiques, et, parfois, plus crédibles, qui assurent sa promotion auprès d’un public beaucoup plus large. Il n’en reste pas moins, le livre de Basile de Koch permet d’entrevoir les fondements politiques du discours des historiens de garde1.
Rentrer chez ses parents pour Noël cela a parfois du bon, et ce pas que pour retrouver des visages familiers. À travers cet article, ce blog va, en effet, se nourrir d’une découverte faite dans la vieille commode de ma chambre d’adolescent. Il s’agit d’un ouvrage, Histoire de France de Cro-Magnon à Jacques Chirac, écrit par Basile de Koch et illustré par Luc Cornillon. Dans mes souvenirs, à l’époque, il y a un peu moins de dix ans (le livre datant de 2004), je m’étais amusé de la drôlerie du propos, surtout que j’avais entendu parler de Basile de Koch comme quelqu’un appartenant à l’univers de l’humour, ou tout du moins du non-sérieux, et avait pris un certain plaisir à la lecture, même si on ne peut pas dire qu’elle m’ait marquée. Dorénavant, échaudé par le combat critique contre Lorant Deutsch et les historiens de garde en général, ainsi que nourri de distanciation critique par plusieurs années d’études et de réflexion autour de l’histoire, j’ai pris l’occasion de cette redécouverte pour relire le livre de façon critique. Le moins que je puisse conclure de cette expérience est qu’elle ne m’a pas déçue ! D’un souvenir d’écrivain non-sérieux, je me vois désormais confronté à l’appréciation d’un fatras plutôt réactionnaire, le tout couvert sous le prisme de l’humour.
Je sais ce que beaucoup de gens vont dire « C’est un satyriste, quel mal peut-il y avoir à ce qu’il parle d’histoire de façon décalée et drôle ? ». Certes, tout le monde peut écrire de l’histoire, et j’encourage chacun à le faire à travers une méthodologie rigoureuse et sans à priori, et à fortiori sur l’histoire de France. En outre, je n’ai aucune objection personnelle contre la personne de Basile de Koch et donc contre le fait qu’il vienne s’intéresser à l’histoire, tant que le parti pris en est clair, œuvre de « vulgarisation » historique ferme sur le fond mais fantasque dans la forme, d’écriture par exemple, ou absolument fantasque dans les deux. Or, la quatrième de couverture explique que
Après le succès de ses parodies de presse […], Basile de Koch […] signe ici un vrai-faux « manuel d’histoire à l’usage des cours élémentaires » qui, compte tenu de la baisse générale du niveau, sera lu avec profit par les anciens de élèves de l’ENA.
En outre, dans son avant-propos (p. 3), Basile de Koch affirme tout à fait sérieusement que
Le lecteur de ce manuel, conçu à l’ancienne, mais revu à la lumière de l’historiographie moderne, trouvera en regard de chaque leçon une magnifique gravure tout en couleurs.
Un peu plus loin dans la même page, le lecteur est gratifié d’un vibrant appel :
Avec ce manuel, laissez donc les cadavres les plus prestigieux de notre Histoire s’asseoir à votre table, et ressusciter.
Outre le fait que l’on s’étrangle en le voyant convoquer « l’historiographie moderne » pour appuyer ses dires, ces deux citations permettent de mettre en avant que l’ouvrage se veut sérieux sur le fond tout autant que fantasque sur la forme. Enfin, la vocation sérieuse est également appuyée par un dernier extrait de l’avant-propos.
Le lecteur, précisément, quel est-il ? Disons-le tout net : pas un adolescent ou un collégien d’aujourd’hui. Entre techno, rap, web et mangas, nos jeunes ont su développer une culture profondément originale, novatrice, en phase avec l’époque et qui se suffit à elle-même. Non, le présent ouvrage s’adresse plutôt à nos élites – artistes, stylistes, journalistes, comiques, intellectuels – dont l’éminente position sociale n’a d’égale que leur bien excusable inculture générale.
Il y aurait donc les jeunes qui auraient tout compris et l’élite (nécessairement vieille ?) qui vivrait couper du monde et qui plus est de la vérité historique. Chacun appréciera à sa juste valeur l’anti-intellectualisme ainsi que le caractère « anti-élite » du discours. Ce cheval de bataille sera d’ailleurs repris au détour d’une phrase page 40 :
En outre, Marignan-1515 inaugure l’histoire chronologique, qui ne sera remise en cause que vers la fin du XXe siècle par des enseignants crypto-marxistes.
Pour résumer, son opuscule a quelques aspects trop sérieux pour être considéré uniquement comme de la drôlerie et parfois pas assez décalé et fantasque pour se voir décerner le titre de bande dessinée à base historique et donc être traitée à travers le prisme interprétatif de la fiction, ou tout du moins de l’œuvre non scientifique.
Le brouillard du « vrai-faux manuel d’histoire à l’usage des cours élémentaires » permet, sous une couverture humoristique et satyrique, de faire passer, comme nous le verrons, des pensées idéologiquement orientées ou historiographiquement connotées. Le but de cet article ne va pas être de décortiquer et remettre en perspective les anachronismes de l’auteur puisqu’ils sont légions, qu’ils sont plutôt facilement visibles pour le quidam et que, au final, ce ne sont pas ces phrases qui révèlent le plus la psyché profonde de l’auteur. De fait, l’ensemble de ces anachronismes et/ou erreurs factuelles tendent à donner du poids ou accréditer différents thèmes de prédilection de l’auteur que sont la critique du protestantisme, de la démocratie et de tout ce qui être plus ou moins relié à la gauche dans ses nombreuses composantes (socialisme, communisme etc…). On notera également avec intérêt les différentes petites saillies sur l’immigration, la colonisation française en Afrique ou le génocide vendéen.
Historiographiquement, les points les plus dérangeants tournent autour d’une image très astérixienne des Gaulois (p.6 « Cette stratification correspond parfaitement à la mentalité belliqueuse de ce peuple spontané, grand, blond (ou teint en roux), rieur, courageux mais cyclothymique. […] Les artisans gaulois, bien que grossiers et bon vivants, savent traiter tous les métaux et livrent des bijoux, casques, cuirasses, épées et même des charrues très réussis. ») ou la diffusion de l’image chimérique d’une France entièrement résistante au moment de la Libération (p. 108, dans un chapitre intitulé « 50 millions de résistants » : À l’été 1944, la France entière se soulève contre l’occupant nazi, qui ne doit son salut qu’à une prompte fuite »).
Toutefois, avant de nous intéresser au contenu le plus idéologiquement orienté et de faire le catalogue des extraits témoignant de la résurgence de l’inconscient politique de Basile de Koch dans ce livre, attardons nous un peu sur la composition de l’ouvrage ainsi que sur la personnalité et le positionnement politique de l’auteur, ces éléments pouvant être d’un précieux soutien pour comprendre certaines phrases ou formulations ambigües.
En ce qui concerne la forme, Histoire de France de Cro-Magnon à Jacques Chirac, sous titré « Cours élémentaire », se présente sous la forme d’une succession de doubles pages composées d’un court texte, écrit par Basile de Koch, en page gauche, sur un thème annoncé par un titre qui donne le ton. Pour l’exemple, on peut prendre le cas de la page 20 : « La société féodale : décentralisation et aménagement du territoire ». Sur la page de droite, la majeure partie de l’espace est occupé par l’illustration de Luc Cornillon. Chaque dessin se voit coiffé d’un titre dont on ne sait s’il est l’œuvre de Basile de Koch ou de Luc Cornillon. Il demeure malgré tout que certains titres interpellent, notamment « Dès août 44, les résistants parisiens s’adjoignent de précieux collaborateurs » (p. 109) ou « Une politique étrangère résolument tiers-mondiste » (p. 91), à propos de la colonisation française en Afrique. Les dessins se voient agrémentés d’une petite phrase d’accompagnement. Enfin, un petit résumé de la page gauche, dans un petit encadré rectangulaire dans la partie inférieure de la page droite, conclut l’agencement graphique de l’ensemble.
Tout cela n’est pas sans rappeler des choses à toutes les personnes qui se sont, un jour, intéresser à l’histoire de l’enseignement de l’histoire en France ou à tous les amateurs des manuels anciens. En effet, cet intitulé de « Cours élémentaire » se retrouve sur de nombreux ouvrages de la première moitié du XXe siècle. De même, et probablement plus indicatif, avec la composition graphique de l’ensemble. Le plus célèbre de ces manuels anciens est sans nul doute L’Histoire de France d’Ernest Lavisse (1913), mais on peut également voir de beaux spécimens dans le Bernard et Redon, Notre premier livre d’histoire (1950), le Ozouf et Leterrier, Belles histoires de France (1951) et le Bonne, Grandes Figures et Grands Faits de l’Histoire de France (1938). Par conséquent, rien que par son iconographie le livre de Basile de Koch véhicule une image volontairement passéiste et nostalgique d’un enseignement de l’histoire, à fortiori de l’histoire de France. Voilà ce qui tranche fortement avec sa référence à une « historiographie moderne »…
Comme d’habitude Internet va nous permettre de tracer quelques grands traits de la personnalité politique de Basile de Koch. De fait, si les sources de seconde main ; telle sa notice Wikipedia, les articles de blogs ou de presse ; sont les plus informatifs, ils sont également à interroger et à recouper. Pour cela on peut disposer de sources de première main telles que la page Facebook de Basile de Koch ainsi que son profil LinkedIn ou encore son compte Twitter pour confirmer certains éléments. De fait à travers Wikipedia on apprend que :
Il est le fils de Guy Tellenne (1909-1993, normalien, agrégé, poète, haut fonctionnaire au ministère de la Culture et sous-directeur de l’Institut français d’Athènes) et d’Henriette Annick Lemoine (animatrice à KTO sous son patronyme de mariage, Annick Tellenne et auteur de Le goût de vivre ; la recette du bonheur).
Il a trois frères, dont Karl Zéro et Éric Tellenne. Il est marié avec Frigide Barjot et a deux enfants.
Il suit des études au Lycée Saint-Louis de Gonzague à Paris avant une maîtrise de droit et DEA de Science Politique.
Ancien assistant parlementaire, il a tout d’abord travaillé pour l’UDF et notamment pour Raymond Barre, Simone Veil. Il participe également au Club de l’Horloge. Il fut ensuite le rédacteur des discours de Charles Pasqua au ministère de l’Intérieur, entre 1986 et 1988.
Il mettra à profit cette connaissance du « dessous des cartes » pour brosser divers portraits vitriolés des principaux acteurs de la politique française.
Basile De Koch se vante de n’avoir « jamais adhéré à un mouvement dont il ne fût pas le fondateur ». De fait, il est « président à vie auto-proclamé » du groupe Jalons avec sa femme Frigide Barjot.
Pour avoir bénéficié d’un emploi fictif au Conseil général de l’Essonne, il est condamné avec Xavière Tiberi par la Cour d’appel de Paris, le 15 janvier 2001, à une peine d’emprisonnement assortie d’un sursis.
Basile de Koch est chroniqueur à l’hebdomadaire Voici dans la rubrique La nuit, c’est tous les jours. Il tient également une chronique sur la télévision dans l’hebdomadaire Valeurs actuelles et collabore régulièrement au site Causeur.fr créé par Élisabeth Lévy.
À noter que, dans le « À propos » de sa page Facebook, le principal intéressé ne semble pas totalement démentir l’ensemble des informations de Wikipedia, même si l’extrait qu’il mentionne est parfois différent de notre citation – probablement du fait d’une modification ultérieure.
La lecture de la presse écrite, prolifique sur le personnage suite aux actions de sa femme – Frigide Barjot – lors du débat autour du mariage pour tous ou les siennes avec sa pétition des « 343 salauds », peut nous apprendre qu’il serait proche des milieux d’extrême-droite. Par exemple le Huffington Post affirme
Frère de l’animateur Karl Zero, mari et associé de Frigide Barjot ; tour à tour écrivain, humoriste, chroniqueur, figure des nuits parisiennes, ancien « nègre » de Charles Pasqua et dit proche de certains milieux d’extrême-droite; Basile de Koch, alias Bruno Tellenne, est aussi « président à vie » du Groupe d’Intervention Culturelle Jalons qu’il a créé dans les années 80, connu pour ses happenings et pastiches. Dandy à la fois anticonformiste et ultra-réac, Basile de Koch s’est fait une spécialité de dénoncer la bien-pensance de gauche pour mieux affirmer celle de droite.
En s’intéressant à la participation blogueuse au débat, il est possible d’apprendre, d’une source qui se déclare proche du groupe Barjot-de Koch – même si l’auteur s’est vu depuis assigné en justice par les intéressés – , que Basile de Koch est
chroniqueur clubbing à l’hebdomadaire Voici dans la rubrique La nuit, c’est tous les jours. Il tient une chronique sur la télévision dans l’hebdomadaire ultra-conservateur Valeurs actuelles et collabore régulièrement au site d’extrême-droite Causeur.fr, propriété de l’ancien d’Ordre Nouveau et ancien directeur du magazine d’extrême-droite Minute, Gérald Penciolelli.
Bruno Tellenne a été l’assistant parlementaire et la « plume » de Charles Pasqua. C’est sous son influence que Charles Pasqua se veut un ardent partisan de la peine de mort et préconise une alliance avec l’extrême-droite, déclarant que « le FN se réclame des mêmes préoccupations, des mêmes valeurs que la majorité ».
Basile de Koch a par la suite été un membre actif du très droitier Club de l’Horloge, créé en 1974 par Henry de Lesquen, président de Radio Courtoisie, connue pour avoir reçu le révisionniste Faurisson à plusieurs reprises.
En 1984, Basile de Koch est l’un des rédacteurs du rapport du Club de l’Horloge à l’origine de la théorisation de la « préférence nationale », idée-phare du Front National : on peut lire son nom en page 5 du rapport final des travaux de la commission qui définira le concept de préférence nationale(La préférence nationale : Réponse à l’immigration, 1985 dirigé par jean-Yves Le Gallou, longtemps cadre du Front National avant de devenir membre fondateur du MNR de Bruno Mégret).
Même si l’auteur se défend d’avoir appartenu ou d’appartenir au GUD (Groupe Union Défense) – mais assume avoir été « nègre » pour Charles Pasqua dans les années 1980, comme l’affirme sa page LinkedIn, il demeure qu’il semble se mouvoir aisément et avec plaisir dans la presse de droite dure ainsi que dans les groupes de réflexion que l’on peut qualifier d’extrême-droite, ou tout du moins dont plusieurs membres de ce dit groupe sont des affiliés de l’extrême-droite. De fait, la plume de Basile de Koch est lisible depuis plusieurs années sur le site Causeur.frd’Elisabeth Lévy ou sur le site support du magazine Valeurs Actuelles. Pour ce qui est de son activité réflexive, en 1985 on le retrouve notamment comme participant, sous son nom civil de Bruno Tellenne, à la rédaction du rapport La préférence nationale : réponse à l’immigration, rapport présidé par Jean-Yves Le Gallou – membre éminent du Front National – , pour le think tank le Club de l’Horloge.
À la vue de cet aéropage extrême-droitier, une interrogation légitime pourrait naître autour de l’idée d’une possible influence de ces personnages, ou d’autres historiens gravitant autour du Club de l’Horloge, sur les écrits de Basile de Koch. Cela pourrait être une partie de cette « historiographie moderne » citée plus haut. En l’absence de preuves, je ne saurais être affirmatif, mais cela est hypothétiquement possible. Il n’en demeure pas moins que, éclairé de ces différents éléments, il est nécessaire de voir Basile de Koch comme un personnage très proche de l’extrême-droite, aujourd’hui comme hier.
Après l’auteur du texte, il nous semble fondamental, par égalité de traitement, d’en venir à l’auteur des dessins. Les iconographies de Luc Cornillon sont, dans l’ensemble, clairement positionnés sur un angle humoristique. L’illustrateur joue avec les anachronismes (par exemple une pancarte où est inscrite « Élu Capet 54% » pour l’élection de Hugues Capet en 987 page 23) ou le décalage (notamment page 49 avec l’illustration des fameuses « deux mamelles » d’Henri IV par les seins d’une femme à la poitrine généreuse) pour mieux faire rire. Seuls les dessins des pages 25 (représentant un croisé, durant l’attaque de Jérusalem en 1099, en train de tuer un musulman grâce à son épée, arme sur laquelle est embrochée une saucisse et un autre morceau de viande [du porc ?]) et 67 (Robespierre étant mis en scène sur une affiche comme réalisateur d’un film d’horreur nommé « Massacre à la guillotine » aux côtés d’autres publicités de ce genre cinématographique comme « Freddy IV » ou « Vendredi 13 ») pourraient émouvoir certains esprits, même si je suppose ici plus une licence artistique et humoristique (que l’on apprécie ce genre d’humour ou pas) qu’une réelle volonté de faire transparaître un message politique, même si l’hypothèse n’est pas à écarter complètement à priori.
En effet, il est tout à fait plausible que le dessinateur ne fasse qu’illustrer le propos de Basile de Koch et donc que l’image ne soit qu’un démultiplicateur de force du texte et non un discours en soi-même. Ou en tout cas ce n’est plus ici, pour certains dessins, un discours en soi-même. De fait, on notera avec intérêt la présence, sur certaines images, de la signature « Luc Cornillon 96 », les autres étant paraphées « L.C. » ou « Luc Cornillon ». Ce chiffre est-il une indication de date (1996) ou une autre référence qui nous reste obscure ? Dans le premier cas, cela pourrait renforcer l’idée d’un remploi des dessins hors de leur contexte d’origine. De même, les signatures différentes amènent à penser à des moments de création différents et donc des remplois hors contexte originel. En outre, une investigation de sa relation avec Basile de Koch et plus généralement de son oeuvre n’apprend pas grand chose. En effet, le dessinateur et le penseur semblent collaborer au sein des éditions Jalons – ces dernières étant présidées par Basile de Koch – , mais il est impossible de dire s’il s’agit de relations d’auteur à éditeur ou quelque chose de plus poussé. Un fanblog rend compte d’une part importante de la production de Luc Cornillon et elle se démarque par une certaine consensualité, ou tout du moins par un éloignement avec les thématiques défendues par Basile de Koch, les dessins de Luc Cornillon s’adressant, notamment, à des magazines jeunesse comme Okapi.
Tout cela pour conclure que, dans l’état actuel de ma réflexion et de ma connaissance du personnage Luc Cornillon, je ne saurais dire s’il est nécessaire de comprendre ses dessins comme des discours graphiques à vocation politique ou simplement une innocente licence artistique et des parti pris de dessin et d’humour qui peuvent laisser froid certaines personnes.
Après avoir fait un tour le plus complet possible du profil des contributeurs à ce livre, il est temps de s’intéresser au contenu proprement dit sous la plume de Basile de Koch. Certaines critiques ne font l’objet que d’une ou deux phrases dans l’ouvrage. Elles sont placées là, pour ainsi dire, en passant. Le premier thème que l’on peut traiter est celui de l’immigration. Comme on peut s’y attendre, surtout en ayant en tête sa participation au rapport de 1985, Basile de Koch ne va pas considérer que l’immigration est une richesse ou un aléa des mobilités humaines. Dès la page 8 il explique :
Mai 52 : César a pris Orléans, puis Bourges. Vercingétorix décrète la levée en masse contre l’envahisseur venu du sud (déjà !).
Puis dans sa double page (p. 90-91) consacrée aux « jolies colonies de la France » (sur laquelle je reviendrais) on reste bouche bée devant ceci :
Brazza, Lyautey, Foucauld et le brave caporal Banania écrivent une saga exotique et tricolore qui prépare l’inconscient français de l’immigration.
Il est également réel que Basile de Koch fait, dans certains cas, de la question raciale un moteur des événements. On peut déduire cela de deux citations. La première (p. 4) dit :
Un beau matin de – 800, la touche finale est apportée par les Celtes, Indo-européens de qualité supérieure, qui chassent les Ligures dans les montagnes avec leurs armes en fer.
Plus loin, page 13, à propos des « invasions barbares », notamment de l’épisode des Huns d’Attila, Basile de Koch résume la chose ainsi :
Au début du Ve siècle, la Gaule est confrontée à un phénomène d’immigration très sauvage : les « grandes invasions ». Aux tribus germaniques succèdent les Huns. Avec eux, le seuil de tolérance est dépassé : la race blanche va s’unir pour arrêter ces Mongoliens aux Champs catalauniques en 451. Le péril jaune est repoussé d’une bonne quinzaine de siècles.
Dans la première phrase, c’est, en partie, parce que les Celtes sont racialement supérieurs qu’ils dominent les Ligures. Dans la seconde, la différence raciale et la menace contre la « race blanche » expliqueraient le rapprochement entre le pouvoir romain et les peuples germaniques. In fine, il pourrait être facilement fait un rapprochement entre cette morgue contre le phénomène migratoire et des préjugés racistes. Toutefois, nous ne saurions franchir ce pas. Ou alors ce serait se moquer éperdument de ce que l’auteur écrit (p. 5) :
Les premiers Français arrivent vers – 1 000 000 d’Afrique noire, et plus tard d’Asie ou du Maghreb, ce qui démontre la bêtise du racisme.
Ou alors tout ceci n’est que supercherie, l’auteur prenant soin de cacher, au moins un peu, ses idées sur la question. Chacun se fera son propre jugement de cette question. Personnellement il m’est quand même permis de douter puisque Basile de Koch se plait à jouer sur les stéréotypes et clichés raciaux. J’en veux pour preuve un extrait de la page 90 :
En ce temps, l’immigration se fait dans le sens nord-sud et nos soldats, missionnaires et explorateurs matent avec brio les Arabes fiers et cruels, les Nègres naïfs et musculeux, et les Jaunes sournois mais tenaces.
De manière générale, à propos de la colonisation, Basile de Koch fait étalage d’une vision globalement positive. Outre un dessin qui en dit long, l’ouvrage recèle des phrases savoureuses. Par exemple :
La France civilisatrice est capable de massacre comme les Américains, mais elle sait aussi se montrer généreuse, apprenant aux indigènes l’hygiène, l’histoire de France et le « Notre Père ».
Ou encore
Dans ses colonies, la France met en valeur des territoires mal entretenus par des potentats cruels, arriérés et souvent fourbes. Partout, les moustaches françaises font reculer l’esclavage et la maladie.
On retrouve ici très clairement l’argumentaire colonialiste de la fin du XIXe siècle. Par ailleurs, une phrase ambiguë (p. 111) pourrait amener à penser que la principale raison de la fin de la colonisation française en Afrique est une certaine « mauvaise volonté » des populations locales :
Dans les années 50, l’Algérie compte une proportion importante de Maghrébins qui, dans leur grande majorité, refusent de s’intégrer à l’Algérie française et développent même un sentiment de rejet vis-à-vis des immigrés français et européens, pourtant chaleureux et travailleurs.
En ce qui concerne la démocratie, l’auteur a un rapport relativement ambivalent. En effet, si, p.26, Louis IX est un roi avisé car :
Il reçoit chez lui les SDF médiévaux, invente le procès en plein air et y défend souvent les pauvres, en évitant cependant l’écueil de la démagogie démocratique
que , p. 28, Philippe le Bel est loué car il :
sera aussi – mais sans penser à mal – pionnier de la démocratie avec l’institution des États généraux
ce qui semble plutôt une bonne chose sous la plume de l’auteur, les pages suivantes mettent en lumière que pour Basile de Koch la démocratie est nécessairement synonyme de démagogie ou d’égalitarisme, à lire comme quelque chose d’infamant. De fait, le pouvoir du peuple est vu comme une « chienlit » (p. 52-53) ou une « incorrection » (p. 52) envers le roi, dans cette page Louis XIV à propos de la Fronde. À l’époque des Lumières, l’Encyclopédie de Diderot est vue (p. 60) comme :
manifeste de l’idéologie optimiste et rationaliste qui donnera au monde la démocratie libérale, le communisme et Bernard-Henri Lévy.
Du fait de la critique féroce de Basile de Koch sur la pensée politique « de gauche », voir infra, le placement de la démocratie sur le même plan que le communisme ne saurait être vu que comme une injure. En avançant encore un peu dans le livre, pour ce qui est de la Révolution française et de Louis XVI il est donné à lire d’autres lignes saisissantes comme celles-ci (p. 62) :
Très vite, la machine s’emballe et le roi (qui a encore de bons sondages à l’époque) est impuissant à enrayer les flots de démagogie égalitaire d’une assemblée prête aux promesses les plus insensées.
Et celles-là (p. 63) :
Confronté au développement de la crise économique, de la bourgeoisie et de l’idée démocratique, il ne pourra résoudre aucun de ces maux.
En outre, pour Basile de Koch la démocratie est un mode de gouvernement qu’il est nécessairement d’utiliser avec parcimonie. Pour preuve cette phrase (p. 76) :
Pour le reste Louis XVIII gère la situation en père tranquille, avec sa Charte un peu démocratique mais pas trop
Enfin, pour l’époque de Louis-Philippe (p. 78), on notera avec intérêt la saillie :
Le droit de vote est même donné à 170.000 Français (contre 90.000 sous Charles X), ce qui frise la démagogie populiste
Puisque comme on l’a vu dans l’esprit de Basile de Koch la démocratie libérale est accolée au communisme, voilà une transition toute trouvée pour s’intéresser à la vision de la « gauche » dans le manuel kochien. Autant le dire tout de suite, concernant l’univers politique de ce qu’on appelle traditionnellement « la gauche » et ses acteurs ou représentants, Basile de Koch ne mâche pas ses mots et parle « cru et dru ». Les citations sont nombreuses, notamment à partir de l’époque moderne. Pour ne pas être accusé de faire des coupes sombres et de choisir des citations percutantes ou ambiguës, je serais exhaustif, quitte à être un peu rébarbatif. La charge commence page 60 avec plusieurs tirs de haute volée, notamment :
Diderot qui, avec son équipe de chercheurs socialistes », rédige de 1751 à 1772 l’Encyclopédie manifeste de l’idéologie optimiste et rationaliste qui donnera au monde la démocratie libérale, le communisme et Bernard-Henri Lévy.
Voltaire est surtout le premier intellectuel de gauche, dans la mesure où il est très à l’aise dans la haute société qu’il dénonce. Esprit universel, il est aussi l’ancêtre du fascisme avec ses considérations sur les juifs et les Noirs.
À la page suivante l’époque est mise en avant comme le :
triomphe des intellectuels de gauche ; parasites talentueux de la société d’Ancien Régime
Après une éclipse de plusieurs décennies, la critique féroce du socialisme est de retour avec (p. 78) :
À part ça, deux épidémies font rage : le choléra en 1832, et le socialisme pendant tout le règne.
À la page suivante on peut noter une certaine hostilité par une association de phénomènes à travers cette phrase :
Le capitalisme s’est développé, avec ses trains, ses pauvres exploités et ses socialistes.
L’époque du Second Empire est également le prétexte à une critique acerbe et ce à travers les aménagements parisiens du baron Haussmann. De fait l’œuvre de ce dernier est louée (p. 82) car elle :
aère Paris en rasant des quartiers entiers de taudis sordides et socialistes […].
Enfin, l’auteur ne peut s’empêcher, autour de la guerre d’Algérie, d’imputer une nouvelle fois une faute à la gauche – cette fois-ci non française – dans le déclenchement du conflit (p. 110) :
Le 1er novembre 1954, une poignée d’Arabes socialistes – on dit à l’époque des « salopards » – déclenche la guerre d’Algérie.
In fine l’ambition première de Basile de Koch est de démontrer qu’être « de gauche » c’est aussi méprisable et répréhensible idéologiquement et moralement (dans le cadre du « politiquement correct ») qu’être « de droite ». L’élément le plus représentatif de cette idée est un nouvel extrait de la page 90 :
À ce propos, on notera que la droite nationaliste est anticolonialiste ; le colonialisme est alors l’idée et l’oeuvre de la gauche au pouvoir. Un des théoriciens de cet impérialisme progressiste, Jules Ferry parle d’ailleurs du « devoir d’assistance des races supérieures aux races inférieures ». La gauche de l’époque est raciste, ce qui peut favoriser l’union nationale avec la droite.
Si on part du principe que pour Basile de Koch la Révolution, et notamment la période de la Terreur, est un événement nécessairement à relier à la partie gauche de l’échiquier politique, actuel ou d’époque, alors on peut tirer argument d’un nouvel extrait. En effet, à la page 66 l’auteur écrit :
1793 est pour les Français une « annus horribilis » : guerre à toutes les frontières, guerre civile contre la Vendée rebelle. Là encore, la Révolution innove en menant une politique volontariste de génocide idéologique.
Avant de conclure cet article, il me paraît nécessaire de rendre compte de deux autres tendances idéologiquement lourdes de Basile de Koch : sa rancoeur contre les autres religions monothéistes que le catholicisme ainsi qu’une dépréciation assez marquée pour l’homosexualité. Si la religion du Prophète est assez peu touchée (la seule mention concerne la bataille de 732 durant laquelle Charles Martel « sauve momentanément le pays du péril islamiste », p. 17), le protestantisme est pris à partie plusieurs fois. Par exemple page 49 Basile de Koch y fait deux fois référence. Tout d’abord en commentaire du dessin de Luc Cornillon (« Le roi, naturellement bon, fut rendu encore meilleur par son ministre l’excellent (quoique protestant) Sully. ») puis dans le résumé du chapitre (« Malgré le double handicap de la naissance protestante et de l’accent rocailleux, Henry de Navarre réussit à gagner le coeur des Français […]. »).
Pour ce qui est de l’homosexualité, il semblerait que cela constitue quelque chose à nécessairement éviter. De fait la première occurrence de cette thématique apparaît dans le chapitre consacré à Louis IX (p. 26-27). On y lit :
Durablement marqué par cette mère exemplaire [Blanche de Castille nda], Louis ne sombrera pas pour autant dans l’inversion et la sodomie, sévèrement condamnées par cette Eglise dont il se veut le premier serviteur.
Après une éclipse de plusieurs pages, l’homosexualité revient, sans trop de surprise, dans le débat autour d’Henri III. Page 46 Basile de Koch affirme :
À part ça, Henri III est très raffiné et sensible. A-t-il eu pour autant des penchants homosexuels ? Il semble bien que cette imputation infamante ait été propagée par les Guise, ses grands ennemis ultra-cathos, sur la seule base d’un entourage masculin, élégant et sophistiqué.
De façon plus surprenante Basile de Koch gratifie son lecteur de deux autres citations et ce à propos de Louis XIII et au cours de l’époque de Louis XIV. De fait, page 50 on trouve la phrase suivante :
Malheureusement, il [Louis XIII nda] restera marqué par ces épreuves et à moitié homosexuel.
Enfin, page 56 il ressort d’une saillie que l’homosexualité est quasiment un « troisième sexe », différent du sexe masculin ou féminin. En effet, selon l’auteur
Grâce au prodigieux binôme Molière-Lully se développe une industrie du spectacle baroque – avec le roi comme danseur étoile – qui, trois cent ans plus tard, continue de toucher hommes, femmes et homosexuels.
Pour conclure, son identification comme un nouvel avatar des « historiens de garde » peut se faire grâce à l’épilogue de l’ouvrage. Pour être juste citons tout d’abord Basile de Koch : « … Et nous voici arrivés au terme – provisoire – de notre histoire, la plus belle des histoires : l’Histoire de France. […] De Vercingétorix à Jacques Chirac, regardons-les défiler, les personnages de notre saga plurimillénaire. Regardons-les remonter ensemble la plus belle des avenues, ces Champs-Elysées dont les anciens Grecs faisaient déjà un paradis2. Mais la France n’est-elle pas tout entière un paradis, grâce bien sûr aux institutions de la Ve République, mais aussi au sacrifice des héros et martyrs dont nous venons de lire l’histoire, notre Histoire ! ». Tout ceux qui ont suivi la polémique autour des écrits de Lorant Deutsch ont en mémoire cette phrase de l’acteur-écrivain prononcée lors d’une interview sur Europe 1 :
« L’Histoire de France est la plus belle des histoires »
Ce livre [Hexagone nda], c’est un voyage sur cette histoire. C’est la plus belle des histoires, c’est la nôtre, qu’on soit ici depuis toujours ou depuis deux secondes !
De même on s’étonnera, seulement à moitié, du partage de point de vue sur un événement bien particulier : la bataille de Poitiers en 732. Voilà comment Lorant Deutsch interprète cet événement dans Hexagone (p. 232) :
Je le sais bien, la bataille de Poitiers, le Croissant contre la Croix, l’union sacrée des chrétiens et des païens contre l’envahisseur musulman dérangent le politiquement correct. On voudrait une lutte moins frontale, davantage de rondeurs, un christianisme plus mesuré, un islam plus modéré… Alors pour nier ce choc des civilisations, certains historiens ont limité la portée de la bataille remportée par Charles Martel. Mais non, disent-ils, on ne peut pas parler d’une invasion, ce fut à peine une incursion, une razzia destinée à dérober quelques bijoux et à enlever les plus girondes des Aquitaines.
La citation de Basile de Koch (p. 16) est infiniment plus courte, mais tout aussi sans appel et percutante :
Le maire le plus fameux demeure Charles Martel qui, en 732, repousse à Poitiers des envahisseurs arabes (rayé et remplacé par « guerriers venus du Sud). Le choc des cultures est déjà violent !
Dans les deux textes une référence implicite au « choc des civilisations » cher à Samuel Huntington.
In fine en forçant un peu le trait il serait possible de rapprocher les deux membres de la « société du spectacle ». Toutefois, je ne pense pas qu’il faille placer Basile de Koch comme « maître à penser » ou « inspiration » de l’auteur de Métronome et Hexagone (même si le penseur apprécie le travail du comédien, se connaissent-t-ils personnellement ?) puisque l’idée de l’histoire de France comme la plus belle des histoires fait largement florès dans le milieu de l’histoire réactionnaire, comme par exemple – dans une autre formulation – chez Franck Ferrand ou Stéphane Bern. Basile de Koch serait-il l’avant-garde des historiens de garde ? La date de parution de l’ouvrage, 2004, tend à accréditer l’hypothèse, mais, là aussi, c’est une question à laquelle je me garderais de répondre autrement que par un laconique « c’est possible/c’est plausible ». Il n’en demeure pas moins que la date de l’ouvrage pose la question du point de départ du phénomène des historiens de garde. Quand et comment les théories historiques de la droite et l’extrême-droite ont su se frayer un chemin en se montrant sous les atours du décalé, du « fun » ? Malgré les très nombreuses qualités qu’il recèle, l’ouvrage de William Blanc, Christophe Naudin et Aurore Chéry ne répond pas, je crois, à cette interrogation. Cela me semble une thématique intéressante à explorer et surtout un travail nécessaire. En effet, à mon avis cela va de paire avec l’objectif de popularisation d’une histoire scientifique de qualité. L’idée est de décortiquer les réseaux d’influence qui permettent la diffusion de ce phénomène, de comprendre les raisons d’un tel succès et in fine de savoir adapter l’offre historique « grand public » à la nouvelle demande, le tout sans y perdre son âme. « Vaste programme », comme aurait dit le général de Gaulle.
On remarque là un clin d’oeil au film de Sacha Guitry, Remontons les Champs-Élysées (1938), premier grand film historique de Guitry, premier essai de ce réalisateur de transposer une histoire de France mythifié à l’écran. Pour plus de détails sur les liens entre Sacha Guitry et le roman national, voir Les Historiens de garde, chapitre V et cet article sur le blog Fovéa d’Adrien Genoudet : Sacha Guitry ou l’histoire aveugle, ndlr. ↩
Dans le cadre de l’émission consacrée à « la place de l’histoire dans notre société », Aurore Chéry a été interviewée par des journalistes de Radio France. Extrait :
William Blanc a été invité par Emmanuel Laurentin afin de parler des « Historiens de garde »
Médias le magazine, France 5, le 19 mai 2013 :
Lors d’une émission quasi-promotionnel des oeuvres de Stéphane Bern et de Franck Ferrand, il a été question des Historiens de garde. Notre réaction et notre analyse ici et la vidéo ci-dessous :
La rentrée 2013 est décidément riche en émotions. Après Dimitri Casali et Franck Ferrand, voilà que les historiens de garde bénéficient à nouveau d’un soutien médiatique de poids avec le groupe Le Figaro.
Lorànt Deutsch a ainsi bénéficié de la couverture du Figaro magazine pour faire passer sa vision rétrograde de l’histoire (de France, forcément de France, le reste n’existant pas). Mais c’est surtout le Figaro Histoire n° 10 (octobre 2013) qui s’illustre dans le merveilleux. Oui, le merveilleux, vous avez bien lu. Car le Figaro Histoire s’apparente à un véritable conte de fées.
Pas convaincus ? Laissez-moi vous expliquer.
On pourra tout d’abord s’étonner qu’une publication historique consacre son éditorial à un panégyrique d’Hélie de Saint Marc, figure de l’Algérie française, décédé en août 2013. Sans doute que l’actualité des sciences historiques était à ce point vide qu’il a fallu au rédacteur en chef, Michel De Jaeghere, se creuser la tête pour célébrer un homme qui “appelait son interlocuteur aux réalités invisibles qui donnent sa valeur à l’existence”. Le conte de fées, round 1.
Quelques pages plus loin, voilà la longue interview accordée par Jean Sévillia en l’honneur de la publication de son nouveau livre : Histoire passionnée de la France1. Jean Sévillia ne risque pas grand-chose en occupant les colonnes du Figaro Histoire : il en est membre du conseil scientifique (et on se demande bien à quel titre). Aussi célèbre-t-il, sans la crainte d’être repris, Jacques Bainville, journaliste antisémite d’Action française, qui a commis plusieurs récits historiques durant l’entre-deux-guerres qui servent aujourd’hui de bréviaire à nombre d’historiens de garde, de Max Gallo à Lorànt Deutsch2. Pour le reste, les mensonges de Jean Sévillia ne surprennent plus. La réforme de l’histoire à l’école entretiendrait « l’idée folle que les Français d’origines sont des descendants de bourreaux et de criminels. » (p. 23), alors qu’ « On [mais qui est ce « on » ?] engage les enfants issus de l’immigration à se tourner vers leur passé communautaire » (idem)3. Des propos qui n’ont rien d’étonnant dans la bouche d’un homme pour qui l’histoire (de France) n’apprend qu’à “aimer par-dessus tout l’unité”. Pour l’esprit critique, pour la réflexion, pour la formation du citoyen, sans même évoquer la compréhension des sociétés passées, on repassera. Le conte de fées avant tout…
Mais pas le temps de souffler, car la magie continue. Voilà, p. 25, la célébration (on n’ose pas parler de critique) du livre de Patrice Gueniffey. Un historien, un pur, un vrai, nous rétorquera-t-on. Oui, un vrai historien qui a affirmé sans sourciller que Jacques Bainville n’était pas antisémite, aidant ainsi à la réhabilitation d’un homme dont l’œuvre “historique” faisait voir rouge des historiens comme Marc Bloch4. Pas étonnant que les travaux de Gueniffey (qui, dans sa biographie de Bonaparte, défend une histoire incarnée, comprenez, centrée sur un grand homme) bénéficie des largesses du Figaro Histoire.
Attendez, ce n’est pas fini. Voilà une double page consacrée au comédien Maxime d’Abboville (p. 36-37), qui a mis en scène une leçon d’histoire de France au théâtre dont le texte est à la fois inspiré de Michelet, mais surtout, de Bainville, cité deux fois, qu’il trouve “trop intelligent”5. Eh oui, toujours le même Bainville qui revient encore et encore. Y aurait-il un message subliminal derrière cette répétition ? Un Bainville que le comédien transmet aux enfants avec joie et qui, selon lui, déclare à la sortie du spectacle que “si ça se passait comme ça à l’école, ils s’intéresseraient plus à leurs cours”. Salauds de profs, ils ne comprennent rien aux contes de fées !
Au rayon des curiosités, on appréciera la tribune de Jean-Louis Thiérot, ancien député suppléant UMP qui avait osé, dans le n°4 du Figaro Histoire, attribuer une citation de Pétain à Marc Bloch, historien, juif et résistant. Enfin, notons en troisième de couverture une publicité pleine page pour l’émission « Au cœur de l’histoire » de Franck Ferrand. Tiens, c’est bizarre, ce nom me dit quelque chose…
Certes, quelques historiens participent au Figaro Histoire. Mais le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il ne sont pas légion6. Notons néanmoins la participation de Christophe Dickès, spécialiste de… Jacques Bainville (encore lui !) qui expliquait à qui voulait bien l’entendre que le journaliste d’AF n’avait pas été pro-mussolinien. Pour le reste, la plupart des intervenants sont des journalistes qui gravitent dans les sphères de la droite catholique. Michel De Jaeghere est ainsi membre de l’association Renaissance catholique (voir le post-scriptum).
Et le conte de fées, dans tout ça ? Mais, ma foi, c’est évident. À l’instar de la citrouille changée magiquement en carrosse, voilà, grâce au financement d’un sénateur milliardaire7, un fanzine nationaliste déguisé en publication historique respectable. Ou un peu de magie Disney revisitée par Charles Maurras.