Lorànt Deutsch, la Croix et le Croissant
Après notre travail sur Métronome, il était tentant de vouloir passer à autre chose et d’éviter de devenir les spécialistes ès Lorànt Deutsch, tant les enjeux dépassent de loin ce personnage.
Pourtant, force est de constater qu’il est impossible, après une première lecture, de rester sans réaction, même si le livre tombe une nouvelle fois des mains, par son style, et surtout par un fond encore plus problématique que le précédent.
Nous avons donc choisi, pour cette première analyse critique du livre Hexagone, de nous concentrer sur le chapitre « Le Croissant et le Marteau » (p. 219-235), consacré à la bataille de Poitiers (celle de 732) qui, lui d’être un événement anodin, a été l’objet d’une de nombreuses récupérations politiques.
LA CONQUÊTE MUSULMANE SELON LORÀNT DEUSTCH : MASSACRES ET TRANSFORMATION DES LIEUX DE CULTE EN MOSQUÉES
Contrairement à Métronome, Lorànt Deutsch propose cette fois une bibliographie de quelques pages, assez pléthorique, dans laquelle les biographies tiennent une place importante, et où il n’est guère étonnant de croiser Jacques Bainville ou Pierre Gaxotte.
Pour la bataille de Poitiers, il semblerait que le comédien se soit essentiellement basé sur la biographie de Charles Martel par Jean Deviosse. Si l’édition indiquée date de 2006 (chez Tallandier), il faut savoir que les premières éditions de cet ouvrage datent de la fin des années 701. Un détail important car, depuis, les recherches historiques sur cet événement ont évolué.
Lorànt Deutsch présente ainsi le contexte dans lequel va se dérouler la célèbre bataille :
L’islam conquérant a quitté les terres désertiques d’Arabie pour se lancer à l’assaut du monde. Les Arabes – les Sarrasins, disent les chrétiens – ont occupé l’Espagne au nom d’Allah le Miséricordieux et, en vertu de la foi qui doit se propager partout, ils ont transformé églises et synagogues en mosquées. (p. 223)
Passons pour l’instant sur le style et le choix du vocabulaire, sur lesquels nous reviendrons. La présentation pose déjà quelques problèmes. Deutsch met l’accent sur le caractère religieux de cette expansion, alors que la réalité est un peu plus complexe. Les conquêtes avaient avant tout une dimension politique et impériale, qui plus est dans un contexte difficile pour les conquérants. Tout d’abord, la dynastie omeyyade commençait à connaître des difficultés dues à l’immensité des territoires conquis (elle est d’ailleurs renversée par les Abbassides moins de vingt ans après Poitiers) et, surtout, la conquête de la rive sud de la Méditerranée, du Maghreb puis de l’Espagne, s’est faite en plusieurs fois, entrecoupée de crises au sein de l’empire musulman, et de résistances (comme celle de la Kahina). Si l’avancée a été rapide pour l’époque, ce n’est pas tout à fait le rouleau-compresseur que nous présente Deutsch. Mais l’important pour le comédien est le caractère spectaculaire, et un sentiment de danger imminent venant de peuplades reculées, voulant effacer les autres religions que la leur.
Plus important en effet que les détails de la conquête musulmane, c’est la dimension religieuse, et les méthodes que le comédien attribue aux Arabes qui interpellent. Il les accuse d’avoir « transformé églises et synagogues en mosquées » (p. 223). Si effectivement il y a eu ce genre de décisions de la part des musulmans, l’un des aspects les plus fondamentaux, et ce sans l’idéaliser, est leur relative tolérance envers les chrétiens et les juifs. Ces derniers ont pu en général conserver leurs lieux de culte, et ils ont dû subir en échange le statut de dhimmi, basé essentiellement sur le paiement d’un impôt et la reconnaissance du pouvoir mis en place.
En Espagne, la conquête a été possible en partie grâce à l’alliance d’un chrétien, le comte Julien, avec les musulmans, contre le roi wisigoth Roderic (ou Rodrigue). La passivité de la population wisigothique, voire parfois le ralliement de certains habitants, auraient précipité la chute de la monarchie wisigothique. L’exemple du traité de Tudmir (714), signé entre un noble wisigoth et le futur gouverneur d’Al Andalus est à ce titre très parlant :
Au nom d’Allah le Miséricordieux (…). Écrit adressé à Tudmir b.’ Abdush (le noble wisigoth. NdA). Ce dernier obtient la paix et reçoit l’engagement, sous la garantie d’Allah et de son Prophète, qu’il ne sera rien changé à sa situation, ni à celle des siens. Que son droit de souveraineté ne lui sera pas contesté ; que ses sujets ne seront ni tués, ni réduits en captivité (…) qu’ils ne seront pas inquiétés dans la pratique de leur religion ; que leurs églises ne seront ni incendiées, ni dépouillées de leurs objets de culte2.
On est donc loin de la conquête violente et de la persécution religieuse…
Plus loin, Lorànt Deutsch enfonce le clou sur les méthodes de conquêtes des musulmans :
Franchissant les Pyrénées, Coran dans la main, cimeterre dans l’autre, ils ont envahi Narbonne et sa région, massacrant les défenseurs de la ville, envoyant femmes et enfants en esclavage, offrant terres et habitations à des milliers de familles musulmanes venues d’Afrique du Nord (p. 224).
Une fois encore, Deutsch veut insister sur la violence des conquérants. Or, il semble se baser sur L’Histoire Générale du Languedoc, ouvrage datant du XVIIIe siècle, et qui opposait la violence musulmane à la brillante résistance chrétienne. « Semble » car ce livre n’est pas cité dans sa bibliographie, et que Deutsch reprend à son compte et à sa façon le travail de Jean Deviosse sur Charles Martel. Pourtant, il aurait pu lire Philippe Sénac, qui affirme qu’il « est difficile de souscrire à cette opinion qui repose sur la volonté de valoriser la résistance chrétienne tout en noircissant l’adversaire3. » Une nouvelle fois, le comédien s’accommode des sources, les trie et leur fait dire ce qu’il veut bien qu’elles disent…
UNE RAZZIA OU UNE CONQUÊTE ?
Il semble également avoir fait son choix sur les raisons de l’incursion des Arabes en Aquitaine. Ainsi, méprisant les travaux les plus récents des historiens (on y reviendra), il affirme que le but des Arabes était bien de conquérir la Gaule :
La Gaule serait-elle à prendre elle-aussi ? (p. 224)
Deutsch parle plus loin d’une « population d’hommes, de femmes, d’enfants et d’esclaves pressés de prendre possession des futures terres occupées. » (p. 225) Les musulmans sont ainsi des « envahisseurs » (p. 228), une « population qui croyait pouvoir venir s’installer sur les riches terres de Francie » (p. 231).
Les raisons de l’attaque de l’Aquitaine par les Arabes font débat chez les historiens4. Il semblerait qu’aujourd’hui, la thèse d’une simple razzia (défendue notamment par Françoise Micheau), ou alors d’une razzia préparant éventuellement une conquête (Pierre Guichard), tiennent la corde. Mais les sources ne permettent en aucun cas d’être catégorique. Lorànt Deutsch, lui, en est certain. Il est pourtant faux d’affirmer, comme il le fait, que l’armée d’Abd al-Rahman était suivie d’une population entière prête à coloniser les terres conquises. Lors de leurs incursions en Septimanie, les Arabes ont pris des villes (comme Narbonne), y ont installé un gouverneur et une garnison, mais très rarement une population arabe ou berbère. Ceci expliquant en partie d’ailleurs leur tolérance envers les populations locales, et notamment leurs cultes : il est plus facile d’installer son pouvoir en ayant la population de son côté. C’est d’ailleurs comme cela que les Arabes ont procédé en Al Andalus. L’intention de Deutsch est évidemment de faire croire à une colonisation massive et programmée.
LA BATAILLE DE POITIERS : UNE CROISADE ?
La liste des erreurs et approximations historiques du comédien serait encore longue. Mais la plus frappante reste l’idée selon laquelle une partie de l’Occident se serait unifié sous la bannière de Charles pour vaincre le « déferlement sarrasin ».
Le chef franc [Charles Martel] doit, lui aussi, mobiliser une puissante armée. Les soldats d’Austrasie, bien qu’expérimentés et disciplinés, ne suffiront pas à contenir les houles musulmanes. Alors, Charles se hâte de conclure des accords avec tous les bouillonnants peuples germaniques, les Alamans, les Saxons, les Thuringiens. Il réunit ces guerriers sous la bannière du Christ, et si certains d’entre eux sont païens, ça ne fait rien ! (p. 225-226. Texte en gras souligné par nos soins.)
Le terme n’est pas employé, mais difficile d’y voir autre chose qu’une allusion à la croisade, notamment quand Deutsch emploie « la bannière du Christ ». Une croisade bien œcuménique, puisqu’elle accepte les païens (en voie de christianisation quand même…). Or, l’idée de guerre sainte et de croisade en Occident date des Xe et XIe siècles. Elle est l’aboutissement d’un long processus spécifique au christianisme latin qui aboutira, notamment, à la création des ordres militaires (Templiers, Hospitaliers)5. Rien de tel au VIIIe siècle lors de la bataille de Poitiers où l’aspect politique de l’affrontement est au moins aussi important que la dimension religieuse.
« LA CHEVAUCHÉE SANGLANTE DES CHRÉTIENS VICTORIEUX »
Après avoir étudié quelques exemples des problèmes historiques que posent les choix de Deutsch, il est temps de s’attarder sur le vocabulaire qu’il choisit. En effet, l’emploi de certains mots et expressions laisse sans voix tant le comédien va loin dans l’image de la menace violente du musulman.
Nous avons déjà évoqué son usage systématique des termes « massacres », « pillages », ou de l’insistance sur la réduction en esclavage des populations conquises, et la destruction des lieux de culte (« les troupes de l’islam […] se contentent d’incendier la basilique Saint-Hilaire », p. 228). Mais les termes utilisés pour parler du nombre et des Arabes (ou Sarrasins, Berbères, musulmans…) laissent encore pantois ; ainsi, les « envahisseurs » forment une « masse immense » (p. 225), une « horde » (p. 225), un « déferlement sarrasin » (p. 225), des « houles musulmanes » qu’il s’agit de « contenir » (p 226) !
A l’inverse, Lorànt Deutsch insiste sur la piété des adversaires des musulmans, et sur l’importance des lieux sacrés menacés. Le duc Eudes est par exemple représenté comme une sorte de pacifiste (ayant tout de même un « intérêt particulier » à l’arrêt des combats), « [prônant] avec passion la grande fraternité universelle, l’amitié entre les enfants du Christ et ceux d’Allah […] », et il envoie une ambassade de paix. Mal lui en prend, l’ennemi est versatile : l’allié Munuza étant tué par le nouvel émir d’Al Andalus, « la stratégie pacifique du duc Eudes avait donc mené […] à l’impasse politique » (p. 225). La fille d’Eudes, quant à elle, est quasiment canonisée :
À Toulouse, la jeune fille pleura beaucoup, mais se résigna finalement à accomplir ces deux actes pieux : obéir à son père et sauver son pays. Une dernière fois, elle alla prier à la basilique Saint-Sernin, et prit congé des bons paroissiens qui l’avaient accompagnée. (p. 224)
L’ombre divine n’est jamais très loin avec Lorànt Deutsch, et pas seulement derrière « la bannière du Christ ». L’émir andalou n’a pas pu entrer dans Poitiers ? « La chrétienté est sauvegardée » (p. 229). Dieu probablement aussi derrière la victoire de Poitiers, cette « chevauchée sanglante des chrétiens victorieux » (p. 231) contre l’armée musulmane et « cette population qui croyait pouvoir venir s’installer sur les riches terres de Francie » (p. 231)…
Une opposition religieuse que Lorànt Deutsch assume dans sa conclusion sur la bataille, une partie qui tranche véritablement avec Métronome.
LORÀNT DEUTSCH ET LE « CHOC DES CIVILISATIONS »
Si dans Métronome, Lorànt Deutsch restait relativement timide, ou flou, sur ses choix idéologiques et sur les raisons de raconter une telle histoire, la polémique de 2012/2013 a permis d’y voir un peu plus clair. Sa proximité avec Patrick Buisson (même si le comédien a essayé de faire croire qu’il ignorait qui était vraiment l’ancien journaliste d’extrême droite), son monarchisme militant, sa critique ouverte des programmes scolaires ont éclaté au grand jour.
Avec Hexagone, il va plus loin encore. Certaines expressions choisies interpellent sur de possibles parallèles contemporains.
… des milliers de familles musulmanes venues d’Afrique du Nord (p. 224)
… toute cette population qui croyait pouvoir venir s’installer sur les riches terres de Francie. (p. 231)
La bataille de Poitiers n’est pas n’importe quelle bataille. Elle est devenue très vite, et l’est encore plus aujourd’hui, un marqueur idéologique clair. Charles Martel est ainsi vu par les identitaires et l’extrême droite, jusqu’à Marine Le Pen, comme celui qui a arrêté l’invasion, un héros ayant sauvé la nation du péril musulman. Péril représenté aujourd’hui, selon ces extrémistes, par l’immigration, principalement celle venue d’Afrique du Nord. Le Bloc identitaire a ainsi salué la récente occupation de la mosquée de Poitiers par Génération identitaire comme « un acte de résistance hautement symbolique ».
Lorànt Deutsch ignore-t-il cela, comme il a prétendu ignorer qui était vraiment Patrick Buisson ? Est-il prêt à être soutenu, une nouvelle fois, par les identitaires, comme cela était arrivé en juillet 2012, à son corps défendant ? En adoptant cette approche et ce vocabulaire, on peut se poser la question…
Plus loin, il assume en revanche totalement un choix idéologique :
Je le sais bien, la bataille de Poitiers, le Croissant contre la Croix, l’union sacrée des chrétiens et des païens contre l’envahisseur musulman dérangent le politiquement correct. On voudrait une lutte moins frontale, davantage de rondeurs, un christianisme plus mesuré, un islam plus modéré… Alors pour nier ce choc des civilisations6, certains historiens ont limité la portée de la bataille remportée par Charles Martel. Mais non, disent-ils, on ne peut pas parler d’une invasion, ce fut à peine une incursion, une razzia destinée à dérober quelques bijoux et à enlever les plus girondes des Aquitaines. Charles Martel s’est énervé un peu vite, il aurait dû attendre quelques semaines et les Arabes seraient sagement rentrés chez eux, en Espagne. (p .232. Texte souligné par nos soins)
Caricaturant avec ironie et un grand mépris la position scientifique d’historiens dont il ne cite même pas le nom (y compris dans la bibliographie), il fait sienne la théorie du choc des civilisations, après avoir défendu celle – tout autant marquée idéologiquement – du « génocide » vendéen7.
On connaît aujourd’hui l’ambiance pesante qui règne en France, notamment une montée de l’islamophobie qu’il serait difficile de nier. On peut dès lors s’inquiéter qu’une célébrité comme Lorànt Deutsch semble reprendre à son compte une version pour le moins problématique de la bataille de Poitiers, en particulier la manière avec laquelle il la raconte.
Alors que Dimitri Casali nous a gratifiés de son Lavisse augmenté, que Franck Ferrand a enchaîné les contrevérités sur les programmes scolaires, que le prochain Jean Sévillia ne va pas tarder à être publié, la sortie de Hexagone, et les angles choisis par son auteur, montrent bien que l’offensive des historiens de garde n’a pas cessé, bien au contraire. Il est de la responsabilité des médias, et pas seulement d’eux, d’apporter un véritable regard critique sur ces usages publics de l’histoire.
Christophe Naudin
BIBLIO-VIDÉOGRAPHIE
- Pour un article de synthèse facile d’accès, on regardera F. Micheau, « 732, Charles Martel, chefs des Francs, gagne sur les Arabes la bataille de Poitiers », dans A. Corbin (dir.) 1515 et les grandes dates de l’histoire de France, Seuil, 2005, p. 34-38.
- Pour une synthèse de la critique de la théorie du choc des civilisations, on regardera avec intérêt cette émission du Dessous des cartes datée de 2002 :
- J. Deviosse, Charles Martel, éditions Tallandier, 1978 (réimpr. 2006). ↩
- Cité par B. Foulon, E. Tixier du Mesnil, Al-Andalus. Anthologie, Flammarion, 2009, p. 42 ↩
- P. Sénac, Les Carolingiens et al-Andalus (VIIIe-IXe siècles), Maisonneuve & Larose, 2002, p. 16 ↩
- Le médiéviste Henri Pirenne, dans les années 30, pensais déjà que la bataille de Poitiers n’était qu’une razzia. « Cette bataille n’a pas l’importance qu’on lui attribue. Elle n’est pas comparable à la victoire remportée sur Attila. Elle marque la fin d’un raid, mais n’arrête rien en réalité. Si Charles avait été vaincu, il n’en serait résulté qu’un pillage plus considérable. » H. Pirenne, Mahomet et Charlemagne, Alcan, 1937, p. 136 ↩
- Voir à ce sujet J. Fiori, La Guerre sainte La formation de l’idée de croisade dans l’Occident chrétien, Aubier, 2001 ↩
- Théorie développé par Samuel Huntington, très conservateur professeur de sciences politiques à Harvard, selon laquelle le monde serait divisée en blocs civilisationnels inconciliables, parmi lesquels on compterait l’Occident et l’Islam. Voir S. Huntington, Le Choc des Civilisations, Éditions Odile Jacob, 2007. ↩
- Voir Les Historiens de garde, p. 75-78. ↩
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