Max Gallo, l’homme de l’âme. Partie 1. Méthode, programme, modèles.
C’est à un oublié du livre Les Historiens de garde qu’il faut rendre justice1. Auteur de nombreux romans historiques (qu’il nomme des « romans-histoire ») et biographies romancés (deux tétralogies consacrées à Napoléon – 1997 – et à De Gaulle – 1998 -), Max Gallo va, surtout à partir de 2006, entamer une véritable production historique en sortant du roman et en produisant deux ouvrages : L’Âme de la France, sous-titré Une histoire de la Nation des origines à nos jours (2007) et un Dictionnaire amoureux de l’histoire de France (2011), auxquels il faut ajouter un livre d’entretiens avec Paul-François Paoli, Histoires particulières (2009) où il mêle son propre storytelling à sa vision de l’histoire de France. L’Âme de la France nous semble être un ouvrage essentiel. Précédant de quelques années la vague, incessante depuis, de livres écrits par des historiens de garde2, il les annonce en grande partie. Il est à ce titre un livre-programme dans tous les sens du terme, un programme que l’académicien précisera à la sortie de son Dictionnaire amoureux : « Mon travail, c’est de ranimer le roman national français. » 3. Certes. Mais de quel roman national parle-t-on ? Et surtout, sur quoi l’appuie-t-il ?
UNE HISTOIRE STROMBOSCOPE
Force est de constater que les travaux de Max Gallo ressemblent plus à une longue litanie de maximes et d’aphorismes réunis en paragraphes très courts qu’à un texte d’analyse. Ses conclusions, qu’il lance à la cantonade, ne s’appuient souvent sur rien.
Héloise et Abélard vont au bout de l’amour courtois, emportés par leur passion amoureuse.
Ils ne sont pas enfermés dans et par leur amour.
Ils sont dans la société.
[…]
Ainsi, dans ce XIIe siècle, commencent à surgir les traits qui caractériseront la France. La femme, l’amour y jouent un rôle majeur.
En 1180, quelques années après la mort d’Héloïse, Philippe Auguste devient roi de France. Avec lui, à la bataille de Bouvines, le dimanche 27 juillet 1214, la « nation » française s’affirme face aux féodaux, à l’empereur germanique, au roi d’Angleterre.
Les étudiants de Paris, qui avaient aimé Abélard, rêvé d’Héloïse, dansent et chantent plusieurs jours pour célébrer le dimanche de Bouvines.
La France prend âme et corps4.
On le voit, la prose stroboscopique de l’académicien mêle, dans le désordre, des phrases dépourvues de sens (« Ils sont dans la société »), lie personnages et événements qui n’ont pas grand chose à voir entre eux (Héloïse et Abélard et la victoire de Bouvines), et jette des analyses toutes faites (transformer Héloïse en exemple des libertés féminines qui caractériseraient la France est, au mieux, une mauvaise blague5). Une manière d’écrire qui empêche tout recul, tout analyse, qui ne laisse pas le lecteur « respirer » mais, au contraire, l’entraîne dans un sorte de scansion patriotique, que l’académicien appuie sur des citations, généralement de grands hommes, placées le plus souvent dans le désordre le plus affolant, et évidemment, sans aucune référence bibliographique. Ainsi, pour illustrer des exemple d’amour de la France, place-t-il, juste après des citations de Simone Weil, Charles de Gaulle et de Louis Aragon, un extrait de La Chanson de Roland (qui, selon lui, « raconte l’histoire de Roland »6). Pour lui, le simple fait que l’expression « douce France » apparaisse plusieurs fois dans ce texte serait la preuve de l’existence d’un sentiment patriotique dès le XIe siècle7.
Le travail de l’académicien n’étant pas de faire de l’histoire, donc d’analyser le texte, mais de « promouvoir le roman national », il lui aura certainement échappé que le terme « France », au XIe siècle, ne désigne pas la même chose qu’aujourd’hui et, surtout, que le fait d’employer l’adjectif « doux » pour décrire une région ne veut pas dire que son auteur éprouve un sentiment d’attachement patriotique à son égard. Mais passons…
L’iconographie semble au contraire très sobre. Ainsi, les illustrations intérieures du Dictionnaire amoureux... (nous parlerons des couvertures de L’âme de la France plus tard) sont en noir et blanc et couvrent peu d’espace. Mais force est de constater que le choix (de l’auteur ? de l’éditeur ? Des deux ?) s’est porté, non pas sur une imagerie récente pouvant renouveler les représentations des sujets traités, mais plutôt sur des oeuvres très datées, plongeant le lecteur dans une culture visuelle reconnue et rassurante. Pour illustrer l’article « Alésia » du Dictionnaire amoureux…, le dessinateur Alain Bouldouyre s’est ainsi contenté (p. 24) de recopier le Vercingétorix jette ses armes aux pieds de Jules César (1899) de Lionel Royer, peintre d’histoire pompier et qui propos une vision pour le moins héroïque de l’événement, bien loin de ce qu’il a pu être dans la réalité8.
Le même recyclage iconographique s’opère pour l’image illustrant la bataille de Bouvines9, qui ne fait que reprendre la peinture d’Horace Vernet (1789-1863) sur le sujet.
Grands textes et images d’Épinal constituent les moyens du programme de Max Gallo. Voyons maintenant son contenu.
UN LIVRE-PROGRAMME
Pour l’académicien, le terme de programme prend plusieurs sens. Évidemment, il critique, comme les autres historiens de garde, les programmes scolaires d’histoire et réaffirme que l’objet principal de cette matière doit être « l’enracinement. »10 fondé sur une « chronologie » (comprendre des grandes dates glorieuses) :
Les repères chronologiques se sont dissous dans un magma où a sombré aussi l’histoire de France. Et on n’a pas donné pour autant « le goût » de l’histoire mondiale, sociale ou économique. Reste l’ignorance11.
Mais cette critique se fait jour dans le Dictionnaire amoureux…, en 2011, après le début de la polémique lancée, notamment, par Dimitri Casali12. Avec L’âme de la France, c’est surtout de programme électoral qu’il est question. Dans ce livre écrit en 2006, mais publié au début de 2007 en pleine campagne pour la présidentielle, Max Gallo fait un constat sans appel et dresse le portrait d’un pays au bord du gouffre.
Or, pour la France, le XXIe siècle tel qu’il commence, sera le temps des troubles. La nation est ankylosée par une crise profonde. Elle doute de son identité, et donc de son avenir.
Depuis qu’on ne se soucie plus de l’âme de la France, les problèmes quotidiens des Français se sont aggravés13.
Le doute identitaire, voilà l’adversaire de Max Gallo14. Le symptôme de ce mal, selon lui, c’est le déni d’histoire, alors qu’elle seule peut créer de l’identité et de l’avenir. Les causes en sont claires : l’oubli et de la repentance.
Les présidents qui se sont succédés depuis trente ans […] ont préféré parler des Français, leurs électeurs [plutôt que de l’âme de la France]… Adieu la France ont-ils lancé avec plus ou moins de nostalgie. Le premier jugeait que la France […] devait se fondre dans la communauté européenne15. Le deuxième concédait qu’elle était encore notre patrie, mais que son avenir s’appelait l’Europe. Le troisième l’invitait à la repentance perpétuelle. […] On leur a dit [aux Français] depuis trois décennies : Oublions les rêves de grandeur ! […] Effaçons notre histoire glorieuse de nos mémoires ! Elle est criminelle16.
La solution consiste alors, pour Max Gallo, à combattre ces fléaux en redécouvrant la véritable âme de la France ainsi que l’aurait dévoilé l’Histoire.
On ne peut bâtir l’avenir d’une nation sans assumer toute son histoire. Elle s’est élaborée touche après touche […] et c’est ainsi, d’événement en événement, de périodes sombres en moment éclatants, que s’est constitué l’âme de la France17.
Tout le projet historique de Max Gallo (que l’on retrouve déjà chez les historiens du XIXe siècle18) est résumé dans ces quelques lignes. Faire de l’Histoire, c’est révéler l’âme de la France et (re)créer de l’identité, une identité menacée par les particularismes (et certains, comme nous le verrons, bien plus que d’autres) et la repentance. Aussi se rallie-t-il le 13 mars 2007 à Nicolas Sarkozy, après que celui-ci a annoncé qu’il appuierait, en cas de victoire, la création d’un ministère de l’Identité nationale.
L’alors ministre de l’Intérieur correspond en effet au portrait du bon gouvernant (français) que dresse l’académicien, un homme pour qui « le destin de la France, de son identité, de ses intérêts nationaux » sont les « préoccupations premières »17.
Dans cette optique, le rôle de Max Gallo est double. Il est tout d’abord, à l’image de Lavisse, un « instituteur national », mais également un conseiller du prince. On ne peut nier l’influence qu’il a eue sur certains projets historiques du quinquennat Sarkozy. Ainsi, le projet de « maison de l’histoire de France », en réemployant notamment l’expression d’âme de la France, est-il largement inspiré par la prose de l’académicien, comme Nicolas Offenstadt l’avait déjà pointé en 200920. Dans la bibliographie du projet (disponible à cette adresse) écrit par le conservateur du patrimoine Hervé Lemoine, Max Gallo est l’auteur dont les ouvrages apparaissent le plus souvent. Sont ainsi placés, au milieu de plusieurs dizaines d’ouvrages d’historiens reconnus, les essais de Max Gallo (Fiers d’être français, 2006, et L’Âme de la France, 2007.), mais aussi son texte sur La Nuit des longs couteaux (publié en 1970 et dont on ne sait pas trop ce qu’il vient faire là). Son nom est de ceux qui apparaissent le plus dans le corps du texte. Ses récriminations sur le fait que le gouvernement de 2005 a refusé de célébrer le bicentenaire de la bataille d’Austerlitz21 sont ainsi reprises dans un long paragraphe et avec les mêmes termes. Ses réflexions sont enfin citées en exemple afin de définir le socle de connaissances qui seront proposées par le musée.
Alors que, depuis des décennies, les particularismes et les individualités, parfois les communautarismes, tous « les pluriels de l’histoire », semblent avoir donné l’impression que la France n’avait pas « une histoire singulière », donc pas d’âme, au prétexte qu’il n’y aurait pas « une France », mais des « France », tout comme il n’y aurait plus une langue de France, mais des « langues » de France, le centre chercherait à mettre en lumière les éléments constitutifs et singuliers, dans les deux sens du terme, de cette âme22.
Pareillement, force est de constater que Nicolas Sarkozy (qui sera présent lors de la cérémonie de réception de Max Gallo à l’Académie23) et Max Gallo ont tous deux la même manière d’écrire et de raconter l’histoire. Le Dictionnaire amoureux… 24 reprend ainsi le mélange de références et de grands noms, amenés pêle-mêle sans autre logique que d’abasourdir l’auditeur ou le lecteur, qui avait tant servi au succès du candidat de l’UMP en 200725. Mais derrière cette confusion savamment entretenue, Max Gallo et l’ancien président ont un adversaire en commun : la repentance.
LA REPENTANCE : L’ENNEMI
Au milieu de cette verve rhétorique, il est aisé de distinguer des thèmes phares. Nous l’avons vu, si la France est en crise, c’est que la faute en revient principalement à la repentance, qui serait source de désunion. Et Max Gallo à une idée bien précise de qui blâmer pour cela. Reprenons la citation des p. 21 et 22 de L’âme de la France où l’académicien énumère les fautes des présidents précédents :
Adieu la France ont-ils lancé avec plus ou moins de nostalgie. le premier jugeait que la France […] devait se fondre dans la Communauté européenne. Le deuxième concédait qu’elle était encore notre patrie, mais que son avenir s’appelait l’Europe. Le troisième l’invitait à la repentance perpétuelle.
Ce troisième président est évidemment Jacques Chirac. L’académicien l’affirme clairement à la fin du même ouvrage :
Car durant ces douze années de la présidence Chirac, ce n’est plus seulement le sens de l’avenir de la France qui est en question, mais aussi son histoire26.
Le premier mandat de Jacques Chirac a été le théâtre de deux événements que fustige Max Gallo : le discours du 16 juillet 1995 par lequel Jacques Chirac reconnaît les responsabilités de l’Etat français dans la Shoah27 et la loi Taubira du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance des traites et des esclavages comme crime contre l’humanité. Conséquence de ce mouvement de « repentance »28, il existerait maintenant, selon Max Gallo, une « nouvelle histoire officielle […] imposant aux historiens ces nouvelles vérités qu’on ne peut discuter sous peine de procès. » (p. 591). On retrouve là la rhétorique d’un Jean Sévillia29, qui, comme celle de Gallo, inspirera l’ensemble des historiens de garde qui ne cessent de parler d’une histoire « politiquement correcte ». Pourtant, les historiens travaillant sur la colonisation sont libres de le faire dans le sens qui leur convient. En fait de « procès », l’un des rares « historiens » a en avoir été victime est Max Gallo lui-même, attaqué par le CM98 sans succès pour avoir déclaré en 2004 à propos du rétablissement de l’esclavage par Bonaparte : « Cette tache, car c’est une tache réelle, est-ce que c’est un crime contre l’humanité ? Peut-être, je ne sais pas. »30
Sans nous prononcer sur le fond, la tactique de victimisation employée par Max Gallo annonce celle des historiens de garde, qui se présentent constamment comme des francs-tireurs menacés par l’institution. Dans l’affaire qui l’oppose au CM98, rien n’est plus faux. Max Gallo, académicien, représente bel et bien l’institution et l’homme de pouvoir dont le poids médiatique dépasse largement celle du CM98. Cette association, d’ailleurs, ne représente en rien une « histoire officielle », pas plus qu’il n’existe une pensée unique au sein de l’Éducation nationale quant à l’esclavage ou à la colonisation qui verrait tout en noir. Ce serait plutôt Max Gallo lui-même qui, concernant l’histoire colonial, serait d’un manichéisme impressionnant.
Ainsi, dans L’Âme de la France, la guerre d’Algérie est-elle imputé au seul FLN.
On commence déjà à égorger en Algérie. Un Front de libération nationale (FLN) s’est constitué. En août 1955, dans le Constantinois, il multiplie les attentats, les assassinats31
Rien n’est dit des conditions qui expliquent le soulèvement du FLN. La colonisation est évacuée en quelques lignes. La date de Sétif est évoquée32, sans que l’auteur n’explique ce qui s’est joué là-bas. le terme de massacre n’est d’ailleurs pas prononcé. Ce serait sans doute faire preuve de trop de « repentance ». Dans le Dictionnaire amoureux…, un article est certes consacré au 17 octobre 1961. Si Max Gallo ne tait pas l’horreur du massacre (il était, à l’époque, de gauche et opposé à la guerre d’Algérie), il explique l’événement par une chaîne causale pour le moins étrange. Ainsi, les policiers seraient mus par un « désir de vengeance » (face auquel Maurice Papon se serait laissé emporter) provoqué par les massacres du FLN dont le seul but serait « qu’un fossé rempli de sang sépare Algériens et métropolitains, pour que chaque Algérien soit contraint de s’engager. »33. N’en déplaise à l’académicien, la situation explosive de Paris ne s’explique pas par la seule brutalité (réelle) du FLN, mais aussi par celle de la Préfecture, usant notamment des supplétifs de la Force de police auxiliaire. Les morts, des deux côtés, mais aussi les actes de tortures dans le but d’obtenir des informations, furent malheureusement nombreux bien avant le 17 octobre 196134.
LE REMÈDE : LA DÉSAFFILIATION
En contrepoint de la « repentance » promue par Jacques Chirac, Max Gallo montre son admiration pour « la stratégie mémorielle » du général de Gaulle35. Le souvenir de l’homme du 18 juin hante les pages de Max Gallo et semble l’influencer. Tout comme lui, il semble voir l’histoire du pays comme une suite de crises (ou de défaites fondatrices) et de désunions contrebalancées par la présence de chefs providentiels et unificateurs à la tête de l’État. Ainsi l’académicien cite-il en exergue du Dictionnaire amoureux… (p. 7) cet extrait des Mémoires de guerre de Charles de Gaulle :
Vieille France, accablée d’Histoire, meurtrie de guerres et de révolutions, allant et venant sans relâche de la grandeur au déclin, mais redressée de siècle en siècle, par le génie du renouveau36.
Ces éléments de langage faisaient partie de la rhétorique du candidat Sarkozy en 2007. Il s’agissait de montrer que ce sont les autres (les communautaristes, les repentants) qui sont les facteurs de la désunion, du désordre, du danger, de la « crise identitaire », mais aussi de tisser une filiation entre son camp et des figures providentielles tels que Jaurès et saint Louis, qui auraient été mues par le même désir patriotique rassembleur. C’est cette stratégie de « désafilliation » qui a permis à Nicolas Sarkozy de se parer du prestige de quelques « grands hommes » de gauche et de brouiller l’origine réelle et barrésienne de son discours37 Max Gallo la reproduit (et peut-être l’a-t-il inspiré au candidat de l’UMP en 2007) avec la discipline historique en s’affirmant l’héritier d’une histoire scientifique, critique, alors qu’il est plus certainement, sur la forme et dans le fond, le continuateur d’un récit national identitaire romanesque, mythifié et rétrograde. Plus qu’un roman national, l’académicien a créé un roman historiographique.
Ainsi place-t-il en exergue de son livre, avant le sommaire et l’introduction, trois citations. Si la première, d’Ernest Renan, ne surprendra personne, les deux suivantes sont pour le moins étonnante. Viens tout d’abord la citation archi-célèbre (et bien déformée) de Marc Bloch (dans L’Étrange défaite, 1940) dont Nicolas Sarkozy fera, en plein débat sur l’identité national, son miel.
Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération.
Cette citation est suivie d’une phrase de Jacques Bainville tirée de son Histoire de France (1924) :
Le peuple français est un composé. C’est mieux qu’une race, c’est une nation.
Nous avons déjà expliqué en d’autres occasions, et notamment dans les pages des Historiens de garde (p. 153-170), en quoi cette association était gênante. Comparer Marc Bloch, historien reconnu, juif, républicain de gauche et résistant à un journaliste (qui n’était en rien historien, pas au sens scientifique du terme) de l’Action française, antisémite et admirateur de Mussolini (ce que l’académicien ne précise jamais) permet non seulement de désaffilier Marc Bloch, en ne faisant plus de lui l’historien critique qu’il était, mais un promoteur d’une histoire nationaliste38, mais en sus de réhabiliter Bainville, au point d’en faire, en tant qu’historien, l’égal de Bloch. Max Gallo inaugure là une habitude qui sera prise par une partie des historiens de garde et des publications qui leurs sont proche. Les œuvres de Bainville, d’une bien piètre qualité, ont ainsi connu une renaissance éditoriale au cours du quinquennat Sarkozy. Le numéro 4 du Figaro Histoire en fera même l’un des grands historiens français, titre que rien, pas même le succès de son Histoire de France dans les années 1920, ne peut justifier, en le mettant sur la même page que… Marc Bloch39.
En laissant accroire que deux hommes que tout opposait, comme Bainville et Bloch, ont pu être mus par un même sentiment, Max Gallo défend en filigrane la thèse qui voudrait que la République (et les républicains) ne fasse que prolonger l’œuvre de la monarchie. Cette idée se trouve affirmé de manière évidente sur la couverture de L’Âme de la France, où l’on voit une statue allégorique de Marianne (en fait, une photo de la statue érigée place de la République, à Paris, de Léopold Morice fondue en 1883). En bas, à sa gauche, sont représentés deux symboles, une fleur de lys (premier dans le sens de la lecture) et un bonnet phrygien. Le propos est évidemment de dire que la nation (représentée par Marianne) découle d’abord de la monarchie puis de la république40.
On ne peut qu’être frappé par la ressemblance entre cette couverture et celle de la Petite Histoire de France de Jacques Bainville (1930) illustrée par Job. La figure féminine ne représente certes pas la République (que Bainville honnissait ; d’ailleurs, on remarque que l’allégorie cache à moitié le coq et la cocarde tricolore) mais sans doute une muse (Clio ?). Néanmoins, l’emplacement des trois symboles (également dans le sens de la lecture) représentant la monarchie, l’Empire, puis la République (fleur de lys – aigle impériale – coq gaulois41) obéit à la même idée de continuité des régimes (et de l’antériorité de l’Ancien régime, d’où découleraient les autres).
La même remarque peut-être faite quant aux éditions de poche de L’Âme de la France (2009) en deux tomes. Le premier représente Louis XIV avec, en fond, des fleurs de lys. Le second, lui, montre une allégorie féminine devant un arrière plan de bonnet phrygien.
Mais revenons à Jacques Bainville, dont les travaux, et, au-delà, ceux de toute « l’école capétienne » sortie des rangs de l’Action française, semblent avoir eu une grande influence sur la manière qu’a Max Gallo d’envisager l’histoire, y compris dans ses méthodes42. Les historiens issus de ce mouvement refusaient d’appuyer leur récits historiques sur ce qu’ils appelaient les monuments (résultats de fouilles archéologiques, objets, bâtiments, mais aussi les documents comptables trouvés en archives) et leur préféraient les « témoignages », c’est-à-dire les mémoires et les chroniques écrites par les anciens. Celles-ci, d’ailleurs, ne devaient pas être soumises à la critique, mais acceptées comme telles. « Le fond de l’esprit critique, expliquait ainsi Dimier, quand il s’agit de l’histoire du passé, est de croire les Anciens »43. Max Gallo ne fait que reprendre à son compte ce programme en citant au premier degré, sans mise à distance, des œuvres de grands personnages, certain que leur autorité et leur renom appuieront ses propos. « L’Histoire n’était pas une science humaine, mais une autorité. » écrivait l’historien américain Stephen Wilson il y a quarante ans à propos de l’Action française44. Une citation qui irait comme un gant à Max Gallo.
Fin de la 1ère partie.
William Blanc
- Remercions au passage Nathalie Dalla Corte pour sa traduction et sa patience. ↩
- Si on excepte le livre de Jean Sévillia, Historiquement correct. Pour en finir avec le passé unique, 2003, citons, dans l’ordre chronologique : Alain Minc, Une histoire de France, 2008. Lorànt Deutsch, Métronome, 2009. Dimitri Casali, L’Histoire de France interdite, 2010. Jean Sévillia, Historiquement incorrect, 2011. Mettons de côté les livres de Franck Ferrand et de Stéphane Bern, et leurs nombreuses productions audiovisuelles. ↩
- Le Point, 14 juillet 2011. ↩
- Dictionnaire amoureux... p. 196-197. ↩
- Voir à ce titre cette analyse très pertinente du « féminisme » de Max Gallo. ↩
- Dictionnaire amoureux…, p. 17. Souligné par nos soins. Max Gallo précise bien que La Chanson de Roland a été écrite au XIe siècle, mais ne semble pas faire la distinction entre la fiction épique et la chronique historique. ↩
- Une analyse similaire avait déjà été proposée, mais dans un contexte bien différent : « À coup sûr Roland aime autant son pays que le plus sincère et le plus dévoué des volontaires de 1792. La France ! il n’a que ce mot à la bouche et cet amour au cœur, et voici quelques mots qui sont le résumé de son âme : « Terre de France, vous êtes un doux pays ! » Quand la France est en péril, il regarderait comme une honte de penser à tout autre être aimé, même à sa fiancée, même à la belle Aude. » (L. Gautier (éd.), La Chanson de Roland, édition critique, Alfred Mame et fils, 1872, p. XXI). Cette déclaration enflammée de Léon Gautier s’explique surtout par le contexte de la récente défait face à l’Allemagne en 1871. Max Gallo, lui, aurait dû faire preuve, en 2011, d’un peu plus de recul. ↩
- Voir à ce sujet J-P Demoule, On a retrouvé l’histoire de France, Robert Laffont, 2012, p. 86-93, et le documentaire de J. Prieur, Vercingétorix, 1ère partie, 2005. ↩
- Dictionnaire amoureux… p. 65. ↩
- Interview parue dans Le Figaro, 5 septembre 2013 ↩
- Dictionnaire amoureux… p. 273. Article Lavisse ↩
- L . de Cock, « Veut-on une histoire identitaire ? », Libération, 11 octobre 2010. ↩
- L’Âme de la France, p. 16 et 22. Passage en gras souligné par nos soins. ↩
- Un concept qui annonce celui de « crise identitaire » repris, notamment, par Stéphane Bern, au Monde le 5 novembre 2012, puis par Dimitri Casali le 7 janvier 2013 sur le site Atlantico.fr. ↩
- Rappelons que Max Gallo a été un partisan du « non » au traité de Maastricht. ↩
- L’âme de la France, p. 21-22. ↩
- L’âme de la France, p. 20-23. ↩
- « Puisque la France était une nation, l’étude de son origine devait en effet permettre de savoir quelles étaient exactement les qualités et les défauts de cette nation. » S. Venayre, Les Origines de la France, Seuil, 2013, p. 14. ↩
- L’âme de la France, p. 20-23. ↩
- Voir N. Offenstadt, « L’âme de la France au musée », Médiapart, 13 janvier 2009. ↩
- Dans Fier d’être français, 2006. Voir aussi Histoires particulières, p. 90. H. Lemoine, « La maison de l’Histoire ». Rapport pour la création d’un centre de recherche et de collections permanentes dédié à l’histoire civile et militaire de la France, p. 6. ↩
- H. Lemoine, « La maison de l’Histoire ». Rapport pour la création d’un centre de recherche et de collections permanentes dédié à l’histoire civile et militaire de la France, p. 14. Souligné par nous. ↩
- É. de Montety, « Gallo rejoint les immortels », Le Figaro, 1er juillet 2008. ↩
- C’est moins la cas pour L’âme de la France, écrit en 2006, avant les grands discours de N. Sarkozy sur l’histoire de France. ↩
- Voir l’ouvrage collectif du CVUH, Comment Nicolas Sarkozy écrit l’histoire de France, Marseille, 2008, p. 10-11 et 14. ↩
- L’âme de la France, p. 590 ↩
- Ibid., p. 590 ↩
- Voir, pour l’emploi de ce terme par le candidat Sarkozy et une courte bibliographie, Comment Nicolas Sarkozy écrit l’histoire de France, Marseille, 2008, p. 156-160. ↩
- Voir Les Historiens de garde, p. 192-194 ↩
- Voir l’article du site Les Mots sont importants à ce sujet. Précisons d’emblée qu’accoler le terme de négationnisme à Max Gallo nous semble hors de propos. ↩
- L’âme de la France, p. 527. ↩
- Ibid., p. 516 ↩
- Dictionnaire amoureux… p. 330 ↩
- La bibliographie consacrée à cette événement est impressionnante. Citons simplement l’un des titres les plus récents : L. Amiri, La bataille de France : La guerre d’Algérie en métropole, Robert Laffont, 2004 ↩
- L’Âme de la France, p. 590. ↩
- Sur la dialectique historique gaullienne, voir M. Agulhon, De Gaulle, Histoire, symbole, mythe, Paris, 2001, p. 35-42, notamment cette citation : « Ainsi l’histoire de France paraît-elle régie par une sorte de loi, évolution cyclique où la défaillance de l’État laisse remonter à la surface la vieille passion querelleuse, où la passion entraîne les désastres, où enfin du désastre surgit le chef qui refait l’autorité de l’État. » (p. 41-42). ↩
- Comment Nicolas Sarkozy écrit l’histoire de France, Marseille, 2008, p. 17-20. Voir aussi l’exemple de Jaurès, p. 103-107. ↩
- La citation de M. Bloch n’est d’ailleurs pas complète, et Max Gallo le sait pertinemment. Voici la phrase incluse dans son paragraphe d’origine : « Surtout, quelles qu’aient pu être les fautes des chefs, il y avait, dans cet élan des masses vers l’espoir d’un monde plus juste, une honnêteté touchante, à laquelle on s’étonne qu’aucun cœur bien placé ait pu rester insensible. Mais, combien de patrons, parmi ceux que j’ai rencontrés, ai-je trouvés capables, par exemple, de saisir ce qu’une grève de solidarité, même peu raisonnable, a de noblesse : « passe encore », disent-ils, « si les grévistes défendaient leurs propres salaires ». Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération. Peu importe l’orientation présente de leurs préférences. Leur imperméabilité aux plus beaux jaillissements de l’enthousiasme collectif suffit à les condamner. Dans le Front populaire — le vrai, celui des foules, non des politiciens — il revivait quelque chose de l’atmosphère du Champ de Mars, au grand soleil du 14 juillet 1790. » M. Bloch, L’Étrange défaite, p. 103-104 de l’édition électronique à laquelle nous nous référons. ↩
- Nous renvoyons à notre article sur le site Aggiornamento.fr. Notons que Max Gallo croise fréquemment à l’antenne de Canal Académie, Christophe Dickès, journaliste à la même radio et éditeur… des travaux de Jacques Bainville ↩
- Max Gallo a-t-il été impliqué dans la réalisation de cette couverture ? Nous n’en savons rien. Contentons-nous de dire que celle-ci épouse parfaitement le propos de l’académicien. ↩
- Représentant la République, le coq est, notons-le, à moitié caché par Clio. Petit pied de nez du monarchiste Bainville au régime ? ↩
- Pour une analyse de « l’école capétienne » de l’Action française, voir E. Weber, L’Action française, Fayard, 1985, p. 54-56, et 565-576, et, plus récemment, J. Prévotat, L’Action française, PUF, 2004, p. 20-24. Voir également notre intervention sur l’école de vulgarisation de l’Action française le 8 juin 2013 lors de la journée du CVUH « Vulgariser les savoirs historiques ». Pour une bibliographie un peu plus poussée, on se reportera également aux Historiens de garde, p. 245-246 (notes 193 à 209). ↩
- Voir F. Hartog, Le XIXe siècle et l’histoire. Le cas Fustel de Coulanges, Seuil, Point, p. 190-191. ↩
- S. Wilson, « Les Historiens d’Action française », Études maurrassiennes, 2, 1973, p. 195-202. ↩
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