De Lorànt Deutsch à Patrick Buisson, la résurgence du roman national, par William Blanc, Aurore Chéry, Christophe Naudin, préface de Nicolas Offenstadt
Trois ans après sa sortie, une nouvelle édition augmentée d’une postface inédite des Historiens de garde, de Lorànt Deutsch à Patrick Buisson, la résurgence du roman national, paraît grâce aux soins des éditions Libertalia. Un livre toujours d’actualité, en ce début de 2016 qui marque encore une fois une offensive des tenants d’un récit identitaire du passé. Les Historiens de Garde
William Blanc, Aurore Chéry, Christophe Naudin,
Préface de Nicolas Offenstadt Editions Libertalia, 10 euros.
Article initialement publié dans L’Idiot International #1, mars 20141.
N’a-t-on pas, depuis la chute du Mur, la sensation d’être confronté à un monde trop compliqué, où le multipolaire a remplacé la bonne vieille confrontation Est-Ouest ; où le danger est partout et pas seulement de l’autre côté du Rideau de fer. Qu’on se rassure, notre planète n’est pas compliqué pour tous le monde.
LE RÉALISME GÉOPOLITIQUE À L’ÉPREUVE DE L’HISTOIRE
Prenons par exemple la Chronique du choc des civilisations du géopoliticien Aymeric Chauprade. Ce dernier, bien implanté dans le milieu universitaire – il a été enseignant au Collège interarmées de défense de 1999 à 2009 – et éditorial, s’affiche en géopolitique comme un des tenants du courant réaliste. Comprenez que, pour lui, sa théorie n’en est pas une mais est au contraire une évidence. L’horizon intellectuel d’Aymeric Chauprade se limite en fait à reprendre – en introduisant quelques variantes – l’idée du choc des civilisations développée par le professeur Samuel Huntington dans un article célèbre de la revue Foreign Affairs de 1993. Rappelons-en rapidement les grands points : le monde se diviserait en plusieurs civilisations qui, tout au long de l’Histoire, se seraient affrontées. Les idéologies du XXe siècle n’auraient été qu’une brève parenthèse dans cette lutte qui a repris de plus belle depuis la fin du bloc soviétique.
Écrit au sortir de la guerre froide et en plein désarroi face à la poussée nationaliste en ex-Yougoslavie, cette théorie se distingue par une analyse pour le moins grossière des faits historiques. En digne héritier de cette école de pensée, Aymeric Chauprade, dans Chronique du choc des civilisations, balaie 3 000 ans d’Histoire (et plus encore) en moins de deux pages (8 et 11) :
Si l’Histoire ne se réduit pas au choc des civilisations, le choc des civilisations est au coeur de l’Histoire… Cette vérité, le passé nous l’enseigne depuis la plus haute Antiquité.
affirme-t-il dès le début de sa courte introduction (p. 8). Une « vérité » qui « hante l’Europe depuis l’aube des temps » et qui n’est rythmée que par des grandes batailles, tant le rapport entre civilisations ne peut être que violent. Pourtant, depuis l’école des Annales (et même, depuis Jules Michelet) on sait que l’Histoire ne se résume pas seulement à une succession d’affrontements militaires et qu’il existe de nombreuses autres facettes à l’histoire des sociétés humaines. Aymeric Chauprade, de prime abord, semble même abonder dans ce sens et donner dans la nuance « Certes, l’Histoire ne se réduit pas au choc des civilisations ! Point de caricature, ni de simplifications historiques. » (p. 8) Mais cette prudence de façade ne sert qu’à mieux asséner ses idées. Ainsi, s’il se trouve qu’à un moment de l’Histoire, les civilisations dont parle le géopoliticien semblent disparaître, c’est qu’elles sont « en sommeil, comme de vieux volcans, mais toujours susceptibles de se réveiller. » (p. 11) ; et l’auteur d’étayer sa théorie avec quelques exemples :
En Méditerranée, partout où l’héritage romain n’a pas tenu face à l’islam, la civilisation punique de Carthage avait marqué les terres et les populations durant de longs siècle et Rome n’avait rien pu y faire. Dans le nord de l’Europe, au-delà du limes, partout où Rome n’avait pas laissé d’empreinte profonde, le catholicisme romain s’est effondré face à la Réforme. (p. 11)
Que de contrevérités en une phrase, que de simplifications grossières ! Tout d’abord, imaginer une continuité entre l’Empire punique, détruit au IIe siècle par Rome, et l’islam apparu plus de 750 ans après et dont les fondateurs ne se sont jamais réclamés de Carthage, est pour le moins osé. Comment expliquer par exemple qu’un des plus grand père de l’Église, en la personne d’Augustin, soit né non loin de Carthage, ou que nombres de tribus berbères – dont les ancêtres ont été des alliés de l’Empire punique – aient opposé une résistance féroce à l’avancée des troupes musulmanes omeyyades au VIIe et VIIIe siècle ? Pareillement, affirmer en une phrase que les frontières de l’Empire romain – le limes – annonce la ligne de démarcation entre le catholicisme et le protestantisme tient de la blague, surtout sous la plume d’un géopoliticien dont le métier consiste, entre autres, à fréquenter des cartes et des atlas historiques. La Suisse et l’Angleterre, pourtant sous domination romaine, ont été de grands centres de la Réforme. Ne parlons pas des Cévennes dont les populations, encore aujourd’hui, affichent fièrement leur mémoire huguenote. À l’opposé, l’Irlande et à la Pologne catholiques ne virent jamais la moindre légion romaine occuper durablement leur sol. « Point de caricature, ni de simplifications historiques » avions-nous cru lire…
L’ISLAM : L’ENNEMI
Mais qu’importe l’Histoire pour Aymeric Chauprade. Son but n’est pas de rendre intelligible une réalité complexe, mais de transmettre à ses lecteurs ses obsessions. Celles-ci sont rapidement identifiables :
L’intérêt de leur civilisation […] devrait pousser les Européens à réfléchir face aux trois grands défis qu’ils affrontent : le réveil violent de l’islam, l’utopie mondialiste américaine, la volonté de revanche de l’Asie. (p. 11)
Derrière ces menaces plurielles, une prend rapidement le dessus : l’islam, qui, sous la plume d’Aymeric Chauprade, est rapidement désigné comme l’ennemi principal, ne serait-ce que dans les partis pris iconographiques de la Chronique du choc des civilisations. Dans la seule introduction, on est frappé de constater que les trois images n’illustrent que des moments d’affrontement entre un Occident et un Orient essentialisés : la bataille d’Issos opposant Alexandre le Grand à Darius III (333 avant notre ère), celle de Poitiers opposant Charles Martel à Abd El-Rahman (732), et Barack Obama rendant hommage, à Ground Zero, aux victimes du 11-septembre.
C’est aussi la majorité des chapitres, six sur dix, qui sont consacrés à décrire un islam dangereux, comme le chapitre 8 intitulé « Fanatismes versus christinanisme ». Derrière le premier terme dont le pluriel est un leurre, seules sont pointées du doigts les persécutions (qui ne sont pas contestables) que subissent les minorités chrétiennes dans des pays musulmans, sans jamais donner lieu à un peu d’analyse historique, sans que ne soit non plus jamais répertoriées les persécutions (là aussi, réelles) que subissent les musulmans dans certains pays. La « vérité » d’Aymeric Chauprade est à sens unique et sa crainte de l’islam tellement viscérale qu’elle occupe la majorité du livre, près de 176 pages sur les 274 que compte l’ouvrage, index compris, dans lequel le grossier côtoie le morbide.
Ainsi, l’auteur consacre-t-il quatre pages au « rituel macabre des décapitations » (p. 36-39) dans lequel on apprend, photos voyeuristes à l’appui, que les radicaux islamistes décapitent leurs victimes depuis la guerre de Bosnie. Là encore, s’il n’est pas question de nier la violences de certains terroristes, on cherche en vain des allusions aux massacres commis par les miliciens serbes ou croates à l’encontre des musulmans bosniaques. Cette velléité de voir l’islam comme une culture par essence violente, depuis ses origines, permet à Aymeric Chauprade de justifier des prises de positions contemporaines. Ainsi invoque-t-il, pour mieux rejeter l’entrée de la Turquie dans l ’Union Européenne : les campagnes des Turcs seldjoukides du XIe siècle puis les conflits opposant l’Empire Ottoman aux puissances continentales (p. 28-29). Le refus de l’adhésion d’Ankara va d’ailleurs de paire, selon l’auteur, avec l’affirmation des racines chrétiennes de l’Europe :
Alors que toutes les nations et les empires du monde affirment leur identité ethnique ou religieuse, de la Chine à l’Amérique en passant par l’ensemble des pays musulmans, l’Union Européenne devra-t-elle être la seule construction privée d’Histoire ? […] Ces dernières années, les engagements répétés du Vatican pour souligner les racines chrétiennes de l’Europe dans la constitution européenne comme ceux d’une grande partie de l’opinion publique européenne contre l’entrée de la Turquie dans l’Europe illustrent cette montée d’une
conscience européenne. (p. 29).
Pour Aymeric Chauprade, la civilisation européenne se confond donc avec l’identité religieuse chrétienne, sur fond de crainte du monde musulman. Des propos qui n’auraient pas détonné sous la plume de Samuel Huntington qui en 1993 voyait dans l’islam une civilisation dont les frontières sont « ensanglantées » (« Islam has bloody borders. »). Devrions-nous pour autant ne voir en Aymeric Chauprade qu’un pâle répétiteur du professeur d’Harvard ? Pas du tout. Là où ce dernier voyait un bloc occidental uni face à un front islamique, le géopoliticien français distingue quatre types d’islam et surtout opère une distinction entre les civilisations anglo-saxonnes centrées sur l’Amérique du Nord, et la civilisation européenne. C’est la survie de cette dernière, qu’il imagine menacée de toutes parts, qui mobilise toute ses craintes et son attention.
Le combat pour la civilisation dépasse tous les combats, car il ne s’inscrit pas dans l’échelle de temps d’une vie ; c’est un combat pour la lignée, au nom des pères grecs, romains et germains qui ont légué à l’Européen la liberté, la raison et la volonté
de puissance. Ce combat est essentiel ; pour que l’Europe ne devienne jamais la périphérie soumise d’une Asie hyperpuissance [sic] ou que les filles de France n’aient pas à craindre demain la rigueur d’une police “du vice et de la vertu” (p. 8).
La civilisation européenne réduite non seulement à une culture ou à une religion, mais aussi à une filiation, voire à une ethnie et à une race, serait donc confrontée à un péril biologique. « L’Européen », au masculin et avec une majuscule, comme s’il existait un idéal-type d’homme de l’Europe, doit se battre pour sa « lignée » tout en protégeant « les filles de France » (de l’Europe, on passe à l’Hexagone. Voilà un continent qui se réduit vite) contre les polices du « vice et de la vertu », référence à peine voilée au ministère du même nom créé en Afghanistan durant la règne des Talibans ou à la Muttawa, la police religieuse de l’Arabie saoudite. Aymeric Chauprade prétendrait-il que les femmes françaises seraient menacées d’être cloîtrées, mariées
de forces et engrossées par des musulmans fanatiques ?
D’OU VIENT LE RÉALISME D’AYMERIC CHAUPRADE ?
Répondre positivement à cette question ne nous amènerait-il pas trop loin ? Ne risquons-nous pas de surinterpréter le texte du géopoliticien ? À bien y réfléchir, pas le moins du monde. En effet, les propos d’Aymeric Chauprade ne viennent pas de nulle part. L’homme a fait ses classes dans les milieux völkisch néo-païens de l’extrême droite française2. Il a ainsi écrit nombre d’articles dès 2002 pour la Nouvelle Revue d’Histoire dirigée par Dominique Venner. Ce dernier, à partir des années 1960, avec le mouvement Europe-Action, fondé en 1963, puis avec le GRECE (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne) et la Nouvelle droite dans les années 1970, a contribué, avec des proches comme Alain de Benoist, à la renaissances des théories racialistes en France. Rappelons-en les grandes lignes3.
Pour Dominique Venner, l’erreur du nazisme a été de penser le combat racial à partir d’une seule nation, ce qui aurait conduit l’Europe à un véritable suicide collectif lors de la Seconde Guerre mondiale, dont auraient profité les États-Unis et les nations colonisées. Au contraire, Dominique Venner n’envisage la race (ou l’identité) que dans un cadre large et continental, qui se serait développée à partir d’une antique « souche indo-européenne
», expression que reprend Aymeric Chauprade à la page 29 de sa Chronique. La principale menace résiderait dans l’affaiblissement de ses racines par le métissage. Ce n’est pas un hasard si la tendance völkisch de l’extrême droite a été l’une des premières à faire de la lutte contre l’immigration l’un de ses thème centraux. Par extension, elle a dénoncé la présence du christianisme en Europe, analysée par Dominique Venner et ses disciples non seulement comme une importation extérieure – comprendre juive –, mais comme la source d’une fragilisation égalitaire et universaliste de la civilisation blanche. Sans reprendre explicitement ces analyses, on remarque néanmoins qu’Aymeric Chauprade, en citant la filiation dans laquelle doit s’inscrire « l’Européen », omet tout allusion au christianisme au profit de la Grèce, de Rome et surtout des Germains qui auraient légué « la volonté de puissance ». Il n’en met pas moins, quelques pages plus loin, un peu d’eau dans son vin en reconnaissant à l’Europe, comme nous l’avons vu, des racines non seulement indo-européennes, mais aussi chrétiennes (p. 29). C’est que tout völkisch qu’il soit, Aymeric Chauprade, est parvenu sur le devant de la scène politique et qu’il lui faut montrer un visage présentable.
Dominique Venner s’est suicidé le 21 mai 2013 dans le cathédrale Notre-Dame de Paris. Aymeric Chauprade, sur son blog realpolitik.tv, lui rend immédiatement hommage en s’adressant à lui à la deuxième personne du singulier : « Tel Montherlant ou Drieu la Rochelle, tu as choisi la mort volontaire, celle des Romains, ou des Germains, celle de la vieille religion des Européens4. » Peu après, c’est au tour de Marine Le Pen de prononcer son éloge dans un tweet : « Tout notre respect à Dominique Venner dont le dernier geste, éminemment politique, aura été de tenter de réveiller le peuple de France. » Aymeric Chauprade n’y est sans doute pas pour rien. Il est en effet, depuis 2010, le conseiller officieux de Marine Le Pen pour toutes les questions internationales, un poste qui a été officialisé en septembre 2013 lors de la dernière université d’été du F.N. En janvier 2014, il a été confirmé comme tête de liste du Rassemblement Bleu Marine aux élections européennes pour l’île-de-France. Une promotion qui en dit long sur son influence. Dans ce cadre, la Chronique du choc des civilisations apparaît comme un manifeste et une annonce du programme géopolitique du F.N. Certaines des préconisations d’Aymeric Chauprade ne surprendront personne. Ainsi, l’immigration, de phénomène social et économique, est-elle vue comme une arme de colonisation aux mains des anciens pays colonisés : « La civilisation française est menacée par le multiculturalisme. La réalité est que le modèle d’assimilation s’efface devant une logique de remplacement des Français. » déclare ainsi le géopoliticien au Point le 13 novembre 2013, en reprenant le thème du « remplacement » cher à l’écrivain Renaud Camus, proche des identitaires.
Mais c’est au niveau des relations internationales que les idées du géopoliticien, de prime abord, étonnent. Il déclare ainsi, dans la même interview qu’une « France soutenant un autre projet européen, fondé sur un axe Paris-Berlin-Moscou, aurait la capacité de jouer un rôle de premier plan, même sans une démographie d’échelle asiatique. » La fascination pour la Russie de Poutine (dont les photos s’étalent complaisamment dans la Chronique du choc des civilisations) semble en effet être une constante chez Aymeric Chauprade. Il en fait tout d’abord un allié de poids face aux visées d’une Amérique qui afficherait un soutien inconditionnel au bloc musulman et à l’islamisme. Mais la Russie est également un modèle à suivre dans sa politique intérieure et annonce la « montée d’une conscience européenne » qu’appelle le géopoliticien de ses voeux. Non seulement Moscou se démarque des démocraties occidentales par son refus de l’immigration, mais aussi parce que :
La nouvelle présidence Poutine débutée en 2012 s’annonce comme une réaffirmation identitaire : examen de langue et d’histoire russes obligatoire pour les immigrés en 2015, révision des accords d’adoption d’enfants russes avec les pays autorisant les mariages homosexuels (avril 2013), loi de surveillance des ONG étrangères […], célébration officielles du 400e anniversaire de la dynastie impériale des Romanov (6 mars 2013) (p. 73).
Aymeric Chauprade imagine-t-il une France à cette image, où la chasse aux immigrés et la restriction des libertés publiques côtoient la célébration d’un passé fantasmé ? Certainement5
À force de penser que sa discipline géopolitique est seule apte à faire comprendre la complexité du monde et que les autres sphères de l’activité humaine – économique, démographique, géographique, historique, sociologique, anthropologique, sans même parler de la sphère écologique – y sont subordonnées, Aymeric Chauprade ne finit par voir le monde que comme un gigantesque kriegspiel, dans lequel l’Europe est engagée dans une lutte pour sa survie qu’elle ne gagnera qu’en étant ethniquement homogène et soumise à un régime autoritaire. La recette n’est pas nouvelle. L’Action française de Charles Maurras prétendait elle aussi, au début du XXe siècle, que la revanche sur l’Allemagne wilhelmienne ne pouvait être menée correctement que par le retour d’un régime monarchique et par l’affirmation du « pays réel » face au « pays légal » aux mains des juifs, des francs-maçons et des protestants. On sait ce qu’il est advenu de ce réalisme-là.
William Blanc
Pour une synthèse de la critique de la théorie du choc des civilisations, on regardera avec intérêt cette émission du Dessous des cartes datée de 2002 :
Les notes et les passages soulignés en gras ont été rajoutés pour les besoins de l’édition en ligne. Précisons également que ce texte n’engage que son auteur et ne reflète en rien les positions ou les analyses des autres coauteurs des Historiens de garde. ↩
Le courant völkisch est né durant la seconde moitié du XIXe siècle puis a été une des composantes de la révolution conservatrice allemande des années 20-30. À ce propos, voir l’article de S. François, « Qu’est ce que la Révolution conservatrice ?, tempspresents.com, 24 août 2009 (dernière consultation le 4 avril 2014). Les idées völkisch inspirent aujourd’hui nombre de courant politiques en France, notamment la nébuleuse identitaire. ↩
Aymeric Chauprade a assisté en observateur au référendum pour le rattachement de la Crimée à la Russie, en mars 2014. Il déclare sur son blog : « C’est ce nouveau Yalta mondial que les Européens de l’Ouest et du Centre doivent embrasser : il peut nous permettre de faire définitivement la paix avec la Russie et d’édifier avec elle une grande unité européenne, fondée d’abord sur la souveraineté et la liberté de chacune des nations de notre belle civilisation. », A. Chauprade, « 1945-2014, De Yalta… à Yalta », realpolitik.tv, 16 mars 2014 (dernière consultation le 4 avril 2014). Pour voir une généalogie des liens unissant le FN et la Russie, voir N. Le Blevennec « Pourquoi le Front national est fasciné par la Russie », rue89.com, 3 janvier 2012 (dernière consultation le 4 avril 2014). Rajout du 15 avril : Marine le Pen a été reçue à la Douma (le Parlement russe) le 14 avril 2014. Voir M. Jégo, « Marine Le Pen reçue à bras ouverts par la Douma », lemonde.fr, 14 avril 2014, (dernière consultation le 15 avril 2014). Elle avait déjà effectué une visite similaire en juin 2013. Voir E. Grynszpan, « Moscou déroule le tapis rouge devant Marine Le Pen », lefigaro.fr, 20 juin 2013 (dernière consultation le 15 avril 2014). ↩
L’Histoire n’a pas attendu la fin du XIXe siècle en France pour devenir un instrument du patriotisme et du nationalisme. Dès les premiers balbutiements des sciences historiques, sous la Restauration, les historiens tentent de donner à la nation, concept nouveau apparu au cours du XVIIIe siècle, des racines anciennes. C’est après la défaite de 1870, l’avènement de la Troisième République et la mise en place de l’école obligatoire en 1882 que la fonction patriotique de l’Histoire va se cristalliser. Il s’agit à la fois de créer chez les jeunes élèves un sentiment d’appartenance fort à travers un passé commun et héroïque, mettant en avant des grandes figures de souverains et de chefs (Vercingétorix, Clovis, Jeanne d’Arc), et d’appuyer le nouveau régime. Ce type de récit va s’incarner notamment dans des ouvrages phares comme le manuel de cours élémentaire d’Ernest Lavisse (appelé communément le « Petit Lavisse », notamment dans son édition finale de 1913) qui sera lu par plusieurs générations d’écoliers et va constituer l’une des bases de ce que les historiens appellent aujourd’hui le roman national.
Face au récit républicain, l’Action française, organisation monarchiste et antisémite très influente, va faire de l’Histoire un de ses instruments de combat politique afin de glorifier l’action de la monarchie française et de diffuser une image noire de la Révolution française. Ses troupes iront perturber un cours à la Sorbonne (« l’affaire Thalamas » en 1908) alors que ses membres les plus en vue (Charles Maurras notamment) organiseront une véritable contre-université, l’Institut d’Action française, fondé en 1906. Mais c’est à travers ses publications à destination du grand public que l’AF va diffuser son propre récit historique avec des succès comme l’Histoire de France de Jacques Bainville (1924), rapidement vendu à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires et rapidement adapté en version pour les enfants, illustrée par Job (1928). La place est d’autant plus facile à prendre qu’au même moment, les historiens professionnels abandonnent peu à peu le terrain de la vulgarisation. Ce repli sur soi n’est pas que négatif. Il avait tout d’abord pour but de ne plus soumettre les travaux historiques à la nécessité de créer un sentiment patriotique. De cette période de retrait va sortir l’école des Annales de Lucien Febvre et de Marc Bloch, qui, en ouvrant le champ des recherches vers les questions économiques et sociales, puis culturelles, va détacher peu à peu l’histoire du seul objet national.
Cette histoire va triompher dans les années 60 et surtout 70 avec la Nouvelle histoire et d’immenses succès de librairie. Au même moment, l’école – notamment élémentaire – s’ouvre à une histoire plurielle alors qu’à la télévision triomphent de grandes séries de vulgarisation de qualité, comme Le Temps des cathédrales, dirigée par Georges Duby (1980). L’historiographie héritée de l’Action française se fait bien plus discrète, à part quelques figures comme Pierre Gaxotte, et reste confinée à des niches, notamment les biographies, en grandes parties abandonnées par les Annales plus préoccupées par les structures sociales.
Le premier recul s’opère dans les années 80, suite à l’instauration des nouveaux programmes Chevènement qui marquent le retour en force du roman national à l’école primaire qui peinait déjà à s’en défaire. Mais c’est sans doute à partir du milieu des années 2000 que s’opère un retournement certain. Le contexte a changé. L’Histoire s’est ouverte à de nouvelles questions, comme le genre, les réflexions post-coloniales, mais aussi l’histoire globale et connectée, qui se proposent de décentrer le regard. Les mémoires de la Shoah, puis des colonisations, des marges où elles étaient confinées, prennent une place centrale dans le débat public à travers de grands procès comme ceux de Maurice Papon et le vote de lois mémorielles, comme la loi Gayssot condamnant le négationnisme (1990) ou la loi Taubira de 2001 reconnaissant l’esclavage comme crime contre l’humanité. Le discours de Jacques Chirac reconnaissant la responsabilité de l’État français dans la Shoah (1995) marque aussi une étape importante dans la déconstruction d’une histoire héroïque de la France, notamment à droite où il est, encore aujourd’hui, objet de critiques.
La réplique ne tardera pas à venir. Elle sera menée sur trois fronts. Le premier sera législatif, avec la tentative avortée de reconnaître le rôle « positif » de la colonisation française dans le cadre de la loi du 23 février 2005.
La seconde sera scolaire, avec la critique, à partir de 2010, des nouveaux programmes visant à initier les élèves à l’histoire africaine ou asiatique. Cette polémique ne fait que reprendre la rhétorique d’une autre controverse qui avait été lancée dans les colonnes du Figaro en 1979 et qui avait amené la mise en place des programmes Chevènement. Notons simplement qu’en 2010, l’attaque n’est plus portée par des figures médiatiques comme Alain Decaux, mais par des individus masquant mal leurs sympathies pour la droite extrême, comme Dimitri Casali, ancien professeur qui aujourd’hui laisse traîner sa plume sur le site Boulevard Voltaire, dirigé par l’ancien journaliste proche du FN Robert Ménard. Malgré un grand succès médiatique, la polémique ne rencontre que peu d’écho positif dans le monde de l’école. Reste à voir ce que donnera la prochaine refonte des programmes…
La critique des lois mémorielle et la polémique sur l’histoire scolaire vont nourrir la production d’une nouvelle forme de récit historique visant à redonner au grand public le goût du roman national. Fier d’être français (2006) et surtout L’âme de la France (2007), ouvrages tous deux signés par Max Gallo (jadis proche de Jean-Pierre Chevènement), marque sans doute le renouveau d’une production de livres où l’histoire, qui se veut analyse des sociétés passées, fait place au mythe identitaire.
Écrit dans le contexte de la campagne présidentielle de 2007, L’âme de la France annonce le discours historique qui sera développé par Nicolas Sarkozy tout au long de son quinquennat : refus de la « repentance » et retour à un récit glorieux, dans lequel le passé n’est vu qu’à travers les exploits (ou les travers) des grands hommes (les femmes étant souvent réduites à un rôle de figuration). Mais derrière le rejet de la « repentance », se cache – mal – le refus d’accepter une histoire multiple et sérieuse du fait colonial. Quant au retour du roman national sous prétexte d’unifier des Français divisés, il est surtout l’occasion du retour et du maintien d’une mémoire et d’une identité catholique et réactionnaire rejetant comme nul et non avenu tout point de vue différent. Comme l’explique lui-même Max Gallo le 14 juillet 2011 à l’hebdomadaire Le Point : « La foi catholique est l’âme de la France ».
Profitant de la conjoncture favorable des années Sarkozy, plusieurs figures, que nous avons regroupées sous le terme « historiens de garde », vont emboîter le pas à Max Gallo et occuper avec succès un espace médiatique dans lequel les historiens professionnels, (représentant pourtant le service public de l’Histoire et rémunérés par les impôts des citoyens) ont de moins en moins la parole. Premiers de ces historiens de garde, Franck Ferrand, Stéphane Bern et Lorànt Deutsch publieront avec succès des récits historiques grand-public avant de se voir confier des émissions sur les chaînes du service public.
Leur discours, à quelques nuances près, se recoupe et se résume en plusieurs points. Tout d’abord brouiller les cartes entre fictions et science, entre récit identitaire et histoire critique. Ainsi, Lorànt Deutsch se fera une spécialité de désigner ses productions, en fonction des médias, soit comme un roman historique, soit comme un récit authentique, bien que ses ouvrages soient remplis d’inventions pures et simples. Philippe de Villiers, dernier venu parmi les historiens de garde, explique pour sa dernière biographie de Louis IX que : « Le roman de saint Louis n’est pas un roman, c’est la vie de saint Louis qui est un roman. » Pour augmenter la confusion, beaucoup n’hésitent pas à se réclamer d’historiens célèbres comme Marc Bloch, résistant fusillé en 1944, tout en affichant leur filiation avec Jacques Bainville. Cette mise en parallèle de deux manières de penser radicalement opposées, l’histoire scientifique et ouverte de l’école des Annales d’une part, et la mythologie royaliste de l’Action française d’autre part, participe ainsi à la réhabilitation de cette dernière. Ainsi, jusqu’alors confinés depuis nombre de décennies à des éditions confidentielles, les travaux de Jacques Bainville sont, depuis le quinquennat Sarkozy, réédités par des maisons d’édition grand public (Perrin par exemple), rééditions qui omettent le plus souvent de préciser le passé antisémite du journaliste.
À la confusion s’ajoute l’appropriation, par les historiens de garde, de techniques spectaculaires héritées de la publicité et du marketing. Philippe de Villiers a sans doute été un des pionniers du genre, en lançant en 1978 la cinéscénie du Puy du Fou, parc à thème qui lui permet de développer un discours anti-révolutionnaire en usant des souffrances mémorielles réelles des Vendéens. Lorànt Deutsch est aussi un excellent exemple de l’usage d’un packaging attirant (l’image même du comédien) faisant office d’argument de vente afin de diffuser plus aisément une vision de l’histoire rétrograde. Cette méthode convient parfaitement aux médias dominants, convertis aux méthodes du storytelling, qui, plutôt que d’expliquer le fond du problème, proposent, entre deux plages publicitaires, un récit simpliste opposant la figure sympathique de l’acteur, grand enfant émerveillé (lui-même se présente comme un « Peter Pan »), à une horde d’historiens grincheux et militants. Le discours, quant à lui, largement annoncé par Max Gallo dès 2006, se résume à quelques idées-forces nuancées en fonction des auteurs :
La France serait ainsi une nation dont l’identité est ancienne et daterait soit des Gaulois, soit du règne de Clovis. Elle aurait été bâtie par nombres de générations de grands hommes, notamment des rois, dont nous serions les héritiers. Cette histoire est marquée par deux catastrophes. La première aurait été la Révolution française qui aurait, comme l’explique Lorànt Deutsch « coupé la tête à nos racines ». La seconde serait la « crise identitaire » que nous serions, d’après Stéphane Bern, en train de vivre aujourd’hui, suite à l’arrivée massive de population non européenne (et non catholique). On retrouve là le discours de Nicolas Sarkozy liant immigration et identité nationale et voulant renforcer la cohésion du pays à grand coup de commémorations vides de sens.
Mais la conjoncture politique favorable n’explique pas à elle seule le succès des historiens de garde. Il réponde effet à une demande sociale forte dans un pays dont le visage a été profondément modifié en moins d’un siècle, et qui a vu la disparition des anciennes structures de solidarité rurales et de celles, bien plus récentes, du monde industriel. Tant de bouleversements, auxquels on pourrait ajouter la sécularisation de la société, induisent des réflexes de repli et des craintes qui, suffisamment entretenues, constituent autant de marchés juteux. Car il est plus facile de bercer le grand public d’illusions sur des temps jadis grandioses et une France éternelle que de lui proposer des outils pour comprendre le passé et permettre une mise à distance critique avec le présent. Tout comme il est plus facile de faire du profit en vendant de l’image d’Épinal, de privatiser, en quelque sorte, le discours sur le passé, que d’investir des services publics de recherches historiques.
Il peut sembler simpliste d’opposer ainsi un récit identitaire privatisé à une histoire scientifique publique, d’autant que nombre d’amateurs font de la recherche de qualité, et alors que certains universitaires donnent parfois, par facilité, dans le mythe national. Mais à côté de ces derniers, combien de leurs collègues, bien plus nombreux, se proposent d’offrir au grand public une vulgarisation de qualité, notamment sur internet où nombre d’articles scientifiques sont directement accessibles en ligne ? Jusqu’à quand cela sera-t-il possible, alors que les crédits alloués à la recherche et à l’université publique, notamment dans les sciences humaines, sont drastiquement réduits ? Il est urgent que les historiens, conscients de leur rôle social, multiplient les initiatives en direction du grand public et montrent que leur métier est essentiel à toute réflexion démocratique.
William Blanc et Christophe Naudin,
Coauteurs, avec Aurore Chéry, du livre Les Historiens de garde, Inculte, 2013.
Texte initialement paru dans Hors Série de mars-avril 2014 du Monde Libertaire sur le thème : « Le vacarme des pantoufles. Les nationalismes fanfaronnent ». ↩
Après un premier article publié en novembre dernier, nous continuons l’analyse des travaux de Max Gallo1. L’académicien, qui affirme vouloir « ranimer le roman national français »2, propose surtout de célébrer les racines chrétiennes de la nation, de voir l’histoire de France comme une réalisation providentielle et la nationalité comme un acte de foi.
UN ROMAN NATIONAL RELIGIEUX ET PROVIDENTIEL
C’est sans doute par son lexique religieux que se distingue le roman national de Max Gallo, qu’il théorise dans L’Âme de la France (2007). Nous verrons d’ailleurs que les deux sont liés. Insérer dans le titre de son livre le terme « âme » (alors que d’autres auraient parlé « d’identité » ou de « racines ») et prétendre que la France en aurait une n’est pas anodin. Pas plus que ne l’est cette citation de l’ouvrage où nous avons mis en gras les termes relevant du champ lexical religieux, et spécifiquement du vocabulaire catholique.
Tel Napoléon Bonaparte, celui-ci sera l’incarnation de la nation, il lui procurera grandeur et gloire, confirmera qu’elle occupe avec lui une place singulière dans l’histoire des nations.
Il sera aussi un homme du sacrifice, gravissant le Golgotha, aimé, célébré, entrant au Panthéon de la nation après avoir été trahi par les judas qui l’auront vendu pour quelques deniers.
La légende napoléonienne sous-tend à son tour et renforce cette lecture « christique » de l’histoire nationale.
La France se veut une nation singulière, et il lui faut des héros qui expriment l’exception qu’elle représente.
Elle les attend, les sacre, s’en détourne, puis elle prie en célébrant leur culte.
« Fille aînée de l’Église », cette nation a gardé le souvenir des baptêmes et des sacres royaux, des rois thaumaturges.
La révolution laïque n’a changé que les apparences de cette posture3
Cette longue citation mérite une analyse complète. De prime abord, Max Gallo insiste sur un fait essentiel. Le fil conducteur de l’histoire de France semble être la « posture » religieuse qu’adoptent les différents régimes successifs, que ce soit les rois ou les révolutionnaires. Mais, en plus de permettre l’affirmation d’une continuité pluri-millénaire de la France, l’emploi de métaphores religieuses remplit, dans la rhétorique historique de Max Gallo d’autres fonctions.
L’HISTOIRE, UN ACTE DE FOI
Il s’agit tout d’abord de voir la construction du fait national non comme un long processus, mais comme un acte de foi constamment renouvelé au fil des siècles. Un positionnement qui se retrouve souvent chez d’autres historiens de garde comme Christophe Barbier (qui avait déjà ouvert largement les colonnes de L’Express à Dimitri Casali4) qui explique ainsi, dans un éditorial récent d’un numéro spécial consacré à l’histoire de France, que cette dernière (identifiée, comme chez Michelet et Gallo, à une personne), « ignore les origines des citoyens pour les faire siens s’ils adhèrent à la charte mystérieuse de la communauté nationale ». Outre l’emploi du mot « charte » (qui n’a rien d’anodin. Il fait sans doute une référence à la Restauration de 18145), on remarquera surtout l’emploie par Christophe Barbier du mot « mystère » (évoquant le mystère de la Trinité), qui évacue d’emblée toute explication rationnelle. Devenir français n’est pas un statut légal, mais un acte de foi, une adhésion à des valeurs et à des caractéristiques que l’éditorialiste se garde bien de décrire ou de définir.
Max Gallo va plus loin. Pour lui, l’adhésion se transforme en acte d’amour, presque en union charnelle, qui se serait répété au fil des millénaires, unifiant une terre (toujours la même) avec ses habitants successifs.
Elle [la France] suscite chez les peuples venus des immenses forêts […] le désir de s’enraciner en elle. […] On la façonne, on l’aime. Elle cesse de n’être qu’un territoire. » 6
Cet accouplement est nécessaire, selon lui, à l’existence même de la nation : « La France n’existe que par l’amour qu’on lui porte. »7. Cesser de croire en elle, cesser de voir dans son histoire une grande épopée et d’en raconter – comme le fait Max Gallo – le roman national, et ce sera le chaos et la « crise nationale » menant à la « déconstruction des institutions ». Une absence de foi caractéristique, évidemment, des adeptes de la « repentance ».
Ceux qui ne croient plus en l’avenir de la France ou qui refusent de s’y inscrire déconstruisent son histoire, n’en retiennent que les lâchetés, la face sombre. »8
Si le roman national relève de l’acte de foi, l’histoire critique serait donc, a contrario, un acte de haine et de destruction. C’est du moins ce qu’a récemment affirmé un autre académicien, Pierre Nora (qui fréquente également Max Gallo dans l’association Liberté pour l’Histoire9), qui voit dans la remise en cause de l’histoire nationale le fait d’ « historiens jeunes, et parfois moins jeunes » motivés « par un ressentiment à l’égard de la France. »10.
RÉHABILITER LE CATHOLICISME
Si la lente construction historique de la France et son ciment actuel sont des actes de foi, Max Gallo précise qu’il ne peut s’agit de n’importe laquelle. « La foi catholique est l’âme de la France » affirme ainsi en 2011 ce récent converti2.
On nous objectera que Max Gallo ne cesse de se réclamer de la laïcité. Certes, mais encore faut-il voir de quelle laïcité il est question. En effet, il lie cette notion (qui est une création récente) au baptême de Clovis.
La laïcité : elle naît avec le baptême de Clovis. Le roi est chrétien mais, quand vous lisez les lettres de Rémy, l’évêque de Reims, celui-ci dit à Clovis : tu as le glaive, moi, j’ai un autre pouvoir. Dès l’origine, il y a séparation entre le politique et le religieux12.
Max Gallo réussit, en trois lignes, un véritable tour de force en faisant découler la laïcité de l’Église catholique et du travail des rois de France. La séparation de l’Église et de l’État n’est donc plus le fruit d’une lutte qui fit rage tout au long du XIXe siècle, combat dans lequel Clovis servait de figure de ralliement à ceux qui s’opposaient à la sécularisation de la République13.
L’académicien joue en fait sur une confusion forte. Que ce soit au Ve siècle ou au XVe, la question n’était pas celle de la séparation, mais celle de la prééminence. Rois, évêques, cardinaux, papes, tous se sentaient membres d’un ensemble chrétien. Restait à savoir qui devait prendre la tête de cet ensemble. Les monarques, ou les prélats.
Voilà une réflexion sur laquelle Max Gallo n’a pas le temps de s’attarder. Car la catastrophe menace ! Tout comme la France en butte à une « crise identitaire », la foi catholique hexagonale est menacée (les deux événements semblent d’ailleurs liés pour l’académicien). Dans son Dictionnaire amoureux, il consacre ainsi tout un article à ce qu’il appelle la « déchristianisation ». Ce terme fait référence aux campagnes de déchristianisation de la Révolution française, sous la Convention, période honnie par les historiens de garde et par Gallo lui-même14 Ce n’est donc pas un hasard si, pour illustrer cet article, l’artiste Alain Bouldouyre a choisi de représenter des prêtres envoyés à la guillotine. L’idée est, évidemment, d’associer la déchristianisation à une image sanglante et catastrophique.
Mais le terme de déchristianisation induit surtout que seul le christianisme (et plus particulièrement le catholicisme), en France, serait en perte de vitesse. Cette impression est confirmée si on lit de près l’article, notamment cette citation :
Quel changement, quelle révolution silencieuse, au moment où l’islam réclame la place qui lui est due dans le concert des cultes puisqu’il est désormais la deuxième religion de France.
Les jeux sont-ils faits ? Le catholicisme, longtemps horizon de la civilisation française, vit-il ici, sur la terre de Saint Louis et de sainte Jeanne d’Arc, son crépuscule ? La France, objet d’amour parce qu’elle était la fille aînée de l’Église, ne va-t-elle pas se fragmenter en communautés ? Et de la France de la diversité, tant vantée, ne glissera-t-on pas à une France divisée ? Où l’on n’aimera plus que son morceau de terre ? Devra-t-on dire adieu à « une certaine idée de la France » ?15
La phrase centrale (soulignée pas nos soins), appelle des commentaires. En effet, Max Gallo justifie la nécessité du ciment de la foi catholique par un argument historique bien connu. Le christianisme serait un élément important, essentiel, à la construction de la France, source d’amour à la fois pour Dieu et pour le pays. C’est tout l’objet de la première partie de l’article « Déchristianisation », où l’académicien égrène une longue litanie d’images sans cesse répétée (Clovis, les cathédrales, les pèlerinages). Cette union naturelle entre un pays et une foi, donc un Dieu, garant de son exceptionnalité, a été rompue. L’académicien en cherche les causes. Figurent en tête de la liste des accusés la Révolution, bien sûr, mais surtout des bouleversements plus récents. Quels sont-ils ? La repentance, dont nous avons déjà parlé dans le précédent article, mais également l’islam. Preuve en est que, pour l’académicien :
On craint l’action des minorités musulmanes radicales. Or, l’islam est devenu la deuxième religion de France. Les fidèles, pour l’heure, acceptent les lois laïques. Mais la minorité intégriste les remettra-t-elle en cause, entraînant la majorité des fidèles ?16
Aussi, si l’influence et la présence du catholicisme sont vues, par Max Gallo, comme historiquement positives, celles des musulmans (les seules, au passage, a être assimilés à l’intégrisme) sont perçues comme un problème et un danger pour l’avenir. La création du Conseil français du culte musulman est ainsi la « preuve de l’émiettement désirée de l’identité française. »17. « Désirée », car selon l’académicien, il y aurait comme une volonté délibérée de détruire l’identité nationale, une volonté toujours là, comme un diable conjuré contre la nation, tapie, dans l’ombre, prêt à frapper. Ce point de vue, Max Gallo l’exprime clairement dans un livre d’entretiens récent. Dressant les dix caractéristiques qui fondent l’identité de la France, il explique que la dernière serait :
La permanence des forces de désagrégation qui menacent l’unité fragile de ce pays. Nous sommes toujours menacés d’éclatement et aujourd’hui peut-être plus que jamais du fait de la progression du communautarisme18.
Cette menace constante justifierait, évidemment, la nécessité permanente d’en appeler à un sauveur, instrument de la résurrection nationale.
LA FRANCE, OUTIL DE LA PROVIDENCE
Les références constantes à un lexique ou à la métaphore religieuse sont aussi un moyen d’exprimer une exceptionnalité de la France. Comme l’a affirmé Max Gallo lui-même, le martyre de plusieurs de ses grands hommes permet au roman national de prendre des allures bibliques. Le sacrifice est comparable à celui du Christ et se veut avoir une portée mondiale, comme c’est le cas avec Vercingétorix :
Mais le sang répandu, les violences subies, les martyres endurés, ne sont jamais oubliés. Ils irriguent la longue mémoire d’un lieu, d’un territoire. […] Et l’âme s’y abreuve, découvrant ces dix mois de résistance, ce chef gaulois, Vercingétorix, qui devient un héros emblématique.
L’âme prend aussi conscience que c’est en Gaule que s’est joué le sort de l’Occident – l’histoire mondiale d’alors.19
Comme le montre la dernière phrase, le destin de la France est d’autant plus exceptionnel qu’en dehors de l’Occident (qui résume à lui seul l’histoire du monde), il n’y a pas d’histoire. Des propos européano centrés qui annoncent en partie le discours de Dakar de Nicolas Sarkozy20
Mais c’est surtout lorsqu’il raconte la mort de de Louis IX (saint Louis) à Tunis en 1270, en pleine croisade, que Max Gallo est le plus explicite quant à la destinée manifeste de la France :
Le roi de France n’est pas seulement saint, mais martyr.
Comment certains n’imagineraient-ils pas, après un tel apogée, que la France est promise à un destin exceptionnel, quelle est une nation sainte ?
« J’ai d’instinct l’impression que la Providence l’a créée pour des succès achevés ou des malheurs exemplaires » écrira de Gaulle21.
Providence, le mot est lâché. Car la France doit à des forces qui dépassent l’entendement d’être née sous une bonne étoile. D’emblée, sa terre elle-même est décrite comme supérieure aux autres :
Ses paysages sont divers, ses fleuves paisibles, sa terre fertile, le climat moins brutal qu’ailleurs.6
Mais c’est surtout par son exceptionnelle résilience que la France développe au long de son histoire. On le sait, la défaite, dans les diverses versions du roman national, à toujours été fondatrice, car elle permettait de montrer la capacité de la France à renaître23. Cette résurrection ne peut à chaque fois se faire qu’à travers un homme providentielqui incarne le pays et dont Max Gallo aime faire le panégyrique ou la promotion. La citation de De Gaulle, tirée des Mémoires de guerre, parle évidemment de la Débâcle pour mieux faire ressortir le besoin d’un grand homme incarnant la France. Dans le contexte de la rédaction de L’Âme de la France (la campagne de l’élection présidentielle de 2007), cette vision, combinant catastrophisme et appel à un sauveur, n’a évidemment rien d’innocent. Elle a pour but d’annoncer que le choix de l’académicien se portera vers Nicolas Sarkozy, présenté comme le seul homme capable de faire face à la crise, notamment la crise d’identité qui menace son âme24.
Lorsque la Providence ne peut compter sur le grand homme, c’est parfois la terre elle-même qui, par son seul pouvoir, réussit à assurer le destin national.
Restent les Francs qui […] sont pris par cette terre qui les conquiert autant qu’ils croient la posséder25.
Nous nous unissons aux Romains. Dès lors, nous sommes vainqueurs, puisque nous ne sommes plus seulement gaulois, mais gallo-romains !26
Il faut d’abord distinguer les rois de France de la France. C’est en effet à partir du XIIIe siècle, et notamment sous le règne de Philippe le Bel, que les monarques capétiens se sont présentés comme des rois très chrétiens, n’hésitant pas à pontificaliser la fonction monarchique, au point de contester au pape certaines de ses prérogatives sur le territoire du royaume 27. Par contre, l’expression « France, fille aînée de l’église » date quant à elle du XIXe siècle et se déploie dans un tout autre cadre. Il s’agit, pour une partie de l’épiscopat, de contrer l’idéologie révolutionnaire et de réaffirmer la place de l’Église dans une société qui se sécularisait peu à peu. L’un des promoteurs les plus infatigables de cette expression, le cardinal Langénieux (1824-1905. Il fut également archevêque de Reims, ville du sacre), ira jusqu’à affirmer au moment de la célébration du XIVe centenaire du baptême de Clovis que :
Quand Dieu voulut, après l’ère si douloureusement féconde des persécutions, donner à son Église une constitution sociale plus stable et l’émanciper de la tutelle gênante et précaire de l’Empire romain, il créa la France pour qu’elle fût dans le monde l’instrument de sa Providence28
L’idée de cette exceptionnalité providentielle de la France sera sécularisée par une partie des républicains, tel Michelet, qui écrivait :
De la déduction du passé, découlera pour vous l’avenir, la mission de la France ; elle vous apparaîtra en pleine lumière, vous croirez, et vous aimerez à croire ; la foi n’est rien autre chose29.
Michelet n’est pas un cas isolé. Depuis l’article de Maurice Crubelier « De l’histoire sainte à l’histoire de France », on commence à entrevoir aussi ce que l’enseignement de l’histoire laïque, qui s’est peu à peu imposé durant la seconde moitié du XIXe siècle, doit à l’enseignement religieux et plus particulièrement à l’histoire sainte enseignée dans les écoles , notamment en ce qui concerne la méthodologie30, 114, 2007.]. La France providentielle deviendra celle des droits de l’homme qu’il fallait répandre sur le monde et dans les colonies pour les « civiliser », quitte à en dévoyer les principes. Comme l’a écrit M. Crubelier : « le progrès a remplacé l’action providentielle. Le Progrès est le nouveau dogme ; la France en a été le champion. D’un peuple saint, on est passé à un autre peuple saint. »31
CONCLUSION : MAX GALLO, LE PREMIER DES « HISTORIENS DE GARDE »
En écrivant le livre Les Historiens de garde, il nous avait semblé que Max Gallo n’appliquait pas les mêmes méthodes médiatiques et publicitaires qui sont à l’origine du succès d’auteurs comme Stéphane Bern ou Lorànt Deutsch. De plus, l’académicien, de prime abord, ne produisait que des romans historiques, et pas des livres ayant vocation à représenter le passé de manière « authentique » pour reprendre un propos de Lorànt Deutsch. Aussi l’avions-nous exclu de notre analyse. Ce fut une erreur. Non seulement Max Gallo bénéficie d’une couverture médiatique importante, mais toute son œuvre procède de la même ambiguïté fondatrice que celle qui préside aux travaux des historiens de garde : la confusion, volontairement entretenue, entre Histoire et fiction. Une pratique appliquée depuis par Basile de Koch et son « vrai-faux manuel d’histoire », Lorànt Deutsch ou par Philippe de Villiers, dernier venu parmi les historiens de garde, qui expliquait récemment à propos de sa dernière biographie de Louis IX que : « Le roman de saint Louis n’est pas un roman, c’est la vie de saint Louis qui est un roman. »32
Cette confusion n’a rien de gratuite. Sous la plume de l’académicien, l’Histoire (re)devient une véritable religion révélée de la patrie, au service du pouvoir en place. Elle ne s’adresse pas à des individus critiques, mais, au mieux, à des consommateurs d’images d’Épinal, et, au pire, à des thuriféraires de l’ordre botté et rasé. Une histoire contre laquelle, en 1919, déjà, Lucien Febvre mettait en garde :
L’histoire qui sert, c’est une histoire serve. Professeurs de l’Université Française de Strasbourg, nous ne sommes point les missionnaires débottés d’un Évangile national officiel, si beau, si grand, si bien intentionné qu’il puisse paraître. […] La vérité, nous ne l’amenons point, captive, dans nos bagages. Nous la cherchons. Nous la chercherons jusqu’à notre dernier jour. Nous dresserons à la chercher après nous, avec la même inquiétude sacrée, ceux qui viendront se mettre à notre école33.
William Blanc
Nous remercions Nathalie Dalla Corte pour sa traduction et sa patience. ↩
Il est intéressant de remarquer que c’est sous la Restauration qu’ont été écrites les premières esquisses de roman national. Voir à ce titre S. Venayre, Les Origines de la France, Seuil, 2013, p. 26-33. ↩
« La Bastille tombée, la violence cruelle et barbare, lourde de ressentiment, se déchaîne. Elle s’est accumulée depuis des siècles. (…) Et le désordre s’installe. Plus personne n’est capable de rétablir l’ordre, de faire rentre le fleuve dans son lit. » Dictionnaire amoureux, p. 402. Cette image négative rentre-t-elle en contradiction avec la citation (bien plus positive) tirée de L’Âme de la France selon laquelle « La Révolution, la République, sont l’assomption de la nation. » (p. 327) ? Pas si l’on comprend que, pour Max Gallo, la Révolution positive (dont il est question ici) est incarnée par Napoléon. ↩
L’âme de la France, p. 47-48. Notons encore une fois le jeu des métaphores christiques : « le sang répandu » dont l’âme « s’abreuve ». ↩
« Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. Le paysan africain, qui depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l’idéal de vie est d’être en harmonie avec la nature, ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès. » Discours prononcé le 27 juillet 2007 à l’université Cheikh-Anta-Diop de Dakar (Sénégal). On remarquera que ce genre de propos semble être l’apanage de ceux qui défendent une vision nationale de l’histoire. Ainsi, Pierre Nora, en introduction du premier tome des Lieux de mémoire (certes composé au début des années 1980), explique ainsi qu’ « à la périphérie, l’indépendance des nouvelles nations a entraîné dans l’historicité les sociétés déjà réveillées par le viol colonial de leur sommeil ethnologique. » P. Nora, « Entre Mémoire et Histoire. La problématique des Lieux » dans Les Lieux de mémoires, Gallimard, 1997 (1ère édition 1984), p. 23. Les connaisseurs de l’histoire africaine apprécieront l’allusion au « sommeil ethnologique ». ↩
L’Âme de la France, p. 94. Max Gallo ne précise évidemment pas d’où est tirée cette phrase (aucune source des citations n’est proprement indiquée). Il s’agit de Ch. de Gaulle, Mémoires de guerre, Tome I, L’Appel, p. 1. Rappelons que, sur la base de la Croix de Lorraine de Colombey-les-Deux-Églises est inscrite la phrase suivante : « Il y a un pacte plusieurs fois séculaire entre la grandeur de la France et la liberté dans le monde. ». Voir Maurice Agulhon, De Gaulle.Histoire, symbole, mythe, Hachette, 2001 (1ère édition 2000), p. 12. ↩
Le mythe de la défaite fondatrice a été largement utilisé par divers régimes, que ce soit en 1870 ou après 1940 par Vichy qui usa et abusa de l’image d’Alésia. Voir à ce sujet l’article sur le blog de J-P Demoule, « Alésia ou la défaite fondatrice », jeanpauldemoule.com, 5 avril 2012. Sur la notion de défaite fondatrice, voir P. Joutard, Histoire et mémoires, conflits et alliance, La Découverte, 2013, p. 102-107. ↩
On notera qu’un autre historien de garde, Dimitri Casali, affirme lui aussi sa foi dans la venue d’un nouvel homme providentiel pour sauver la France de la crise. Voir à ce titre cet article, daté du 19 septembre 2013. ↩
M. Crubellier, « De l’histoire sainte à l’histoire de France », Les Cahiers aubois d’histoire de l’éducation, n° spécial 10-a : Colloque 1986. Les manuels scolaires, 1988, pp. 89-104. ↩
L. Febvre, « L’Histoire dans un monde en ruine », Revue de Synthèse Historique, t. XXX, 1920, Leçon d’ouverture, faculté des lettres de Strasbourg, 4 décembre 1919. Le texte complet est disponible sur le site fr.wikisource.org, consulté le 3 mars 2014. ↩
En ce début d’année 2014, notre site se propose d’accueillir un article d’un jeune historien, Michel Deniau, qui nous propose de découvrir un travail annonçant celui des Historiens de garde : L’Histoire de France de Cro-Magnon à Jacques Chirac. Si une bonne partie du discours de Max Gallo, Dimitri Casali, Lorànt Deutsch et Franck Ferrand est en germe dans ce livre, il est intéressant de noter qu’au moment de sa sortie, en 2004, il n’a eu qu’une diffusion limitée et que son auteur devait masquer ses outrances sous le couvert de l’humour. Aujourd’hui, le roman national se pare de sérieux ; ce sont des figures plus médiatiques, et, parfois, plus crédibles, qui assurent sa promotion auprès d’un public beaucoup plus large. Il n’en reste pas moins, le livre de Basile de Koch permet d’entrevoir les fondements politiques du discours des historiens de garde1.
Rentrer chez ses parents pour Noël cela a parfois du bon, et ce pas que pour retrouver des visages familiers. À travers cet article, ce blog va, en effet, se nourrir d’une découverte faite dans la vieille commode de ma chambre d’adolescent. Il s’agit d’un ouvrage, Histoire de France de Cro-Magnon à Jacques Chirac, écrit par Basile de Koch et illustré par Luc Cornillon. Dans mes souvenirs, à l’époque, il y a un peu moins de dix ans (le livre datant de 2004), je m’étais amusé de la drôlerie du propos, surtout que j’avais entendu parler de Basile de Koch comme quelqu’un appartenant à l’univers de l’humour, ou tout du moins du non-sérieux, et avait pris un certain plaisir à la lecture, même si on ne peut pas dire qu’elle m’ait marquée. Dorénavant, échaudé par le combat critique contre Lorant Deutsch et les historiens de garde en général, ainsi que nourri de distanciation critique par plusieurs années d’études et de réflexion autour de l’histoire, j’ai pris l’occasion de cette redécouverte pour relire le livre de façon critique. Le moins que je puisse conclure de cette expérience est qu’elle ne m’a pas déçue ! D’un souvenir d’écrivain non-sérieux, je me vois désormais confronté à l’appréciation d’un fatras plutôt réactionnaire, le tout couvert sous le prisme de l’humour.
Je sais ce que beaucoup de gens vont dire « C’est un satyriste, quel mal peut-il y avoir à ce qu’il parle d’histoire de façon décalée et drôle ? ». Certes, tout le monde peut écrire de l’histoire, et j’encourage chacun à le faire à travers une méthodologie rigoureuse et sans à priori, et à fortiori sur l’histoire de France. En outre, je n’ai aucune objection personnelle contre la personne de Basile de Koch et donc contre le fait qu’il vienne s’intéresser à l’histoire, tant que le parti pris en est clair, œuvre de « vulgarisation » historique ferme sur le fond mais fantasque dans la forme, d’écriture par exemple, ou absolument fantasque dans les deux. Or, la quatrième de couverture explique que
Après le succès de ses parodies de presse […], Basile de Koch […] signe ici un vrai-faux « manuel d’histoire à l’usage des cours élémentaires » qui, compte tenu de la baisse générale du niveau, sera lu avec profit par les anciens de élèves de l’ENA.
En outre, dans son avant-propos (p. 3), Basile de Koch affirme tout à fait sérieusement que
Le lecteur de ce manuel, conçu à l’ancienne, mais revu à la lumière de l’historiographie moderne, trouvera en regard de chaque leçon une magnifique gravure tout en couleurs.
Un peu plus loin dans la même page, le lecteur est gratifié d’un vibrant appel :
Avec ce manuel, laissez donc les cadavres les plus prestigieux de notre Histoire s’asseoir à votre table, et ressusciter.
Outre le fait que l’on s’étrangle en le voyant convoquer « l’historiographie moderne » pour appuyer ses dires, ces deux citations permettent de mettre en avant que l’ouvrage se veut sérieux sur le fond tout autant que fantasque sur la forme. Enfin, la vocation sérieuse est également appuyée par un dernier extrait de l’avant-propos.
Le lecteur, précisément, quel est-il ? Disons-le tout net : pas un adolescent ou un collégien d’aujourd’hui. Entre techno, rap, web et mangas, nos jeunes ont su développer une culture profondément originale, novatrice, en phase avec l’époque et qui se suffit à elle-même. Non, le présent ouvrage s’adresse plutôt à nos élites – artistes, stylistes, journalistes, comiques, intellectuels – dont l’éminente position sociale n’a d’égale que leur bien excusable inculture générale.
Il y aurait donc les jeunes qui auraient tout compris et l’élite (nécessairement vieille ?) qui vivrait couper du monde et qui plus est de la vérité historique. Chacun appréciera à sa juste valeur l’anti-intellectualisme ainsi que le caractère « anti-élite » du discours. Ce cheval de bataille sera d’ailleurs repris au détour d’une phrase page 40 :
En outre, Marignan-1515 inaugure l’histoire chronologique, qui ne sera remise en cause que vers la fin du XXe siècle par des enseignants crypto-marxistes.
Pour résumer, son opuscule a quelques aspects trop sérieux pour être considéré uniquement comme de la drôlerie et parfois pas assez décalé et fantasque pour se voir décerner le titre de bande dessinée à base historique et donc être traitée à travers le prisme interprétatif de la fiction, ou tout du moins de l’œuvre non scientifique.
Le brouillard du « vrai-faux manuel d’histoire à l’usage des cours élémentaires » permet, sous une couverture humoristique et satyrique, de faire passer, comme nous le verrons, des pensées idéologiquement orientées ou historiographiquement connotées. Le but de cet article ne va pas être de décortiquer et remettre en perspective les anachronismes de l’auteur puisqu’ils sont légions, qu’ils sont plutôt facilement visibles pour le quidam et que, au final, ce ne sont pas ces phrases qui révèlent le plus la psyché profonde de l’auteur. De fait, l’ensemble de ces anachronismes et/ou erreurs factuelles tendent à donner du poids ou accréditer différents thèmes de prédilection de l’auteur que sont la critique du protestantisme, de la démocratie et de tout ce qui être plus ou moins relié à la gauche dans ses nombreuses composantes (socialisme, communisme etc…). On notera également avec intérêt les différentes petites saillies sur l’immigration, la colonisation française en Afrique ou le génocide vendéen.
Historiographiquement, les points les plus dérangeants tournent autour d’une image très astérixienne des Gaulois (p.6 « Cette stratification correspond parfaitement à la mentalité belliqueuse de ce peuple spontané, grand, blond (ou teint en roux), rieur, courageux mais cyclothymique. […] Les artisans gaulois, bien que grossiers et bon vivants, savent traiter tous les métaux et livrent des bijoux, casques, cuirasses, épées et même des charrues très réussis. ») ou la diffusion de l’image chimérique d’une France entièrement résistante au moment de la Libération (p. 108, dans un chapitre intitulé « 50 millions de résistants » : À l’été 1944, la France entière se soulève contre l’occupant nazi, qui ne doit son salut qu’à une prompte fuite »).
Toutefois, avant de nous intéresser au contenu le plus idéologiquement orienté et de faire le catalogue des extraits témoignant de la résurgence de l’inconscient politique de Basile de Koch dans ce livre, attardons nous un peu sur la composition de l’ouvrage ainsi que sur la personnalité et le positionnement politique de l’auteur, ces éléments pouvant être d’un précieux soutien pour comprendre certaines phrases ou formulations ambigües.
En ce qui concerne la forme, Histoire de France de Cro-Magnon à Jacques Chirac, sous titré « Cours élémentaire », se présente sous la forme d’une succession de doubles pages composées d’un court texte, écrit par Basile de Koch, en page gauche, sur un thème annoncé par un titre qui donne le ton. Pour l’exemple, on peut prendre le cas de la page 20 : « La société féodale : décentralisation et aménagement du territoire ». Sur la page de droite, la majeure partie de l’espace est occupé par l’illustration de Luc Cornillon. Chaque dessin se voit coiffé d’un titre dont on ne sait s’il est l’œuvre de Basile de Koch ou de Luc Cornillon. Il demeure malgré tout que certains titres interpellent, notamment « Dès août 44, les résistants parisiens s’adjoignent de précieux collaborateurs » (p. 109) ou « Une politique étrangère résolument tiers-mondiste » (p. 91), à propos de la colonisation française en Afrique. Les dessins se voient agrémentés d’une petite phrase d’accompagnement. Enfin, un petit résumé de la page gauche, dans un petit encadré rectangulaire dans la partie inférieure de la page droite, conclut l’agencement graphique de l’ensemble.
Tout cela n’est pas sans rappeler des choses à toutes les personnes qui se sont, un jour, intéresser à l’histoire de l’enseignement de l’histoire en France ou à tous les amateurs des manuels anciens. En effet, cet intitulé de « Cours élémentaire » se retrouve sur de nombreux ouvrages de la première moitié du XXe siècle. De même, et probablement plus indicatif, avec la composition graphique de l’ensemble. Le plus célèbre de ces manuels anciens est sans nul doute L’Histoire de France d’Ernest Lavisse (1913), mais on peut également voir de beaux spécimens dans le Bernard et Redon, Notre premier livre d’histoire (1950), le Ozouf et Leterrier, Belles histoires de France (1951) et le Bonne, Grandes Figures et Grands Faits de l’Histoire de France (1938). Par conséquent, rien que par son iconographie le livre de Basile de Koch véhicule une image volontairement passéiste et nostalgique d’un enseignement de l’histoire, à fortiori de l’histoire de France. Voilà ce qui tranche fortement avec sa référence à une « historiographie moderne »…
Comme d’habitude Internet va nous permettre de tracer quelques grands traits de la personnalité politique de Basile de Koch. De fait, si les sources de seconde main ; telle sa notice Wikipedia, les articles de blogs ou de presse ; sont les plus informatifs, ils sont également à interroger et à recouper. Pour cela on peut disposer de sources de première main telles que la page Facebook de Basile de Koch ainsi que son profil LinkedIn ou encore son compte Twitter pour confirmer certains éléments. De fait à travers Wikipedia on apprend que :
Il est le fils de Guy Tellenne (1909-1993, normalien, agrégé, poète, haut fonctionnaire au ministère de la Culture et sous-directeur de l’Institut français d’Athènes) et d’Henriette Annick Lemoine (animatrice à KTO sous son patronyme de mariage, Annick Tellenne et auteur de Le goût de vivre ; la recette du bonheur).
Il a trois frères, dont Karl Zéro et Éric Tellenne. Il est marié avec Frigide Barjot et a deux enfants.
Il suit des études au Lycée Saint-Louis de Gonzague à Paris avant une maîtrise de droit et DEA de Science Politique.
Ancien assistant parlementaire, il a tout d’abord travaillé pour l’UDF et notamment pour Raymond Barre, Simone Veil. Il participe également au Club de l’Horloge. Il fut ensuite le rédacteur des discours de Charles Pasqua au ministère de l’Intérieur, entre 1986 et 1988.
Il mettra à profit cette connaissance du « dessous des cartes » pour brosser divers portraits vitriolés des principaux acteurs de la politique française.
Basile De Koch se vante de n’avoir « jamais adhéré à un mouvement dont il ne fût pas le fondateur ». De fait, il est « président à vie auto-proclamé » du groupe Jalons avec sa femme Frigide Barjot.
Pour avoir bénéficié d’un emploi fictif au Conseil général de l’Essonne, il est condamné avec Xavière Tiberi par la Cour d’appel de Paris, le 15 janvier 2001, à une peine d’emprisonnement assortie d’un sursis.
Basile de Koch est chroniqueur à l’hebdomadaire Voici dans la rubrique La nuit, c’est tous les jours. Il tient également une chronique sur la télévision dans l’hebdomadaire Valeurs actuelles et collabore régulièrement au site Causeur.fr créé par Élisabeth Lévy.
À noter que, dans le « À propos » de sa page Facebook, le principal intéressé ne semble pas totalement démentir l’ensemble des informations de Wikipedia, même si l’extrait qu’il mentionne est parfois différent de notre citation – probablement du fait d’une modification ultérieure.
La lecture de la presse écrite, prolifique sur le personnage suite aux actions de sa femme – Frigide Barjot – lors du débat autour du mariage pour tous ou les siennes avec sa pétition des « 343 salauds », peut nous apprendre qu’il serait proche des milieux d’extrême-droite. Par exemple le Huffington Post affirme
Frère de l’animateur Karl Zero, mari et associé de Frigide Barjot ; tour à tour écrivain, humoriste, chroniqueur, figure des nuits parisiennes, ancien « nègre » de Charles Pasqua et dit proche de certains milieux d’extrême-droite; Basile de Koch, alias Bruno Tellenne, est aussi « président à vie » du Groupe d’Intervention Culturelle Jalons qu’il a créé dans les années 80, connu pour ses happenings et pastiches. Dandy à la fois anticonformiste et ultra-réac, Basile de Koch s’est fait une spécialité de dénoncer la bien-pensance de gauche pour mieux affirmer celle de droite.
En s’intéressant à la participation blogueuse au débat, il est possible d’apprendre, d’une source qui se déclare proche du groupe Barjot-de Koch – même si l’auteur s’est vu depuis assigné en justice par les intéressés – , que Basile de Koch est
chroniqueur clubbing à l’hebdomadaire Voici dans la rubrique La nuit, c’est tous les jours. Il tient une chronique sur la télévision dans l’hebdomadaire ultra-conservateur Valeurs actuelles et collabore régulièrement au site d’extrême-droite Causeur.fr, propriété de l’ancien d’Ordre Nouveau et ancien directeur du magazine d’extrême-droite Minute, Gérald Penciolelli.
Bruno Tellenne a été l’assistant parlementaire et la « plume » de Charles Pasqua. C’est sous son influence que Charles Pasqua se veut un ardent partisan de la peine de mort et préconise une alliance avec l’extrême-droite, déclarant que « le FN se réclame des mêmes préoccupations, des mêmes valeurs que la majorité ».
Basile de Koch a par la suite été un membre actif du très droitier Club de l’Horloge, créé en 1974 par Henry de Lesquen, président de Radio Courtoisie, connue pour avoir reçu le révisionniste Faurisson à plusieurs reprises.
En 1984, Basile de Koch est l’un des rédacteurs du rapport du Club de l’Horloge à l’origine de la théorisation de la « préférence nationale », idée-phare du Front National : on peut lire son nom en page 5 du rapport final des travaux de la commission qui définira le concept de préférence nationale(La préférence nationale : Réponse à l’immigration, 1985 dirigé par jean-Yves Le Gallou, longtemps cadre du Front National avant de devenir membre fondateur du MNR de Bruno Mégret).
Même si l’auteur se défend d’avoir appartenu ou d’appartenir au GUD (Groupe Union Défense) – mais assume avoir été « nègre » pour Charles Pasqua dans les années 1980, comme l’affirme sa page LinkedIn, il demeure qu’il semble se mouvoir aisément et avec plaisir dans la presse de droite dure ainsi que dans les groupes de réflexion que l’on peut qualifier d’extrême-droite, ou tout du moins dont plusieurs membres de ce dit groupe sont des affiliés de l’extrême-droite. De fait, la plume de Basile de Koch est lisible depuis plusieurs années sur le site Causeur.frd’Elisabeth Lévy ou sur le site support du magazine Valeurs Actuelles. Pour ce qui est de son activité réflexive, en 1985 on le retrouve notamment comme participant, sous son nom civil de Bruno Tellenne, à la rédaction du rapport La préférence nationale : réponse à l’immigration, rapport présidé par Jean-Yves Le Gallou – membre éminent du Front National – , pour le think tank le Club de l’Horloge.
À la vue de cet aéropage extrême-droitier, une interrogation légitime pourrait naître autour de l’idée d’une possible influence de ces personnages, ou d’autres historiens gravitant autour du Club de l’Horloge, sur les écrits de Basile de Koch. Cela pourrait être une partie de cette « historiographie moderne » citée plus haut. En l’absence de preuves, je ne saurais être affirmatif, mais cela est hypothétiquement possible. Il n’en demeure pas moins que, éclairé de ces différents éléments, il est nécessaire de voir Basile de Koch comme un personnage très proche de l’extrême-droite, aujourd’hui comme hier.
Après l’auteur du texte, il nous semble fondamental, par égalité de traitement, d’en venir à l’auteur des dessins. Les iconographies de Luc Cornillon sont, dans l’ensemble, clairement positionnés sur un angle humoristique. L’illustrateur joue avec les anachronismes (par exemple une pancarte où est inscrite « Élu Capet 54% » pour l’élection de Hugues Capet en 987 page 23) ou le décalage (notamment page 49 avec l’illustration des fameuses « deux mamelles » d’Henri IV par les seins d’une femme à la poitrine généreuse) pour mieux faire rire. Seuls les dessins des pages 25 (représentant un croisé, durant l’attaque de Jérusalem en 1099, en train de tuer un musulman grâce à son épée, arme sur laquelle est embrochée une saucisse et un autre morceau de viande [du porc ?]) et 67 (Robespierre étant mis en scène sur une affiche comme réalisateur d’un film d’horreur nommé « Massacre à la guillotine » aux côtés d’autres publicités de ce genre cinématographique comme « Freddy IV » ou « Vendredi 13 ») pourraient émouvoir certains esprits, même si je suppose ici plus une licence artistique et humoristique (que l’on apprécie ce genre d’humour ou pas) qu’une réelle volonté de faire transparaître un message politique, même si l’hypothèse n’est pas à écarter complètement à priori.
En effet, il est tout à fait plausible que le dessinateur ne fasse qu’illustrer le propos de Basile de Koch et donc que l’image ne soit qu’un démultiplicateur de force du texte et non un discours en soi-même. Ou en tout cas ce n’est plus ici, pour certains dessins, un discours en soi-même. De fait, on notera avec intérêt la présence, sur certaines images, de la signature « Luc Cornillon 96 », les autres étant paraphées « L.C. » ou « Luc Cornillon ». Ce chiffre est-il une indication de date (1996) ou une autre référence qui nous reste obscure ? Dans le premier cas, cela pourrait renforcer l’idée d’un remploi des dessins hors de leur contexte d’origine. De même, les signatures différentes amènent à penser à des moments de création différents et donc des remplois hors contexte originel. En outre, une investigation de sa relation avec Basile de Koch et plus généralement de son oeuvre n’apprend pas grand chose. En effet, le dessinateur et le penseur semblent collaborer au sein des éditions Jalons – ces dernières étant présidées par Basile de Koch – , mais il est impossible de dire s’il s’agit de relations d’auteur à éditeur ou quelque chose de plus poussé. Un fanblog rend compte d’une part importante de la production de Luc Cornillon et elle se démarque par une certaine consensualité, ou tout du moins par un éloignement avec les thématiques défendues par Basile de Koch, les dessins de Luc Cornillon s’adressant, notamment, à des magazines jeunesse comme Okapi.
Tout cela pour conclure que, dans l’état actuel de ma réflexion et de ma connaissance du personnage Luc Cornillon, je ne saurais dire s’il est nécessaire de comprendre ses dessins comme des discours graphiques à vocation politique ou simplement une innocente licence artistique et des parti pris de dessin et d’humour qui peuvent laisser froid certaines personnes.
Après avoir fait un tour le plus complet possible du profil des contributeurs à ce livre, il est temps de s’intéresser au contenu proprement dit sous la plume de Basile de Koch. Certaines critiques ne font l’objet que d’une ou deux phrases dans l’ouvrage. Elles sont placées là, pour ainsi dire, en passant. Le premier thème que l’on peut traiter est celui de l’immigration. Comme on peut s’y attendre, surtout en ayant en tête sa participation au rapport de 1985, Basile de Koch ne va pas considérer que l’immigration est une richesse ou un aléa des mobilités humaines. Dès la page 8 il explique :
Mai 52 : César a pris Orléans, puis Bourges. Vercingétorix décrète la levée en masse contre l’envahisseur venu du sud (déjà !).
Puis dans sa double page (p. 90-91) consacrée aux « jolies colonies de la France » (sur laquelle je reviendrais) on reste bouche bée devant ceci :
Brazza, Lyautey, Foucauld et le brave caporal Banania écrivent une saga exotique et tricolore qui prépare l’inconscient français de l’immigration.
Il est également réel que Basile de Koch fait, dans certains cas, de la question raciale un moteur des événements. On peut déduire cela de deux citations. La première (p. 4) dit :
Un beau matin de – 800, la touche finale est apportée par les Celtes, Indo-européens de qualité supérieure, qui chassent les Ligures dans les montagnes avec leurs armes en fer.
Plus loin, page 13, à propos des « invasions barbares », notamment de l’épisode des Huns d’Attila, Basile de Koch résume la chose ainsi :
Au début du Ve siècle, la Gaule est confrontée à un phénomène d’immigration très sauvage : les « grandes invasions ». Aux tribus germaniques succèdent les Huns. Avec eux, le seuil de tolérance est dépassé : la race blanche va s’unir pour arrêter ces Mongoliens aux Champs catalauniques en 451. Le péril jaune est repoussé d’une bonne quinzaine de siècles.
Dans la première phrase, c’est, en partie, parce que les Celtes sont racialement supérieurs qu’ils dominent les Ligures. Dans la seconde, la différence raciale et la menace contre la « race blanche » expliqueraient le rapprochement entre le pouvoir romain et les peuples germaniques. In fine, il pourrait être facilement fait un rapprochement entre cette morgue contre le phénomène migratoire et des préjugés racistes. Toutefois, nous ne saurions franchir ce pas. Ou alors ce serait se moquer éperdument de ce que l’auteur écrit (p. 5) :
Les premiers Français arrivent vers – 1 000 000 d’Afrique noire, et plus tard d’Asie ou du Maghreb, ce qui démontre la bêtise du racisme.
Ou alors tout ceci n’est que supercherie, l’auteur prenant soin de cacher, au moins un peu, ses idées sur la question. Chacun se fera son propre jugement de cette question. Personnellement il m’est quand même permis de douter puisque Basile de Koch se plait à jouer sur les stéréotypes et clichés raciaux. J’en veux pour preuve un extrait de la page 90 :
En ce temps, l’immigration se fait dans le sens nord-sud et nos soldats, missionnaires et explorateurs matent avec brio les Arabes fiers et cruels, les Nègres naïfs et musculeux, et les Jaunes sournois mais tenaces.
De manière générale, à propos de la colonisation, Basile de Koch fait étalage d’une vision globalement positive. Outre un dessin qui en dit long, l’ouvrage recèle des phrases savoureuses. Par exemple :
La France civilisatrice est capable de massacre comme les Américains, mais elle sait aussi se montrer généreuse, apprenant aux indigènes l’hygiène, l’histoire de France et le « Notre Père ».
Ou encore
Dans ses colonies, la France met en valeur des territoires mal entretenus par des potentats cruels, arriérés et souvent fourbes. Partout, les moustaches françaises font reculer l’esclavage et la maladie.
On retrouve ici très clairement l’argumentaire colonialiste de la fin du XIXe siècle. Par ailleurs, une phrase ambiguë (p. 111) pourrait amener à penser que la principale raison de la fin de la colonisation française en Afrique est une certaine « mauvaise volonté » des populations locales :
Dans les années 50, l’Algérie compte une proportion importante de Maghrébins qui, dans leur grande majorité, refusent de s’intégrer à l’Algérie française et développent même un sentiment de rejet vis-à-vis des immigrés français et européens, pourtant chaleureux et travailleurs.
En ce qui concerne la démocratie, l’auteur a un rapport relativement ambivalent. En effet, si, p.26, Louis IX est un roi avisé car :
Il reçoit chez lui les SDF médiévaux, invente le procès en plein air et y défend souvent les pauvres, en évitant cependant l’écueil de la démagogie démocratique
que , p. 28, Philippe le Bel est loué car il :
sera aussi – mais sans penser à mal – pionnier de la démocratie avec l’institution des États généraux
ce qui semble plutôt une bonne chose sous la plume de l’auteur, les pages suivantes mettent en lumière que pour Basile de Koch la démocratie est nécessairement synonyme de démagogie ou d’égalitarisme, à lire comme quelque chose d’infamant. De fait, le pouvoir du peuple est vu comme une « chienlit » (p. 52-53) ou une « incorrection » (p. 52) envers le roi, dans cette page Louis XIV à propos de la Fronde. À l’époque des Lumières, l’Encyclopédie de Diderot est vue (p. 60) comme :
manifeste de l’idéologie optimiste et rationaliste qui donnera au monde la démocratie libérale, le communisme et Bernard-Henri Lévy.
Du fait de la critique féroce de Basile de Koch sur la pensée politique « de gauche », voir infra, le placement de la démocratie sur le même plan que le communisme ne saurait être vu que comme une injure. En avançant encore un peu dans le livre, pour ce qui est de la Révolution française et de Louis XVI il est donné à lire d’autres lignes saisissantes comme celles-ci (p. 62) :
Très vite, la machine s’emballe et le roi (qui a encore de bons sondages à l’époque) est impuissant à enrayer les flots de démagogie égalitaire d’une assemblée prête aux promesses les plus insensées.
Et celles-là (p. 63) :
Confronté au développement de la crise économique, de la bourgeoisie et de l’idée démocratique, il ne pourra résoudre aucun de ces maux.
En outre, pour Basile de Koch la démocratie est un mode de gouvernement qu’il est nécessairement d’utiliser avec parcimonie. Pour preuve cette phrase (p. 76) :
Pour le reste Louis XVIII gère la situation en père tranquille, avec sa Charte un peu démocratique mais pas trop
Enfin, pour l’époque de Louis-Philippe (p. 78), on notera avec intérêt la saillie :
Le droit de vote est même donné à 170.000 Français (contre 90.000 sous Charles X), ce qui frise la démagogie populiste
Puisque comme on l’a vu dans l’esprit de Basile de Koch la démocratie libérale est accolée au communisme, voilà une transition toute trouvée pour s’intéresser à la vision de la « gauche » dans le manuel kochien. Autant le dire tout de suite, concernant l’univers politique de ce qu’on appelle traditionnellement « la gauche » et ses acteurs ou représentants, Basile de Koch ne mâche pas ses mots et parle « cru et dru ». Les citations sont nombreuses, notamment à partir de l’époque moderne. Pour ne pas être accusé de faire des coupes sombres et de choisir des citations percutantes ou ambiguës, je serais exhaustif, quitte à être un peu rébarbatif. La charge commence page 60 avec plusieurs tirs de haute volée, notamment :
Diderot qui, avec son équipe de chercheurs socialistes », rédige de 1751 à 1772 l’Encyclopédie manifeste de l’idéologie optimiste et rationaliste qui donnera au monde la démocratie libérale, le communisme et Bernard-Henri Lévy.
Voltaire est surtout le premier intellectuel de gauche, dans la mesure où il est très à l’aise dans la haute société qu’il dénonce. Esprit universel, il est aussi l’ancêtre du fascisme avec ses considérations sur les juifs et les Noirs.
À la page suivante l’époque est mise en avant comme le :
triomphe des intellectuels de gauche ; parasites talentueux de la société d’Ancien Régime
Après une éclipse de plusieurs décennies, la critique féroce du socialisme est de retour avec (p. 78) :
À part ça, deux épidémies font rage : le choléra en 1832, et le socialisme pendant tout le règne.
À la page suivante on peut noter une certaine hostilité par une association de phénomènes à travers cette phrase :
Le capitalisme s’est développé, avec ses trains, ses pauvres exploités et ses socialistes.
L’époque du Second Empire est également le prétexte à une critique acerbe et ce à travers les aménagements parisiens du baron Haussmann. De fait l’œuvre de ce dernier est louée (p. 82) car elle :
aère Paris en rasant des quartiers entiers de taudis sordides et socialistes […].
Enfin, l’auteur ne peut s’empêcher, autour de la guerre d’Algérie, d’imputer une nouvelle fois une faute à la gauche – cette fois-ci non française – dans le déclenchement du conflit (p. 110) :
Le 1er novembre 1954, une poignée d’Arabes socialistes – on dit à l’époque des « salopards » – déclenche la guerre d’Algérie.
In fine l’ambition première de Basile de Koch est de démontrer qu’être « de gauche » c’est aussi méprisable et répréhensible idéologiquement et moralement (dans le cadre du « politiquement correct ») qu’être « de droite ». L’élément le plus représentatif de cette idée est un nouvel extrait de la page 90 :
À ce propos, on notera que la droite nationaliste est anticolonialiste ; le colonialisme est alors l’idée et l’oeuvre de la gauche au pouvoir. Un des théoriciens de cet impérialisme progressiste, Jules Ferry parle d’ailleurs du « devoir d’assistance des races supérieures aux races inférieures ». La gauche de l’époque est raciste, ce qui peut favoriser l’union nationale avec la droite.
Si on part du principe que pour Basile de Koch la Révolution, et notamment la période de la Terreur, est un événement nécessairement à relier à la partie gauche de l’échiquier politique, actuel ou d’époque, alors on peut tirer argument d’un nouvel extrait. En effet, à la page 66 l’auteur écrit :
1793 est pour les Français une « annus horribilis » : guerre à toutes les frontières, guerre civile contre la Vendée rebelle. Là encore, la Révolution innove en menant une politique volontariste de génocide idéologique.
Avant de conclure cet article, il me paraît nécessaire de rendre compte de deux autres tendances idéologiquement lourdes de Basile de Koch : sa rancoeur contre les autres religions monothéistes que le catholicisme ainsi qu’une dépréciation assez marquée pour l’homosexualité. Si la religion du Prophète est assez peu touchée (la seule mention concerne la bataille de 732 durant laquelle Charles Martel « sauve momentanément le pays du péril islamiste », p. 17), le protestantisme est pris à partie plusieurs fois. Par exemple page 49 Basile de Koch y fait deux fois référence. Tout d’abord en commentaire du dessin de Luc Cornillon (« Le roi, naturellement bon, fut rendu encore meilleur par son ministre l’excellent (quoique protestant) Sully. ») puis dans le résumé du chapitre (« Malgré le double handicap de la naissance protestante et de l’accent rocailleux, Henry de Navarre réussit à gagner le coeur des Français […]. »).
Pour ce qui est de l’homosexualité, il semblerait que cela constitue quelque chose à nécessairement éviter. De fait la première occurrence de cette thématique apparaît dans le chapitre consacré à Louis IX (p. 26-27). On y lit :
Durablement marqué par cette mère exemplaire [Blanche de Castille nda], Louis ne sombrera pas pour autant dans l’inversion et la sodomie, sévèrement condamnées par cette Eglise dont il se veut le premier serviteur.
Après une éclipse de plusieurs pages, l’homosexualité revient, sans trop de surprise, dans le débat autour d’Henri III. Page 46 Basile de Koch affirme :
À part ça, Henri III est très raffiné et sensible. A-t-il eu pour autant des penchants homosexuels ? Il semble bien que cette imputation infamante ait été propagée par les Guise, ses grands ennemis ultra-cathos, sur la seule base d’un entourage masculin, élégant et sophistiqué.
De façon plus surprenante Basile de Koch gratifie son lecteur de deux autres citations et ce à propos de Louis XIII et au cours de l’époque de Louis XIV. De fait, page 50 on trouve la phrase suivante :
Malheureusement, il [Louis XIII nda] restera marqué par ces épreuves et à moitié homosexuel.
Enfin, page 56 il ressort d’une saillie que l’homosexualité est quasiment un « troisième sexe », différent du sexe masculin ou féminin. En effet, selon l’auteur
Grâce au prodigieux binôme Molière-Lully se développe une industrie du spectacle baroque – avec le roi comme danseur étoile – qui, trois cent ans plus tard, continue de toucher hommes, femmes et homosexuels.
Pour conclure, son identification comme un nouvel avatar des « historiens de garde » peut se faire grâce à l’épilogue de l’ouvrage. Pour être juste citons tout d’abord Basile de Koch : « … Et nous voici arrivés au terme – provisoire – de notre histoire, la plus belle des histoires : l’Histoire de France. […] De Vercingétorix à Jacques Chirac, regardons-les défiler, les personnages de notre saga plurimillénaire. Regardons-les remonter ensemble la plus belle des avenues, ces Champs-Elysées dont les anciens Grecs faisaient déjà un paradis2. Mais la France n’est-elle pas tout entière un paradis, grâce bien sûr aux institutions de la Ve République, mais aussi au sacrifice des héros et martyrs dont nous venons de lire l’histoire, notre Histoire ! ». Tout ceux qui ont suivi la polémique autour des écrits de Lorant Deutsch ont en mémoire cette phrase de l’acteur-écrivain prononcée lors d’une interview sur Europe 1 :
« L’Histoire de France est la plus belle des histoires »
Ce livre [Hexagone nda], c’est un voyage sur cette histoire. C’est la plus belle des histoires, c’est la nôtre, qu’on soit ici depuis toujours ou depuis deux secondes !
De même on s’étonnera, seulement à moitié, du partage de point de vue sur un événement bien particulier : la bataille de Poitiers en 732. Voilà comment Lorant Deutsch interprète cet événement dans Hexagone (p. 232) :
Je le sais bien, la bataille de Poitiers, le Croissant contre la Croix, l’union sacrée des chrétiens et des païens contre l’envahisseur musulman dérangent le politiquement correct. On voudrait une lutte moins frontale, davantage de rondeurs, un christianisme plus mesuré, un islam plus modéré… Alors pour nier ce choc des civilisations, certains historiens ont limité la portée de la bataille remportée par Charles Martel. Mais non, disent-ils, on ne peut pas parler d’une invasion, ce fut à peine une incursion, une razzia destinée à dérober quelques bijoux et à enlever les plus girondes des Aquitaines.
La citation de Basile de Koch (p. 16) est infiniment plus courte, mais tout aussi sans appel et percutante :
Le maire le plus fameux demeure Charles Martel qui, en 732, repousse à Poitiers des envahisseurs arabes (rayé et remplacé par « guerriers venus du Sud). Le choc des cultures est déjà violent !
Dans les deux textes une référence implicite au « choc des civilisations » cher à Samuel Huntington.
In fine en forçant un peu le trait il serait possible de rapprocher les deux membres de la « société du spectacle ». Toutefois, je ne pense pas qu’il faille placer Basile de Koch comme « maître à penser » ou « inspiration » de l’auteur de Métronome et Hexagone (même si le penseur apprécie le travail du comédien, se connaissent-t-ils personnellement ?) puisque l’idée de l’histoire de France comme la plus belle des histoires fait largement florès dans le milieu de l’histoire réactionnaire, comme par exemple – dans une autre formulation – chez Franck Ferrand ou Stéphane Bern. Basile de Koch serait-il l’avant-garde des historiens de garde ? La date de parution de l’ouvrage, 2004, tend à accréditer l’hypothèse, mais, là aussi, c’est une question à laquelle je me garderais de répondre autrement que par un laconique « c’est possible/c’est plausible ». Il n’en demeure pas moins que la date de l’ouvrage pose la question du point de départ du phénomène des historiens de garde. Quand et comment les théories historiques de la droite et l’extrême-droite ont su se frayer un chemin en se montrant sous les atours du décalé, du « fun » ? Malgré les très nombreuses qualités qu’il recèle, l’ouvrage de William Blanc, Christophe Naudin et Aurore Chéry ne répond pas, je crois, à cette interrogation. Cela me semble une thématique intéressante à explorer et surtout un travail nécessaire. En effet, à mon avis cela va de paire avec l’objectif de popularisation d’une histoire scientifique de qualité. L’idée est de décortiquer les réseaux d’influence qui permettent la diffusion de ce phénomène, de comprendre les raisons d’un tel succès et in fine de savoir adapter l’offre historique « grand public » à la nouvelle demande, le tout sans y perdre son âme. « Vaste programme », comme aurait dit le général de Gaulle.
On remarque là un clin d’oeil au film de Sacha Guitry, Remontons les Champs-Élysées (1938), premier grand film historique de Guitry, premier essai de ce réalisateur de transposer une histoire de France mythifié à l’écran. Pour plus de détails sur les liens entre Sacha Guitry et le roman national, voir Les Historiens de garde, chapitre V et cet article sur le blog Fovéa d’Adrien Genoudet : Sacha Guitry ou l’histoire aveugle, ndlr. ↩
Après le numéro hors-série de L’Express qui en appelait à un « roman de l’Hexagone », c’est au tour du magazine Valeurs Actuelles de s’intéresser à l’histoire de France, et plus spécialement à l’histoire enseignée. Comment celle-ci est-elle vue par un journal mêlant valeurs réactionnaires et apologie du néolibéralisme économique ?
DES UNES « CHOCS » DE VALEURS ACTUELLES À RENAUD CAMUS
Depuis quelques mois, le magazine a clairement adopté un angle plus que droitier1 notamment dans ses Unes, reprenant souvent mot pour mot le discours de l’extrême droite, sur des sujets comme les Roms ou plus encore l’islam (image 1). Ainsi, cette couverture mettant en scène une Marianne voilée, avec des titres sans ambiguïté sur les dangers d’une « invasion » musulmane par les naturalisations, et le risque à terme d’un « changement » de peuple dont la gauche serait complice. L’allusion au « grand remplacement » de l’écrivain Renaud Camus, qui voit dans l’immigration une opération de « changement de peuple » et de « réensauvagement de l’espèce2 » est limpide. Ce grand remplacement serait accompagné d’un « grand effacement » qui viserait à détruire l’histoire de France. Comme l’explique le même Renaud Camus.
Le Grand Effacement me va très bien. C’est ce que j’ai appelé moi-même l’enseignement de l’oubli, l’industrie de l’hébétude, la Grande Déculturation. On en revient toujours à la formule que je rabâche exagérément, mais il y a de quoi : « Un peuple qui connaît ses classiques ne se laisse pas mener sans révolte dans les poubelles de l’histoire »3.
La connexion est donc implicitement faite entre une immigration assimilée à une colonisation et une opération qui viserait à annihiler l’histoire de France4. La Une de Valeurs Actuelles est un résumé de cette théorie (image 2). Elle pointe à la fois ce qui est en train de disparaître et désigne en même temps les responsables. L’image de Charles Martel, héros des islamophobes et des groupes d’extrême droite comme les identitaires, symbolise cette « histoire piétinée » qui se résume en fait à une litanie de grands personnages, les mêmes que ceux célébrés par les historiens de garde comme le montre la liste en bas à droite de la Une : Clovis, Saint Louis, Louis XIV et Napoléon.
Le coupable de l’effacement est clairement désigné : la gauche. Elle « [piétine] » les « héros français », et « [massacre notre histoire »]. Mais il ne s’agit pas de n’importe quelle gauche. Comme le montrent les titres dans la partie supérieure de la page, c’est la « gauche antiraciste », et surtout Christiane Taubira qui est visée. Car si la ministre de la Justice est l’ennemie jurée des opposants au mariage pour tous, elle l’est aussi des chantres d’une histoire nationale purgée de la « repentance droits de l’hommiste ». C’est Max Gallo qui, le premier, l’a prise pour cible dans son livre L’âme de la France (publié en 2007) car elle a été à l’initiative de la loi reconnaissant l’esclavage et la traite comme crime contre l’humanité en 2001.
Aussi, le propos du dossier de Valeurs actuelles est simple5 : désigner des coupables et revenir à des fondamentaux qui se résument à livrer une vision héroïque des faits (d’arme) des « grands hommes ». A été mobilisée pour l’occasion la cohorte habituelle des historiens de garde, de Dimitri Casali à Vincent Badré. Avec même un « petit nouveau », Philippe de Villiers, dont nous avions parlé dans un précédent article. Notons au passage que le dossier a été coordonné par Fabrice Madouas, auteur entre autres d’un livre-entretien avec Jean de France, (Un prince français, Pygmalion, 2009), prétendant orléaniste au trône de France et proche de Lorànt Deutsch6. Le monde des historiens de garde est décidément bien petit.
« HISTOIRE : NOTRE MÉMOIRE MASSACRÉE »
Le dossier de Valeurs Actuelles commence fort avec cette confusion entre histoire et mémoire, qui n’a évidemment rien d’anodin. Pour les historiens de garde, le rôle de l’histoire est avant tout de célébrer une mémoire collective.
La gauche voudrait donc, selon Fabrice Madouas, « [priver] le peuple français de sa mémoire », par une « entreprise de déracinement » et un effacement des héros nationaux des manuels scolaires. Autre confusion, cette fois entre manuels scolaires et programmes, mais qui n’est pas étonnante, l’une des références prises pour l’article étant Vincent Badré, auteur d’un « livre très fouillé » dixit F. Madouas, L’histoire fabriquée, que d’autres ont démonté point par point sur le site aggiornamento.hypotheses.org. L’autre historien de garde appelé à la rescousse est sans surprise Dimitri Casali qui, hasard du calendrier sans doute, publie un énième ouvrage, cette fois sur Napoléon.
Après une introduction où la France actuelle est comparée à l’Union Soviétique où l’on truquait les photos officielles, Fabrice Madouas reprend les grosses ficelles du discours des historiens de garde sur l’enseignement, souvent des contrevérités : la chronologie (citant Michel Debré, « l’histoire, c’est d’abord la chronologie ») et le récit auraient ainsi disparu, tout comme les grands hommes, « effacés » ou relégués en « option », tel Napoléon. Guère étonnant non plus la référence à Max Gallo, qui avait vu « les carences de l’enseignement de l’histoire » dès 1983.
La deuxième partie de l’article s’attaque plus directement à « la vision idéologique de l’histoire [par la gauche], qu’il faudra corriger pour restaurer cet enseignement » (sic). Principales cibles : Christiane Taubira et les « lois mémorielles ». Fabrice Madouas loue les anciens historiens républicains du XIXe siècle et du début du XXe, qui ne « rejetaient pas l’héritage de la monarchie ni l’héritage chrétien ». Il se situe ainsi dans le même discours que Max Gallo, et sa volonté de fusionner roman national républicain et roman national monarcho-chrétien. L’ennemi est donc ceux qui défendent « une histoire amputée, manichéenne » (dixit Casali), comme Christiane Taubira et sa « désastreuse loi » (critiquée à l’époque, entre autres, par Pierre Nora). Le fait que cette loi ne mentionnerait que la traite pratiquée par les Européens et pas les traites interafricaines ou musulmanes prouverait, selon les historiens de garde, que le but de Taubira serait uniquement de culpabiliser les Français et de les forcer à la repentance. Bien entendu, l’article « oublie » de dire que suite à cette loi, si la traite atlantique a été mise dans le programme de 4e, les traites interafricaines et musulmanes sont au programme de 5e. Peu importe, il s’agit pour Valeurs Actuelles de pointer cette histoire qui ne penserait qu’aux victimes, au détriment des héros, se transformant en une « longue plainte profondément démoralisante » pour les Français, selon Vincent Badré7.
Que propose alors le magazine pour sauver cette mémoire de la France ?
LE PANTHÉON DES HÉROS À RÉHABILITER
Principal (unique ?) axe des programmes version Valeurs Actuelles : la réhabilitation de certains héros, « expulsés ou relégués au second plan » par l’histoire gauchiste. Les choix sont sans surprise : il n’est question que d’hommes8occupant des positions royales ou de commandement.
Vercingétorix, loué ici parce qu’aujourd’hui « marginalisé [alors qu’il est] un héros, un chef courageux, un combattant qui a fait le choix de l’action guerrière pour préserver sa culture ».
Clovis évidemment. Selon Casali, « le héros franc a jeté les bases spirituelles, dynastiques, politiques et culturelles de la monarchie française et de notre nation ». Pour Denis Tillinac, Clovis nous aurait placés « dans le giron d’une catholicité romaine qui a formaté l’essentiel de nos valeurs et de nos mœurs ». Mieux, selon le trio de journalistes chargé de l’article, Clovis prouve que « la France était chrétienne avant d’être la France, et c’est même seulement grâce à cela qu’elle a pu devenir la France ».
Charles Martel, ce « résistant réprouvé », qui semble redevenir à la mode. Son mérite, avoir fait en sorte que les musulmans ne s’installent pas durablement dans le sud de la France, permettant ainsi de limiter l’apport de la culture islamique à l’Europe. Selon les journalistes de Valeurs actuelles, Charles Martel aurait été écarté des programmes pour « ne pas choquer les élèves issus de la sphère arabo-musulmane ». Même propos dans la bouche d’un candidat frontiste aux municipales dans le 3e arrondissement de Paris cité page 20 de l’hebdomadaire (donc en dehors du dossier consacré à l’histoire, preuve que la figure de Charles Martel est un lieu commun du discours d’extrême droite) pour qui « Il ne faut surtout pas parler de Charles Martel arrêtant les Arabes à Poitiers, ça risquerait de froisser les musulmans ! ». Pourtant, Charles Martel n’a pas toujours été mis en avant dans l’enseignement scolaires. Ainsi, il est absent de la version définitive du Petit Lavisse (Histoire de France : cours élémentaire, Armand Colin, 1913). Pareillement, quarante ans plus tard, il n’est pas cité par Paul Bernard et Frantz Redon, dansNotre premier livre d’histoire. Cours élémentaire, (image 3 – F. Nathan, 19509). La disparition que déplore l’hebdomadaire est donc bel et bien fictive.
Louis XIV, Roi-Soleil victime d’une éclipse, car relégué en fin de 5e. Là, la référence de Valeurs Actuelles est claire, puisque c’est Jacques Bainville10qui est appelé pour défendre le monarque absolu : « [Versailles était] le symbole d’une civilisation qui a été pendant de longues années la civilisation européenne, notre avance sur les autres pays étant considérable et notre prestige politique aidant à répandre notre langue et nos arts ».
Napoléon, « aigle foudroyé » depuis la polémique de 2005 autour du bicentenaire de la bataille d’Austerlitz11.
Charles de Gaulle, ce « bâtisseur ignoré », en particulier le président de 1958, soupçonné par la gauche, selon Valeurs Actuelles, de vouloir rétablir, avec la Cinquième République, une forme de royauté.
SAINT LOUIS ET PHILIPPE DE VILLIERS
Plutôt qu’un article sur Louis IX, ou une référence à l’édition en poche de la fabuleuse biographie signée Jacques Le Goff12, le journaliste Éric Branca propose de célébrer le travail de Philippe de Villiers sur le roi capétien13. L’ancien ministre, ami du théoricien du génocide vendéen Reynald Secher, est comparé ici à Plutarque ! Branca ne peut s’empêcher une allusion au débat sur le mariage pour tous, « loi piétinant plusieurs millénaires d’acquis anthropologiques », et résume la thèse de de Villiers sur le Capétien. On croit rêver quand il affirme que le Moyen Âge était la période durant laquelle « la laïcité marchait main dans la main avec la piété » ! Villiers a également une vision quelque peu surprenante des croisades, motivées par « la défense de la liberté de conscience des chrétiens d’Orient face à une forme de totalitarisme14 » !
LA « NOUVELLE HISTOIRE » DE DIMITRI CASALI
Bouquet final de ce dossier sur l’enseignement de l’histoire, une interview de Dimitri Casali, appuyée sur une enquête récente (et contestée) faisant état d’une baisse de niveau des collégiens en histoire.
Dans cet entretien, Casali déroule son discours habituel, sur lequel il n’est pas utile de s’attarder : l’histoire ne passionnerait plus les élèves car elle aurait abandonné le « récit plein d’émotion et de fureur » au profit des « courbes statistiques » issues d’une « mauvaise réception de l’enseignement de l’école des Annales ». Autres coupables : la repentance et le politiquement correct pour complaire aux « nouvelles populations d’élèves, celles qui refusent d’entrer dans une cathédrale ». Il milite lui pour « une nouvelle histoire, équilibrée et sereine », et en profite pour défendre Lorànt Deutsch contre les attaques, se réjouissant de la transe qui emporte le comédien quand il touche une pierre de la cathédrale de Saint-Denis.
L’ICONOGRAPHIE HISTORIQUE DE VALEURS ACTUELLES
Les choix iconographiques de Valeurs actuelles appuient le propos de fond et en disent parfois plus long que les textes. Outre la couverture (image 2), reprenant une gravure de Charles Martel non datée, mais faite d’après un modèle de Georg Bleibtreu (1828–1892), l’hebdomadaire reprend également deux peintures sur toile du XIXe siècle afin de parler de Vercingétorix (celle de Lionel Royer déjà repris dans le Dictionnaire amoureux de l’Histoire de France de Max Gallo) et du cardinal Richelieu (celle de Henri Paul Motte réalisée en 1881). S’ajoute à cela sur une double page quelques extraits tirés, selon Valeurs actuelles, d’un manuel d’histoire des années 50 que nous n’avons pas pu identifier (image 4). Ce choix n’a rien d’anodin. Sur les cinq pages, il est surtout question, on ne s’en étonnera pas, de grandes figures de l’histoire nationale. Néanmoins, la page au premier plan traite de la colonisation, sujet qui n’est pas mis en avant dans le dossier et qui n’apparaît qu’au rez-de-chaussée d’une des pages finales (p. 34), dans un court encart. On comprend facilement que le propos iconographique est inverse. Il s’agit au contraire de mettre en avant la réhabilitation d’une image essentiellement (voire uniquement) positive de la colonisation, qui se résumerait à l’action humaniste de missionnaires catholiques.
Le choix de ces images a ainsi comme fonction de plonger le lecteur dans une forme de nostalgie. La pratique n’est pas nouvelle. Lors de la dernière rentrée, Le Figaro Histoire avait ainsi rempli son dossier sur l’enseignement de l’histoire d’illustration de Job (1858-1931). Nous remarquons néanmoins que l’année 2013 marque un accroissement de ce type de pratique, comme le montre la réédition du Petit Lavisse sous forme de fac-similé, mais aussi la parution aux éditions Ouest-France d’un ouvrage intitulé La France – Histoire curieuse et insolite. La couverture de ce dernier ouvrage s’évertue à donner une image idéalisée d’un passé où tout allait bien, où les élèves obéissaient à leur maître d’école (image 5 – les personnages, d’ailleurs, semblent tout droit sortis des années 5015). Face à un présent complexe, nécessitant une réflexion importante, face à une histoire qui elle aussi se complexifie, la nostalgie mémorielle devient aussi, et peut-être surtout, un repère facilement commercialisable.
Valeurs actuelles justifie le choix de ces images en expliquant qu’il s’agit de « repères parfois naïfs, mais nécessaires à la conscience nationale. » Sans entrer dans le débat de fond (l’histoire a-t-elle comme seule fonction de créer de la conscience nationale ?) notons simplement que la conception d’images scolaires n’est pas un choix naïf, mais au contraire, un projet mûrement réfléchi16. Représenter Vercingétorix et Clovis avec des accoutrements similaires (notamment le casque ailé) marque ainsi une continuité entre les deux personnages. Représenter Jeanne d’Arc durant l’épisode des voix plutôt que sa confrontation au dauphin révèle aussi un parti pris des concepteurs du manuel. Faire une pareille analyse relève de l’histoire la plus basique, facilement accessible à tous. Une ambition qui n’est pas celle de la rédaction de Valeurs actuelles, qui préfère vendre des mythes nostalgiques à ses lecteurs.
UNE RADICALISATION
Ce dossier de Valeurs Actuelles sur l’enseignement de l’histoire n’apporte finalement pas grand-chose au discours des historiens de garde. Sur le fond, ce n’est guère différent de L’Express ou du Figaro Histoire. Par contre, le discours se clarifie et les cibles encore plus clairement identifiées : la gauche et l’immigration. Enfin, les sources du discours deviennent de plus en plus claires : c’est chez les Identitaires et Renaud Camus que Valeurs Actuelles et Dimitri Casali vont puiser leur inspiration et leur grille d’analyse. On peut donc légitimement s’interroger ? Pourquoi Dimitri Casali continue-t-il d’être invité dans les médias de masse comme « spécialiste de l’enseignement de l’histoire », avec pratiquement jamais quelqu’un pour lui porter contradiction. Et pourquoi Vincent Badré a-t-il participé au dernier numéro de la revue Le Débat, dirigée par l’historien Pierre Nora17 ?
On remarquera au passage que les Identitaires (groupuscules d’extrême droite) ont été à notre connaissance les premiers à avoir employé le terme « d’effacement » à propos de l’histoire, en août 2010. L’oubli de la « cathédrale » souterraine où officiait saint Denis (qu’aurait redécouvert Lorànt Deutsch) par les pouvoirs publics serait une trace, selon eux, « la preuve de l’effacement progressif de ces “traces identitaires”. » Voir au sujet de cette pseudo cathédrale le chapitre I des Historiens de garde et la page bonus qui lui est consacré sur notre site. ↩
Le dossier se situe p. 28-36 du magazine. Toutes les citations, sauf indication contraire, sont tirées de ces pages. ↩
La conclusion de l’article enfonce le clou. Le problème est bien l’étude d’autres civilisations, africaines notamment, mais plus encore de l’Islam. Dans une référence implicite à la thèse de Sylvain Gouguenheim, Fabrice Madouas caricature l’enseignement d’un Islam savant ayant eu un rôle important dans le développement scientifique de l’Europe, et fait croire qu’en 6e (alors que l’Islam est abordé en 5e) on apprend aux enfants que l’Islam n’a progressé que grâce à sa tolérance. ↩
Sa figure est toutefois remplacé par celle de Roland, tué à Roncevaux par des Sarrasins en 778. Or, il est admis aujourd’hui que Roland avait plutôt affronté des Vascons. ↩
Journaliste d’Action française mort en 1936, qui reste LA référence, peu avoué, des historiens de garde. Voir Les Historiens de garde, chapitre V. ↩
Quoi de plus normal, le journaliste ne’est rien de moins que le biographe de l’ancien ministre, Le mystère Villiers, Éditions du Rocher, 2006. ↩
Pour un vision un peu plus sérieuse des croisade, on lira avec plaisir le petit livre d’Alessandro Barber, Histoires des croisades, Flammarion, 2010. ↩
Le contenu, lui aussi, est fait pour plonger le lecteur dans une image idéalisée de l’école de l’Après-guerre. Comme l’explique une note du site plus.lefigaro.fr (le 9 janvier 2013) : « Les auteurs, tous les deux professeurs d’histoire, ont voulu retracer l’évolution historique de la France, à la manière des très anciens manuels qui mettaient très naturellement l’accent sur les dates, les lieux, en faisant appel à la mémoire.De nombreuses cartes pour montrer l’évolution géographique de la nation. Des dates – et des jeux pour les mémoriser de façon amusante. Des reproductions de » bons points » sont prévus pour les » élèves méritants » ! » Texte en gras souligné par nos soins. ↩
Y compris en optant pour une représentation « naïve » des événements. ↩
Notons néanmoins que Pierre Nora a eu des mots très durs à l’encontre du numéro de Valeurs Actuelles dont nous parlons dans l’émission La Grande Table, France Culture, 6 décembre 2013. « C’est pas vrai que l’histoire est massacré dans l’enseignement. Absolument pas. Elle est cultivée, elle est difficile, elle est compliquée… elle n’est pas massacré, c’est absurde. C’est (la couverture de Valeurs actuelles. NdA) inspiré par un nationalisme archaïque, béat, désuet et grotesque. » ↩
De quoi débattre, de quoi lire, de quoi parler. Venez nombreuses-eux !
mardi 19 novembre à 19h30, débat à la librairie coopérative Envie de Lire, 16 rue Gabriel Péri à Ivry-sur-Seine (Métro : Mairie dIvry – RER C : Ivry sur Seine).
samedi 23 novembre à 15h, débat dans la salle haute de l’Hôtel Dieu de Provins (Seine-et-Marne) à l’invitation de la Société d’Histoire et d’Archéologie de l’Arrondissement de Provins.
samedi 30 novembre, de 10h à 17h, table de presse et débat dans le cadre des 3e Rencontres d’histoire critique, à l’espace Grésillons, 28, rue Paul-Vaillant-Couturier, Gennevilliers, à l’invitation de l’Université populaire 92 et des Cahiers d’Histoire – Revue d’Histoire critique.
jeudi 5 décembre à 19 heures, débat avec les auteurs des Historiens de garde et Benoît Bréville (Le Monde Diplomatique) dans le cadre des jeudis d’Acrimed, à la Bourse du travail de Paris, 3, rue du Château-dEau, Paris 10e (métro République).
samedi 7 décembre, de 14h à 18h, table de presse et débat dans le cadre des 66e Journée Dédicaces de Sciences Po, le salon littéraire de Sciences Po, 27 rue Saint Guillaume, Paris 6e.
lundi 9 décembre à 18h, débat à la librairie Ombres Blanches, à Toulouse (Haute-Garonne), 50, rue Gambetta, Métro Capitole.
Cette nouvelle rentrée a été très chargée sur le plan médiatique pour nos historiens de garde. Évidemment, la sortie du nouvel opus de Lorànt Deutsch, Hexagone (Michel Lafon), a accaparé une bonne part de l’attention, mais il ne faut pas oublier qu’elle venait après celle du Lavisse augmenté de Dimitri Casali (Armand Colin), et en même temps que le nouveau Jean Sévillia, Une histoire passionnée de la France (Perrin). Cette offensive a d’abord été menée de concert entre historiens de garde, Deutsch partageant une interview avec Jean Sévillia dans le Figaro, Dimitri Casali étant invité par Franck Ferrand et Stéphane Bern, qui offrira également tribune au comédien. Plus intéressant encore, la réception médiatique de ces livres, et surtout la façon avec laquelle les principaux médias ont relayé et commenté les critiques contre les historiens de garde, notamment la polémique sur Lorànt Deutsch et sa façon de présenter la bataille de Poitiers. Où l’on a vu un fort contraste entre internet et les mass médias.
SOLIDARITÉ ENTRE HISTORIENS DE GARDE
Nous avons développé précédemment la façon avec laquelle les historiens de garde se sont soutenus mutuellement en septembre, à l’occasion de la sortie du dernier Dimitri Casali, puis avec les contrevérités d’un Franck Ferrand ou d’un Stéphane Bern sur les allégements des programmes d’histoire.
Cette complicité s’est logiquement confirmée avec la sortie du livre de Lorànt Deutsch, Hexagone. S’il n’a pas été (encore) invité chez Franck Ferrand, le comédien a eu en revanche l’oreille et les compliments de Stéphane Bern (« À la bonne heure », RTL, 3 octobre 2013), tutoiements à l’appui, et soutien entre royalistes affirmé.
Franck Ferrand, à son tour, a apporté son soutien à Lorànt Deutsch au sujet de la bataille de Poitiers, affirmant :
Entre Nasr E. Boutamina qui affirme que la bataille n’est qu’un mythe, et Lorànt Deutsch qui défend sa réalité, tout en relativisant ses conséquences [NDA : notons que jamais le comédien ne « relativise » les conséquences de la bataille, bien au contraire], j’aurais tendance, pour ma part, à pencher du côté du second1.
En revanche, Lorànt Deutsch ne s’attendait pas forcément à avoir le soutien d’un autre historien de garde que nous évoquons dans notre livre, Éric Zemmour. Répondant au journaliste Laurent Bazin, qui lui demande « A qui la faute de la montée du FN ? », l’éditorialiste plaint « le pauvre Lorànt Deutsch » au bout d’une tirade dont il a le secret, et qui n’a rien d’anodine :
Les journaux cachent désormais les patronymes des délinquants […] D’autres professionnels patentés des droits de l’Homme expliquent doctement que c’est la faute au 11 septembre, et des historiens mettent au pilori le pauvre Lorànt Deutsch qui dans son dernier livre décrit la bataille de Poitiers en 732 avec des Sarrasins pillards et massacreurs. Il est bien connu que l’Islam a conquis alors la moitié de la planète (sic) en jetant des roses sur les populations énamourées2.
Que les historiens de garde se soutiennent et s’invitent les uns les autres n’est pas une surprise. En revanche, difficile de ne pas s’inquiéter de la façon avec laquelle les autres médias, et plus particulièrement la télévision et la radio, ont commenté la polémique sur la bataille de Poitiers, et donné à Lorànt Deutsch une tribune ouverte sans quasiment aucun avis contradictoire.
L’OFFENSIVE MÉDIATIQUE DE LORÀNT DEUTSCH
L’offensive médiatique de Lorànt Deutsch était programmée, et il est permis de penser que, sans « l’affaire bataille de Poitiers », le comédien aurait une nouvelle fois pu dérouler son discours sans aucune relance ou question gênante. Dans les deux semaines suivant la sortie de Hexagone, seul internet a accueilli les critiques du livre de l’acteur à travers une tribune dans le Huffington Post, un article de fond sur notre site (prolongeant seulement le papier paru sur le Huff), et une interview sur Bibliobs ont été publiés. Le comédien, lui, a pu faire la promotion de son livre, et asséner ses mensonges (notamment sur le prétendu engagement politique de ceux qui le critiquent) sur une batterie impressionnante de médias : Le Figaro, France Info, France Inter, RTL, Europe 1, France 5, France 2, Canal Plus, sans parler de la dépêche AFP reproduisant son discours qui a fait le tour des sites internet des journaux comme Le Point ou L’Express. Il a été également ouvertement défendu par des médias internet, comme les sites Atlantico.fr, Causeur.fr, et le très droitier Bdvoltaire.fr ou dans les pages du journal Valeurs Actuelles. Le site du magazine Historia s’est même fendu d’un curieux article (signé Vincent Mottez), qui prétendait chercher les erreurs reprochées à Deutsch dans Hexagone, alors que cela n’est en rien le fond des critiques…
LES CHIENS DE GARDE À LA RESCOUSSE DE L’HISTORIEN DE GARDE
Lorànt Deutsch a globalement choisi quatre stratégies pour répondre :
Affirmer que ceux qui le critiquent sont une poignée de militants politiques encartés au Front de Gauche, manipulés ou envoyés par Alexis Corbière. Ils sont aussi jaloux et veulent se faire connaître.
Continuer à jouer sur la confusion conteur/historien/relais d’historiens, tout en affirmant son amour de la France et son impératif de transmission de l’histoire.
Refuser de se présenter comme militant ou idéologue, tout en faisant régulièrement l’apologie de la monarchie, défendant une vision de l’histoire de France qui n’a rien de « neutre ».
Une façon ambiguë d’assumer son point de vue sur la bataille de Poitiers, se réfugiant derrière « des historiens » (un en fait, Jean Deviosse, dont il simplifie la thèse), tout en déclarant qu’on ne le critique que sur une page du livre (seize en fait, en attendant la suite).
Pour dérouler son discours, Lorànt Deutsch a une méthode bien à lui : il assomme son interlocuteur de son débit rapide (censé montrer sa « passion »), n’hésite pas à dire tout et son contraire dans la même phrase (voire à nier des choses qu’il affirme dans son livre) ou d’une émission à l’autre, tout en distillant ses vérités de façon régulière. Une impression de confusion, trompeuse au final. Car l’essentiel est là, il a fait passer ce qu’il voulait dire, sur ceux qui l’attaquent tout comme sur sa vision de l’histoire et de la France.
Il peut compter pour cela sur certains journalistes ou animateurs, passifs, maladroits, quand ils ne sont pas carrément complices. Et qui parfois le défendent sans même l’inviter, empruntant ses arguments mot pour mot3. Aucun, par exemple, ne lui a demandé d’où sortait-il l’information selon laquelle les historiens qui l’attaquent sont d’extrême gauche. Aucun n’est venu vérifier auprès des intéressés. Quand, dans une émission, il se dit « historien », mais pas « universitaire » (et l’on sait le mépris qu’il a des universitaires, sauf évidemment pour les prendre comme caution quand ça l’arrange), et dans l’autre il affirme au contraire qu’il n’est « pas historien », mais « conteur », aucun journaliste ou animateur n’est là pour pointer la contradiction et lui demander un éclaircissement. Quand il refuse d’être montré comme un militant royaliste, mais qu’il enchaîne par une apologie des plus grandes démocraties européennes, « comme par hasard toutes des monarchies constitutionnelles », il n’a face à lui que sourires béats. Enfin, alors qu’il prétend parler de la bataille de Poitiers dans une seule page de son livre, et s’appuyer sur des travaux d’historiens, on cherche les précisions des animateurs (seulement une page ? Quels historiens ?), et les relances sur son adhésion à la théorie du choc des civilisations (qu’il nie sur France 2…). Évidemment, ne demandons pas à ces grands professionnels de relever les énormités historiques qu’il enchaîne à chaque émission, comme récemment l’origine du mot sans-culotte ou « Tours et Poitiers phares de la religion chrétienne » chez Ardisson sur Canal Plus, après le non moins fameux « Clovis athée » d’avril 2012 sur France Inter…
Trois émissions ont été symptomatiques de ce traitement biaisé. Sur France 5 (chaine de la version télévisée du Métronome, ceci expliquant peut-être cela), dans le « C à vous » d’Anne-Sophie Lapix, ancienne journaliste devenue animatrice people ; sur France Info ensuite, chez Bernard Thomasson, où nous avons eu droit de poser une question (mais relayée, mal, par l’animateur), à laquelle Deutsch n’a pas répondu, sans que l’animateur ne le relance ; enfin, sur France 2, chez Laurent Ruquier, probablement l’épisode le plus éclatant de cette collusion entre chiens et historiens de garde. Nous renvoyons au remarquable article de Damien Boone sur Médiapart pour une analyse complète de l’émission, mais pour résumer on peut dire que les rôles ont été bien tenus : Natacha Polony a logiquement soutenu le comédien, malgré quelques réserves ; Aymeric Caron l’a assez vertement critiqué, mais avec un manque flagrant de munitions ; quant à Laurent Ruquier, il a fait preuve d’une complicité people que même Maïtena Biraben n’avait pas osée !
INTERNET, LES GUIGNOLS… QUELQUES ESPACES CRITIQUES
Le contraste a été flagrant dans le traitement de cette polémique entre les mass médias (télévision, y compris voire surtout publique, et principales radios) et internet. C’est en effet sur le web, et particulièrement sur les réseaux sociaux, que les articles critiques ont énormément circulé, avec le lot habituel de trolls et de tweets outranciers bien entendu. C’est aussi sur le net que les soutiens politiques à Deutsch, notamment ceux venant des Identitaires et de l’extrême droite, ont été le plus clairement affirmés. Reste qu’il est bien difficile de jauger l’impact réel d’internet sur le grand public, surtout en comparaison avec la télévision, et dans une moindre mesure la radio. Le web reste probablement une niche (en désordre qui plus est), quoi qu’on en dise, et si la télévision y puise certains de ses sujets, en particulier les polémiques, elle les passe au tamis pour le plus souvent purger ce qui pourrait menacer le discours dominant. Et c’est elle qui continue de toucher le plus grand nombre. Notons tout de même l’excellent reportage de France 3Poitou-Charentes, qui a donné la parole à un historien local critiquant Deutsch, et fait le parallèle avec l’occupation de la mosquée de la ville par les Identitaires…
Quelques relais aux critiques sont cependant passés çà et là, permettant de sortir de l’omniprésence du discours unique de Deutsch et des autres historiens de garde. En premier lieu, sur France Culture, dans « La Fabrique de l’Histoire », et au « Grain à Moudre », où Aurore Chéry a pu s’exprimer, certes face à un historien de garde, Jean Sévillia, bien timide et loin d’assumer ses écrits ce jour-là. Sur France Inter, Guillaume Erner n’a pas invité d’historien pour parler de vulgarisation de l’histoire (Lorànt Deutsch aurait semble-t-il refusé de se retrouver face à certains d’entre eux…), mais le comédien a dû faire face à un François Reynaert sans aucune complaisance à son égard. Sur la radio Le Mouv’, au tout début de la polémique, l’animateur Thomas Rozec s’est fendu d’un édito assez cinglant et ironique.
Parmi les journaux, on peut citer Les Inrocks, ou Télérama, jusque-là hors de la polémique, qui a publié un décadrage peu aimable envers le comédien, même s’il relativise la pertinence des critiques à son égard. Le magazine Marianne a également critiqué l’angle choisi par Deutsch dans son livre. Et des journaux locaux (comme L’indépendant) ont dénoncé la façon avec laquelle le comédien traite de la bataille de Poitiers.
Enfin, et cela n’a certainement rien d’anodin, « Les Guignols de l’Info » se sont intéressés à cette histoire. Déjà, au printemps dernier, ils avaient diffusé quelques sketches se moquant du tout commercial de Métronome (le GPS Métronome, le Monopoly Métronome,…) et du côté « vieux jeune » de Deutsch. Ils ont franchi un cap avec « L’histoire par un Nul : 2000 d’archives revisitées en 2 jours d’écriture », sketch décliné plusieurs fois (et ce n’est sûrement pas fini).
Le bilan médiatique de cette rentrée des historiens de garde pourrait donc se résumer ainsi : ils gardent leur puissance de feu médiatique grâce aux chiens de garde, en tenant toujours l’essentiel des mass médias. Mais, quand on parvient à déclencher un contre-feu plutôt que de rester spectateur ou de refuser d’entrer dans le jeu médiatique, le relais se fait, principalement sur internet, et parvient peu à peu à infuser. Il est encore trop tôt, cependant, pour savoir quel sera le véritable impact de cette polémique. Et Hexagone sera certainement l’un des livres les plus offerts durant les fêtes, une fois de plus. Les gens en sauront en revanche un peu plus sur la nature de son propos et sur les buts de son auteur.
LES SOUTIENS POLITIQUES : UN PEU PLUS LOIN SUR LA DROITE
Du côté des politiques, les plus en vue qui avait soutenu Lorànt Deutsch et son Métronome, comme Bertrand Delanoë ou Robert Hue, se sont montré discrets. Seuls se sont exprimés, tout comme lors de la polémique de juillet 2012 à la mairie de Paris, nombres de groupes d’extrême droite, et non des moindres, pour défendre le contenu d’Hexagone.
C’est sur twitter que les soutiens se sont affichés le plus clairement. Ainsi, Fabrice Robert, président du Bloc Identitaire jadis condamné pour négationnisme, s’est-il changé en véritable VRP d’Hexagone dès sa sortie, le 30 septembre 2013, en déclarant : « Les biens-pensants ne l’aiment pas. Procurez-vous vite Hexagone, le dernier livre de Lorànt Deutsch. »
Propos immédiatement repris par Guillaume Delefosse, responsable local cannois du Bloc Identitaire, preuve que le soutien au livre de Lorànt Deutsch n’est pas la lubie d’un membre, mais bien d’une stratégie bien définie d’un groupe politique qui n’avait pas hésité à reprendre les inventions de l’acteur quant à la cathédrale souterraine fondée par saint Denis4.
Mais la réaction la plus instructive reste celle de Karim Ouchikh, conseiller de Marine Le Pen à la Culture, à la Francophonie et à la Liberté d’expression6 qui, a travers son compte Twitter, le 14 octobre 2013, plaint un Lorànt Deutsch « encore victime de la détestable pensée unique. »
Karim Ouchikh est une des rares figures lepénistes à s’exprimer régulièrement sur l’Histoire et à ébaucher un semblant de discours sur la discipline et son enseignement. Ainsi, le 27 décembre 2012, déplorant l’arrêt du projet de Maison de l’Histoire de France initié par Nicolas Sarkozy, écrit-il sur le site officiel du Front National que :
La France a besoin de ressouder nos compatriotes, si désemparés par ces temps de crise, autour d’un roman national fédérateur, d’une histoire qui tourne le dos aux innombrables accès de repentance qui contaminent tant les discours officiels actuels, d’un récit passionné dont le contenu éminent ne se confondrait pas avec les disciplines historiques scientifiques qui doivent être sanctuarisées.
On l’aura compris, dans l’esprit de Karim Ouchikh, les disciplines historiques doivent être sanctuarisées, c’est-à-dire réservées à une petite élite ghettoïsée. Le reste de la population aura, quant à lui, accès un roman national défini comme un « récit passionné » s’opposant (« qui ne se confondrait pas ») avec l’histoire scientifique. Bref, un récit identitaire et passionnel, faisant peu de cas de la nuance scientifique, cher à l’ensemble des historiens de garde, Lorànt Deutsch compris7.
Si elle veut défendre et faire partager son modèle de civilisation, la France ne fera pas l’économie, ensuite, d’un examen de conscience authentique, ce qui la conduira à discerner et à assumer politiquement les traits profonds de son identité. Chacun devra reconnaître ainsi que le modèle singulier de notre pays repose sur quelques caractères intangibles, encore vivaces, que nul ne saurait lui discuter : un héritage historique indivis qui comporte une dimension chrétienne prééminente ; l’unité sourcilleuse d’un territoire dont la cohérence géographique se conjugue à la diversité de ses terroirs ; le poids déterminant d’un État puissant qui assume pleinement sa fonction régulatrice.
L’Histoire, selon le conseiller de Marine Le Pen, n’est qu’une manière de prôner le retour à une société chrétienne :
En somme, dans la compréhension du modèle de civilisation de la France, – l’« être français » en quelque sorte – l’affirmation de la prééminence de l’identité chrétienne de notre pays me paraît centrale, ce qui n’est en rien inconciliable avec le principe de laïcité qui impose aux pouvoirs publics une obligation de neutralité à l’égard des religions : dès lors, si les religions demeurent égales en droit, d’un point de vue strictement réglementaire, elles ne sauraient l’être en réalité dans l’esprit des Français, au regard de la mémoire de notre pays…
Karim Ouchikh prône ainsi la célébration d’une France par essence chrétienne8. Ce discours n’est pas sans rappeler les propos de nombre d’historiens de garde, de Max Gallo à Lorànt Deutsch, qui affirmait ainsi en juillet 2012 que « la religion est le creuset de notre identité »9.
Si Lorànt Deutsch n’est ni adhérent au Front National ou au Bloc Identitaire, remarquons pour conclure, que ces derniers ne récupèrent pas l’acteur insidieusement, en détournant un propos malencontreux. Ils se reconnaissent au contraire dans son récit mythifié et identitaire d’une France éternelle qui fait avancer, grâce à la complicité ou à la passivité de la très grande majorité des médias audiovisuels, les idées d’une extrême droite décomplexée.
Rappelons au passage que, pour beaucoup de cadre frontiste, la « liberté d’expression » passe par l’abolition des lois mémorielle, notamment celles concernant la Shoah. ↩
Caractéristique que chaque Français se devrait de reconnaître dans son « esprit » (est-ce à dire que ceux qui ne se reconnaîtraient pas dans ce christianisme historique seraient de mauvais citoyens ?) ↩
Alors qu’une nouvelle polémique enflamme la Toile à propos de Lorànt Deutsch et de son soutien, via une dédicace pour le moins équivoque, à l’Action française de Bordeaux, nous souhaitions proposer une analyse plus poussée des propos de l’acteur afin de montrer que sa proximité avec Charles Maurras ne se limite pas à des autographes. C’est en effet une partie de sa sémantique qu’il emprunte au penseur du nationalisme monarchiste.
On sent chez vous un attachement aux figures historiques…
Oui, et c’est en cela que je m’oppose farouchement à l’enseignement de l’histoire globalisante qui tend à les éliminer, au prétexte que leur mise en valeur serait synonyme de «repli identitaire» et surtout entraverait une approche de l’Histoire purement «laïque»! Forcément : l’héroïsme de ces hommes et de ces femmes laisse supposer chez eux une forme de supériorité, donc d’inégalité, notion à certains insupportable. Sans compter qu’à les considérer comme plus élevés que les autres êtres humains, cela nous oblige à lever la tête, donc à risquer d’apercevoir l’ombre de Dieu… Mais tout de même! J’ai parfois l’impression que certains de nos dirigeants se croient en 1791 et sont sur le point de proclamer la République en danger! Il est vrai que celle-ci n’a que cent cinquante ans au compteur quand la monarchie en affiche mille cinq cents: elle a encore peut-être besoin de se rassurer. Moi, je n’en suis pas là. Je dis simplement que l’histoire de France a besoin d’être incarnée. Ce sont les hommes qui ont fait l’Histoire, pas des concepts1.
Après cette première lecture, nous vous proposons de décortiquer les propos de l’acteur. Bref, de faire de l’analyse de texte et un peu d’histoire immédiate :
On sent chez vous un attachement aux figures historiques…
La question est posée par le journaliste Jean-Christophe Buisson. Le terme figure historique ne laisse aucun doute. Ce sont des « grands hommes » dont il est question et qui, pour nombre d’historiens de garde, sont les moteurs de l’histoire.
Oui, et c’est en cela que je m’oppose farouchement à l’enseignement de l’histoire globalisante qui tend à les éliminer, au prétexte que leur mise en valeur serait synonyme de « repli identitaire » et surtout entraverait une approche de l’Histoire purement « laïque » !
Le but de cette phrase est double. Tout d’abord, Lorànt Deutsch affirme son opposition à l’histoire scolaire (« l’enseignement de l’histoire ») dont les caractéristiques sont clairement définies. Elle est tout d’abord « globalisante », c’est-à-dire qu’elle enseignerait surtout l’histoire du monde avant l’histoire de France, ce qui est évidemment faux2. L’acteur ne fait là que reprendre les théories de Dimitri Casali. Mais il va plus loin que lui en affirmant que l’enseignement serait avant tout laïque, ce qui l’amènerait à vouloir éliminer les grands hommes des récits scolaires. Mais pourquoi donc ? Lorànt Deutsch y va de son analyse :
Forcément : l’héroïsme de ces hommes et de ces femmes laisse supposer chez eux une forme de supériorité, donc d’inégalité, notion à certains insupportable. Sans compter qu’à les considérer comme plus élevés que les autres êtres humains, cela nous oblige à lever la tête, donc à risquer d’apercevoir l’ombre de Dieu…
Les propos sont limpides. Lorànt Deutsch croit que certains êtres sont bel et bien supérieurs à la masse3. Pourquoi cette supériorité nous obligerait-elle « à lever la tête, donc à risquer d’apercevoir l’ombre de Dieu » ? C’est qu’en royaliste militant, l’acteur pense que les grands hommes, comprendre les rois et les saints sont des élus de Dieu, et que leurs hauts faits seraient la preuve de l’existence d’une transcendance.
Mais tout de même ! J’ai parfois l’impression que certains de nos dirigeants se croient en 1791 et sont sur le point de proclamer la République en danger !
C’est un des passages les plus croustillants de l’interview. La République aurait été en danger en 1791 (alors que l’abolition de la monarchie date du 21 septembre 1792). Reste à savoir pourquoi ce que vient faire là cette allusion à la Révolution française qu’imiteraient certains « de nos dirigeants. » Pour l’acteur, la réponse est évidente.
Il est vrai que celle-ci n’a que cent cinquante ans au compteur quand la monarchie en affiche mille cinq cents : elle a encore peut-être besoin de se rassurer. Moi, je n’en suis pas là.
Eh oui, la politique d’élimination des grands hommes de l’histoire, notamment scolaire, procéderait d’une angoisse. La jeune République aurait peur face à l’ancienneté de la monarchie. Lorànt Deutsch, lui, est bien au-dessus de ces vaines considérations.
Je dis simplement que l’histoire de France a besoin d’être incarnée. Ce sont les hommes qui ont fait l’Histoire, pas des concepts.
L’incarnation (ou l’histoire incarnée) est un concept central chez Lorànt Deutsch qu’il répète à l’envi comme dans l’émission On est pas couché, le 12 octobre 2013, durant laquelle il affirme « j’essaie d’incarner l’histoire, pour lui donner de la chair« 4. L’incarnation est à la fois un concept religieux5, mais surtout, dans l’esprit d’un monarchiste, un concept politique et historique. Charles Maurras, membre de l’Action française et théoricien central du monarchisme français (et que Lorànt Deutsch a sans doute lu6), écrit ainsi dans son enquête dans son Enquête sur la monarchie oubliée en 1900 :
Adoptons la famille-chef qui incarne le travail politique, l’effort national, la fonction unificatrice et conservatrice d’où est sortie toute la nation. Pas de discussion honnête possible. C’est la famille des Capets-Bourbons-Orléans. Pas de compétition. Nous ne la choisissons pas, nous la recevons toute faite de l’histoire de la patrie7.
Tout le discours de l’acteur sur l’incarnation et sa fascination pour l’histoire peuvent s’expliquer à travers cette citation de Maurras. La Nation, pour être forte, a besoin d’un chef dont la puissance, dont l’autorité, sont justifiées par l’histoire (elle est « toute faite de l’histoire de la patrie » explique Maurras8) et rendu incontestable, même pas les élections (« pas de discussion honnête possible […] Pas de compétition »). C’est même à travers l’incarnation royale que la France s’est constituée selon Maurras (« la fonction unificatrice et conservatrice d’où est sortie toute la nation »9).
On comprend donc qu’une certaine forme de récit historique a été vu, par l’Action française, et aujourd’hui par Lorànt Deutsch, comme un moyen d’appuyer les revendications monarchistes10. Ce sont certes « les hommes qui ont fait l’Histoire » comme l’explique l’acteur, mais pas n’importe lesquels.
L’acteur avait déjà tenu des propos similaires au Figaroscope du 24 décembre 2009 en expliquant qu’il existe, selon lui, des « inégalités naturelles et sociales ». ↩
C’est déjà le cas depuis la Restauration. Sylvain Venayre note ainsi que les années suivant le rétablissement de la monarchie ont été le théâtre d’un intense travail historique visant à justifier le retour à l’Ancien régime de par son antériorité. Voir S. Venayre, Les origines de la France, Seuil, 2013, p. 26-33. ↩
La rentrée 2013 est décidément riche en émotions. Après Dimitri Casali et Franck Ferrand, voilà que les historiens de garde bénéficient à nouveau d’un soutien médiatique de poids avec le groupe Le Figaro.
Lorànt Deutsch a ainsi bénéficié de la couverture du Figaro magazine pour faire passer sa vision rétrograde de l’histoire (de France, forcément de France, le reste n’existant pas). Mais c’est surtout le Figaro Histoire n° 10 (octobre 2013) qui s’illustre dans le merveilleux. Oui, le merveilleux, vous avez bien lu. Car le Figaro Histoire s’apparente à un véritable conte de fées.
Pas convaincus ? Laissez-moi vous expliquer.
On pourra tout d’abord s’étonner qu’une publication historique consacre son éditorial à un panégyrique d’Hélie de Saint Marc, figure de l’Algérie française, décédé en août 2013. Sans doute que l’actualité des sciences historiques était à ce point vide qu’il a fallu au rédacteur en chef, Michel De Jaeghere, se creuser la tête pour célébrer un homme qui “appelait son interlocuteur aux réalités invisibles qui donnent sa valeur à l’existence”. Le conte de fées, round 1.
Quelques pages plus loin, voilà la longue interview accordée par Jean Sévillia en l’honneur de la publication de son nouveau livre : Histoire passionnée de la France1. Jean Sévillia ne risque pas grand-chose en occupant les colonnes du Figaro Histoire : il en est membre du conseil scientifique (et on se demande bien à quel titre). Aussi célèbre-t-il, sans la crainte d’être repris, Jacques Bainville, journaliste antisémite d’Action française, qui a commis plusieurs récits historiques durant l’entre-deux-guerres qui servent aujourd’hui de bréviaire à nombre d’historiens de garde, de Max Gallo à Lorànt Deutsch2. Pour le reste, les mensonges de Jean Sévillia ne surprennent plus. La réforme de l’histoire à l’école entretiendrait « l’idée folle que les Français d’origines sont des descendants de bourreaux et de criminels. » (p. 23), alors qu’ « On [mais qui est ce « on » ?] engage les enfants issus de l’immigration à se tourner vers leur passé communautaire » (idem)3. Des propos qui n’ont rien d’étonnant dans la bouche d’un homme pour qui l’histoire (de France) n’apprend qu’à “aimer par-dessus tout l’unité”. Pour l’esprit critique, pour la réflexion, pour la formation du citoyen, sans même évoquer la compréhension des sociétés passées, on repassera. Le conte de fées avant tout…
Mais pas le temps de souffler, car la magie continue. Voilà, p. 25, la célébration (on n’ose pas parler de critique) du livre de Patrice Gueniffey. Un historien, un pur, un vrai, nous rétorquera-t-on. Oui, un vrai historien qui a affirmé sans sourciller que Jacques Bainville n’était pas antisémite, aidant ainsi à la réhabilitation d’un homme dont l’œuvre “historique” faisait voir rouge des historiens comme Marc Bloch4. Pas étonnant que les travaux de Gueniffey (qui, dans sa biographie de Bonaparte, défend une histoire incarnée, comprenez, centrée sur un grand homme) bénéficie des largesses du Figaro Histoire.
Attendez, ce n’est pas fini. Voilà une double page consacrée au comédien Maxime d’Abboville (p. 36-37), qui a mis en scène une leçon d’histoire de France au théâtre dont le texte est à la fois inspiré de Michelet, mais surtout, de Bainville, cité deux fois, qu’il trouve “trop intelligent”5. Eh oui, toujours le même Bainville qui revient encore et encore. Y aurait-il un message subliminal derrière cette répétition ? Un Bainville que le comédien transmet aux enfants avec joie et qui, selon lui, déclare à la sortie du spectacle que “si ça se passait comme ça à l’école, ils s’intéresseraient plus à leurs cours”. Salauds de profs, ils ne comprennent rien aux contes de fées !
Au rayon des curiosités, on appréciera la tribune de Jean-Louis Thiérot, ancien député suppléant UMP qui avait osé, dans le n°4 du Figaro Histoire, attribuer une citation de Pétain à Marc Bloch, historien, juif et résistant. Enfin, notons en troisième de couverture une publicité pleine page pour l’émission « Au cœur de l’histoire » de Franck Ferrand. Tiens, c’est bizarre, ce nom me dit quelque chose…
Certes, quelques historiens participent au Figaro Histoire. Mais le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il ne sont pas légion6. Notons néanmoins la participation de Christophe Dickès, spécialiste de… Jacques Bainville (encore lui !) qui expliquait à qui voulait bien l’entendre que le journaliste d’AF n’avait pas été pro-mussolinien. Pour le reste, la plupart des intervenants sont des journalistes qui gravitent dans les sphères de la droite catholique. Michel De Jaeghere est ainsi membre de l’association Renaissance catholique (voir le post-scriptum).
Et le conte de fées, dans tout ça ? Mais, ma foi, c’est évident. À l’instar de la citrouille changée magiquement en carrosse, voilà, grâce au financement d’un sénateur milliardaire7, un fanzine nationaliste déguisé en publication historique respectable. Ou un peu de magie Disney revisitée par Charles Maurras.
C’est à un oublié du livre Les Historiens de garde qu’il faut rendre justice1. Auteur de nombreux romans historiques (qu’il nomme des « romans-histoire ») et biographies romancés (deux tétralogies consacrées à Napoléon – 1997 – et à De Gaulle – 1998 -), Max Gallo va, surtout à partir de 2006, entamer une véritable production historique en sortant du roman et en produisant deux ouvrages : L’Âme de la France, sous-titré Une histoire de la Nation des origines à nos jours (2007) et un Dictionnaire amoureux de l’histoire de France (2011), auxquels il faut ajouter un livre d’entretiens avec Paul-François Paoli, Histoires particulières (2009) où il mêle son propre storytelling à sa vision de l’histoire de France. L’Âme de la France nous semble être un ouvrage essentiel. Précédant de quelques années la vague, incessante depuis, de livres écrits par des historiens de garde2, il les annonce en grande partie. Il est à ce titre un livre-programme dans tous les sens du terme, un programme que l’académicien précisera à la sortie de son Dictionnaire amoureux : « Mon travail, c’est de ranimer le roman national français. »3. Certes. Mais de quel roman national parle-t-on ? Et surtout, sur quoi l’appuie-t-il ?
UNE HISTOIRE STROMBOSCOPE
Force est de constater que les travaux de Max Gallo ressemblent plus à une longue litanie de maximes et d’aphorismes réunis en paragraphes très courts qu’à un texte d’analyse. Ses conclusions, qu’il lance à la cantonade, ne s’appuient souvent sur rien.
Héloise et Abélard vont au bout de l’amour courtois, emportés par leur passion amoureuse.
Ils ne sont pas enfermés dans et par leur amour.
Ils sont dans la société.
[…]
Ainsi, dans ce XIIe siècle, commencent à surgir les traits qui caractériseront la France. La femme, l’amour y jouent un rôle majeur.
En 1180, quelques années après la mort d’Héloïse, Philippe Auguste devient roi de France. Avec lui, à la bataille de Bouvines, le dimanche 27 juillet 1214, la « nation » française s’affirme face aux féodaux, à l’empereur germanique, au roi d’Angleterre.
Les étudiants de Paris, qui avaient aimé Abélard, rêvé d’Héloïse, dansent et chantent plusieurs jours pour célébrer le dimanche de Bouvines.
La France prend âme et corps4.
On le voit, la prose stroboscopique de l’académicien mêle, dans le désordre, des phrases dépourvues de sens (« Ils sont dans la société »), lie personnages et événements qui n’ont pas grand chose à voir entre eux (Héloïse et Abélard et la victoire de Bouvines), et jette des analyses toutes faites (transformer Héloïse en exemple des libertés féminines qui caractériseraient la France est, au mieux, une mauvaise blague5). Une manière d’écrire qui empêche tout recul, tout analyse, qui ne laisse pas le lecteur « respirer » mais, au contraire, l’entraîne dans un sorte de scansion patriotique, que l’académicien appuie sur des citations, généralement de grands hommes, placées le plus souvent dans le désordre le plus affolant, et évidemment, sans aucune référence bibliographique. Ainsi, pour illustrer des exemple d’amour de la France, place-t-il, juste après des citations de Simone Weil, Charles de Gaulle et de Louis Aragon, un extrait deLa Chanson de Roland (qui, selon lui, « raconte l’histoire de Roland »6). Pour lui, le simple fait que l’expression « douce France » apparaisse plusieurs fois dans ce texte serait la preuve de l’existence d’un sentiment patriotique dès le XIe siècle7.
Le travail de l’académicien n’étant pas de faire de l’histoire, donc d’analyser le texte, mais de « promouvoir le roman national », il lui aura certainement échappé que le terme « France », au XIe siècle, ne désigne pas la même chose qu’aujourd’hui et, surtout, que le fait d’employer l’adjectif « doux » pour décrire une région ne veut pas dire que son auteur éprouve un sentiment d’attachement patriotique à son égard. Mais passons…
L’iconographie semble au contraire très sobre. Ainsi, les illustrations intérieures du Dictionnaire amoureux... (nous parlerons des couvertures de L’âme de la France plus tard) sont en noir et blanc et couvrent peu d’espace. Mais force est de constater que le choix (de l’auteur ? de l’éditeur ? Des deux ?) s’est porté, non pas sur une imagerie récente pouvant renouveler les représentations des sujets traités, mais plutôt sur des oeuvres très datées, plongeant le lecteur dans une culture visuelle reconnue et rassurante. Pour illustrer l’article « Alésia » du Dictionnaire amoureux…, le dessinateur Alain Bouldouyre s’est ainsi contenté (p. 24) de recopier le Vercingétorix jette ses armes aux pieds de Jules César (1899) de Lionel Royer, peintre d’histoire pompier et qui propos une vision pour le moins héroïque de l’événement, bien loin de ce qu’il a pu être dans la réalité8.
Le même recyclage iconographique s’opère pour l’image illustrant la bataille de Bouvines9, qui ne fait que reprendre la peinture d’Horace Vernet (1789-1863) sur le sujet.
Grands textes et images d’Épinal constituent les moyens du programme de Max Gallo. Voyons maintenant son contenu.
UN LIVRE-PROGRAMME
Pour l’académicien, le terme de programme prend plusieurs sens. Évidemment, il critique, comme les autres historiens de garde, les programmes scolaires d’histoire et réaffirme que l’objet principal de cette matière doit être « l’enracinement. »10 fondé sur une « chronologie » (comprendre des grandes dates glorieuses) :
Les repères chronologiques se sont dissous dans un magma où a sombré aussi l’histoire de France. Et on n’a pas donné pour autant « le goût » de l’histoire mondiale, sociale ou économique. Reste l’ignorance11.
Mais cette critique se fait jour dans le Dictionnaire amoureux…, en 2011, après le début de la polémique lancée, notamment, par Dimitri Casali12. Avec L’âme de la France, c’est surtout de programme électoral qu’il est question. Dans ce livre écrit en 2006, mais publié au début de 2007 en pleine campagne pour la présidentielle, Max Gallo fait un constat sans appel et dresse le portrait d’un pays au bord du gouffre.
Or, pour la France, le XXIe siècle tel qu’il commence, sera le temps des troubles. La nation est ankylosée par une crise profonde. Elle doute de son identité, et donc de son avenir.
Depuis qu’on ne se soucie plus de l’âme de la France, les problèmes quotidiens des Français se sont aggravés13.
Le doute identitaire, voilà l’adversaire de Max Gallo14. Le symptôme de ce mal, selon lui, c’est le déni d’histoire, alors qu’elle seule peut créer de l’identité et de l’avenir. Les causes en sont claires : l’oubli et de la repentance.
Les présidents qui se sont succédés depuis trente ans […] ont préféré parler des Français, leurs électeurs [plutôt que de l’âme de la France]… Adieu la France ont-ils lancé avec plus ou moins de nostalgie. Le premier jugeait que la France […] devait se fondre dans la communauté européenne15. Le deuxième concédait qu’elle était encore notre patrie, mais que son avenir s’appelait l’Europe. Le troisième l’invitait à la repentance perpétuelle. […] On leur a dit [aux Français] depuis trois décennies : Oublions les rêves de grandeur ! […] Effaçons notre histoire glorieuse de nos mémoires ! Elle est criminelle16.
La solution consiste alors, pour Max Gallo, à combattre ces fléaux en redécouvrant la véritable âme de la France ainsi que l’aurait dévoilé l’Histoire.
On ne peut bâtir l’avenir d’une nation sans assumer toute son histoire. Elle s’est élaborée touche après touche […] et c’est ainsi, d’événement en événement, de périodes sombres en moment éclatants, que s’est constitué l’âme de la France17.
Tout le projet historique de Max Gallo (que l’on retrouve déjà chez les historiens du XIXe siècle18) est résumé dans ces quelques lignes. Faire de l’Histoire, c’est révéler l’âme de la France et (re)créer de l’identité, une identité menacée par les particularismes (et certains, comme nous le verrons, bien plus que d’autres) et la repentance. Aussi se rallie-t-il le 13 mars 2007 à Nicolas Sarkozy, après que celui-ci a annoncé qu’il appuierait, en cas de victoire, la création d’un ministère de l’Identité nationale.
L’alors ministre de l’Intérieur correspond en effet au portrait du bon gouvernant (français) que dresse l’académicien, un homme pour qui « le destin de la France, de son identité, de ses intérêts nationaux » sont les « préoccupations premières »17.
Dans cette optique, le rôle de Max Gallo est double. Il est tout d’abord, à l’image de Lavisse, un « instituteur national », mais également un conseiller du prince. On ne peut nier l’influence qu’il a eue sur certains projets historiques du quinquennat Sarkozy. Ainsi, le projet de « maison de l’histoire de France », en réemployant notamment l’expression d’âme de la France, est-il largement inspiré par la prose de l’académicien, comme Nicolas Offenstadt l’avait déjà pointé en 200920. Dans la bibliographie du projet (disponible à cette adresse) écrit par le conservateur du patrimoine Hervé Lemoine, Max Gallo est l’auteur dont les ouvrages apparaissent le plus souvent. Sont ainsi placés, au milieu de plusieurs dizaines d’ouvrages d’historiens reconnus, les essais de Max Gallo (Fiers d’être français, 2006, et L’Âme de la France, 2007.), mais aussi son texte sur La Nuit des longs couteaux (publié en 1970 et dont on ne sait pas trop ce qu’il vient faire là). Son nom est de ceux qui apparaissent le plus dans le corps du texte. Ses récriminations sur le fait que le gouvernement de 2005 a refusé de célébrer le bicentenaire de la bataille d’Austerlitz21 sont ainsi reprises dans un long paragraphe et avec les mêmes termes. Ses réflexions sont enfin citées en exemple afin de définir le socle de connaissances qui seront proposées par le musée.
Alors que, depuis des décennies, les particularismes et les individualités, parfois les communautarismes, tous « les pluriels de l’histoire », semblent avoir donné l’impression que la France n’avait pas « une histoire singulière », donc pas d’âme, au prétexte qu’il n’y aurait pas « une France », mais des « France », tout comme il n’y aurait plus une langue de France, mais des « langues » de France, le centre chercherait à mettre en lumière les éléments constitutifs et singuliers, dans les deux sens du terme, de cette âme22.
Pareillement, force est de constater que Nicolas Sarkozy (qui sera présent lors de la cérémonie de réception de Max Gallo à l’Académie23) et Max Gallo ont tous deux la même manière d’écrire et de raconter l’histoire. Le Dictionnaire amoureux… 24 reprend ainsi le mélange de références et de grands noms, amenés pêle-mêle sans autre logique que d’abasourdir l’auditeur ou le lecteur, qui avait tant servi au succès du candidat de l’UMP en 200725. Mais derrière cette confusion savamment entretenue, Max Gallo et l’ancien président ont un adversaire en commun : la repentance.
LA REPENTANCE : L’ENNEMI
Au milieu de cette verve rhétorique, il est aisé de distinguer des thèmes phares. Nous l’avons vu, si la France est en crise, c’est que la faute en revient principalement à la repentance, qui serait source de désunion. Et Max Gallo à une idée bien précise de qui blâmer pour cela. Reprenons la citation des p. 21 et 22 de L’âme de la France où l’académicien énumère les fautes des présidents précédents :
Adieu la France ont-ils lancé avec plus ou moins de nostalgie. le premier jugeait que la France […] devait se fondre dans la Communauté européenne. Le deuxième concédait qu’elle était encore notre patrie, mais que son avenir s’appelait l’Europe. Le troisième l’invitait à la repentance perpétuelle.
Ce troisième président est évidemment Jacques Chirac. L’académicien l’affirme clairement à la fin du même ouvrage :
Car durant ces douze années de la présidence Chirac, ce n’est plus seulement le sens de l’avenir de la France qui est en question, mais aussi son histoire26.
Le premier mandat de Jacques Chirac a été le théâtre de deux événements que fustige Max Gallo : le discours du 16 juillet 1995 par lequel Jacques Chirac reconnaît les responsabilités de l’Etat français dans la Shoah27 et la loi Taubira du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance des traites et des esclavages comme crime contre l’humanité. Conséquence de ce mouvement de « repentance »28, il existerait maintenant, selon Max Gallo, une « nouvelle histoire officielle […] imposant aux historiens ces nouvelles vérités qu’on ne peut discuter sous peine de procès. » (p. 591). On retrouve là la rhétorique d’un Jean Sévillia29, qui, comme celle de Gallo, inspirera l’ensemble des historiens de garde qui ne cessent de parler d’une histoire « politiquement correcte ». Pourtant, les historiens travaillant sur la colonisation sont libres de le faire dans le sens qui leur convient. En fait de « procès », l’un des rares « historiens » a en avoir été victime est Max Gallo lui-même, attaqué par le CM98 sans succès pour avoir déclaré en 2004 à propos du rétablissement de l’esclavage par Bonaparte : « Cette tache, car c’est une tache réelle, est-ce que c’est un crime contre l’humanité ? Peut-être, je ne sais pas. »30
Sans nous prononcer sur le fond, la tactique de victimisation employée par Max Gallo annonce celle des historiens de garde, qui se présentent constamment comme des francs-tireurs menacés par l’institution. Dans l’affaire qui l’oppose au CM98, rien n’est plus faux. Max Gallo, académicien, représente bel et bien l’institution et l’homme de pouvoir dont le poids médiatique dépasse largement celle du CM98. Cette association, d’ailleurs, ne représente en rien une « histoire officielle », pas plus qu’il n’existe une pensée unique au sein de l’Éducation nationale quant à l’esclavage ou à la colonisation qui verrait tout en noir. Ce serait plutôt Max Gallo lui-même qui, concernant l’histoire colonial, serait d’un manichéisme impressionnant.
Ainsi, dans L’Âme de la France, la guerre d’Algérie est-elle imputé au seul FLN.
On commence déjà à égorger en Algérie. Un Front de libération nationale (FLN) s’est constitué. En août 1955, dans le Constantinois, il multiplie les attentats, les assassinats31
Rien n’est dit des conditions qui expliquent le soulèvement du FLN. La colonisation est évacuée en quelques lignes. La date de Sétif est évoquée32, sans que l’auteur n’explique ce qui s’est joué là-bas. le terme de massacre n’est d’ailleurs pas prononcé. Ce serait sans doute faire preuve de trop de « repentance ». Dans le Dictionnaire amoureux…, un article est certes consacré au 17 octobre 1961. Si Max Gallo ne tait pas l’horreur du massacre (il était, à l’époque, de gauche et opposé à la guerre d’Algérie), il explique l’événement par une chaîne causale pour le moins étrange. Ainsi, les policiers seraient mus par un « désir de vengeance » (face auquel Maurice Papon se serait laissé emporter) provoqué par les massacres du FLN dont le seul but serait « qu’un fossé rempli de sang sépare Algériens et métropolitains, pour que chaque Algérien soit contraint de s’engager. »33. N’en déplaise à l’académicien, la situation explosive de Paris ne s’explique pas par la seule brutalité (réelle) du FLN, mais aussi par celle de la Préfecture, usant notamment des supplétifs de la Force de police auxiliaire. Les morts, des deux côtés, mais aussi les actes de tortures dans le but d’obtenir des informations, furent malheureusement nombreux bien avant le 17 octobre 196134.
LE REMÈDE : LA DÉSAFFILIATION
En contrepoint de la « repentance » promue par Jacques Chirac, Max Gallo montre son admiration pour « la stratégie mémorielle » du général de Gaulle35. Le souvenir de l’homme du 18 juin hante les pages de Max Gallo et semble l’influencer. Tout comme lui, il semble voir l’histoire du pays comme une suite de crises (ou de défaites fondatrices) et de désunions contrebalancées par la présence de chefs providentiels et unificateurs à la tête de l’État. Ainsi l’académicien cite-il en exergue du Dictionnaire amoureux… (p. 7) cet extrait des Mémoires de guerre de Charles de Gaulle :
Vieille France, accablée d’Histoire, meurtrie de guerres et de révolutions, allant et venant sans relâche de la grandeur au déclin, mais redressée de siècle en siècle, par le génie du renouveau36.
Ces éléments de langage faisaient partie de la rhétorique du candidat Sarkozy en 2007. Il s’agissait de montrer que ce sont les autres (les communautaristes, les repentants) qui sont les facteurs de la désunion, du désordre, du danger, de la « crise identitaire », mais aussi de tisser une filiation entre son camp et des figures providentielles tels que Jaurès et saint Louis, qui auraient été mues par le même désir patriotique rassembleur. C’est cette stratégie de « désafilliation » qui a permis à Nicolas Sarkozy de se parer du prestige de quelques « grands hommes » de gauche et de brouiller l’origine réelle et barrésienne de son discours37Max Gallo la reproduit (et peut-être l’a-t-il inspiré au candidat de l’UMP en 2007) avec la discipline historique en s’affirmant l’héritier d’une histoire scientifique, critique, alors qu’il est plus certainement, sur la forme et dans le fond, le continuateur d’un récit national identitaire romanesque, mythifié et rétrograde. Plus qu’un roman national, l’académicien a créé un roman historiographique.
Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération.
Cette citation est suivie d’une phrase de Jacques Bainville tirée de son Histoire de France (1924) :
Le peuple français est un composé. C’est mieux qu’une race, c’est une nation.
Nous avons déjà expliqué en d’autres occasions, et notamment dans les pages des Historiens de garde (p. 153-170), en quoi cette association était gênante. Comparer Marc Bloch, historien reconnu, juif, républicain de gauche et résistant à un journaliste (qui n’était en rien historien, pas au sens scientifique du terme) de l’Action française, antisémite et admirateur de Mussolini (ce que l’académicien ne précise jamais) permet non seulement de désaffilier Marc Bloch, en ne faisant plus de lui l’historien critique qu’il était, mais un promoteur d’une histoire nationaliste38, mais en sus de réhabiliter Bainville, au point d’en faire, en tant qu’historien, l’égal de Bloch. Max Gallo inaugure là une habitude qui sera prise par une partie des historiens de garde et des publications qui leurs sont proche. Les œuvres de Bainville, d’une bien piètre qualité, ont ainsi connu une renaissance éditoriale au cours du quinquennat Sarkozy. Le numéro 4 du Figaro Histoire en fera même l’un des grands historiens français, titre que rien, pas même le succès de son Histoire de France dans les années 1920, ne peut justifier, en le mettant sur la même page que… Marc Bloch39.
En laissant accroire que deux hommes que tout opposait, comme Bainville et Bloch, ont pu être mus par un même sentiment, Max Gallo défend en filigrane la thèse qui voudrait que la République (et les républicains) ne fasse que prolonger l’œuvre de la monarchie. Cette idée se trouve affirmé de manière évidente sur la couverture de L’Âme de la France, où l’on voit une statue allégorique de Marianne (en fait, une photo de la statue érigée place de la République, à Paris, de Léopold Morice fondue en 1883). En bas, à sa gauche, sont représentés deux symboles, une fleur de lys (premier dans le sens de la lecture) et un bonnet phrygien. Le propos est évidemment de dire que la nation (représentée par Marianne) découle d’abord de la monarchie puis de la république40.
On ne peut qu’être frappé par la ressemblance entre cette couverture et celle de la Petite Histoire de France de Jacques Bainville (1930) illustrée par Job. La figure féminine ne représente certes pas la République (que Bainville honnissait ; d’ailleurs, on remarque que l’allégorie cache à moitié le coq et la cocarde tricolore) mais sans doute une muse (Clio ?). Néanmoins, l’emplacement des trois symboles (également dans le sens de la lecture) représentant la monarchie, l’Empire, puis la République (fleur de lys – aigle impériale – coq gaulois41) obéit à la même idée de continuité des régimes (et de l’antériorité de l’Ancien régime, d’où découleraient les autres).
La même remarque peut-être faite quant aux éditions de poche de L’Âme de la France (2009) en deux tomes. Le premier représente Louis XIV avec, en fond, des fleurs de lys. Le second, lui, montre une allégorie féminine devant un arrière plan de bonnet phrygien.
Mais revenons à Jacques Bainville, dont les travaux, et, au-delà, ceux de toute « l’école capétienne » sortie des rangs de l’Action française, semblent avoir eu une grande influence sur la manière qu’a Max Gallo d’envisager l’histoire, y compris dans ses méthodes42. Les historiens issus de ce mouvement refusaient d’appuyer leur récits historiques sur ce qu’ils appelaient les monuments (résultats de fouilles archéologiques, objets, bâtiments, mais aussi les documents comptables trouvés en archives) et leur préféraient les « témoignages », c’est-à-dire les mémoires et les chroniques écrites par les anciens. Celles-ci, d’ailleurs, ne devaient pas être soumises à la critique, mais acceptées comme telles. « Le fond de l’esprit critique, expliquait ainsi Dimier, quand il s’agit de l’histoire du passé, est de croire les Anciens »43. Max Gallo ne fait que reprendre à son compte ce programme en citant au premier degré, sans mise à distance, des œuvres de grands personnages, certain que leur autorité et leur renom appuieront ses propos. « L’Histoire n’était pas une science humaine, mais une autorité. » écrivait l’historien américain Stephen Wilson il y a quarante ans à propos de l’Action française44. Une citation qui irait comme un gant à Max Gallo.
Fin de la 1ère partie.
William Blanc
Remercions au passage Nathalie Dalla Corte pour sa traduction et sa patience. ↩
Si on excepte le livre de Jean Sévillia, Historiquement correct. Pour en finir avec le passé unique, 2003, citons, dans l’ordre chronologique : Alain Minc, Une histoire de France, 2008. Lorànt Deutsch, Métronome, 2009. Dimitri Casali, L’Histoire de France interdite, 2010. Jean Sévillia, Historiquement incorrect, 2011. Mettons de côté les livres de Franck Ferrand et de Stéphane Bern, et leurs nombreuses productions audiovisuelles. ↩
Dictionnaire amoureux…, p. 17. Souligné par nos soins. Max Gallo précise bien que La Chanson de Roland a été écrite au XIe siècle, mais ne semble pas faire la distinction entre la fiction épique et la chronique historique. ↩
Une analyse similaire avait déjà été proposée, mais dans un contexte bien différent : « À coup sûr Roland aime autant son pays que le plus sincère et le plus dévoué des volontaires de 1792. La France ! il n’a que ce mot à la bouche et cet amour au cœur, et voici quelques mots qui sont le résumé de son âme : « Terre de France, vous êtes un doux pays ! » Quand la France est en péril, il regarderait comme une honte de penser à tout autre être aimé, même à sa fiancée, même à la belle Aude. » (L. Gautier (éd.), La Chanson de Roland, édition critique, Alfred Mame et fils, 1872, p. XXI). Cette déclaration enflammée de Léon Gautier s’explique surtout par le contexte de la récente défait face à l’Allemagne en 1871. Max Gallo, lui, aurait dû faire preuve, en 2011, d’un peu plus de recul. ↩
Voir à ce sujet J-P Demoule, On a retrouvé l’histoire de France, Robert Laffont, 2012, p. 86-93, et le documentaire de J. Prieur, Vercingétorix, 1ère partie, 2005. ↩
« Puisque la France était une nation, l’étude de son origine devait en effet permettre de savoir quelles étaient exactement les qualités et les défauts de cette nation. » S. Venayre, Les Origines de la France, Seuil, 2013, p. 14. ↩
Voir N. Offenstadt, « L’âme de la France au musée », Médiapart, 13 janvier 2009. ↩
Dans Fier d’être français, 2006. Voir aussi Histoires particulières, p. 90. H. Lemoine, « La maison de l’Histoire ». Rapport pour la création d’un centre de recherche et de collections permanentes dédié à l’histoire civile et militaire de la France, p. 6. ↩
H. Lemoine, « La maison de l’Histoire ». Rapport pour la création d’un centre de recherche et de collections permanentes dédié à l’histoire civile et militaire de la France, p. 14. Souligné par nous. ↩
É. de Montety, « Gallo rejoint les immortels », Le Figaro, 1er juillet 2008. ↩
C’est moins la cas pour L’âme de la France, écrit en 2006, avant les grands discours de N. Sarkozy sur l’histoire de France. ↩
Voir l’ouvrage collectif du CVUH, Comment Nicolas Sarkozy écrit l’histoire de France, Marseille, 2008, p. 10-11 et 14. ↩
Voir, pour l’emploi de ce terme par le candidat Sarkozy et une courte bibliographie, Comment Nicolas Sarkozy écrit l’histoire de France, Marseille, 2008, p. 156-160. ↩
La bibliographie consacrée à cette événement est impressionnante. Citons simplement l’un des titres les plus récents : L. Amiri, La bataille de France : La guerre d’Algérie en métropole, Robert Laffont, 2004 ↩
Sur la dialectique historique gaullienne, voir M. Agulhon, De Gaulle, Histoire, symbole, mythe, Paris, 2001, p. 35-42, notamment cette citation : « Ainsi l’histoire de France paraît-elle régie par une sorte de loi, évolution cyclique où la défaillance de l’État laisse remonter à la surface la vieille passion querelleuse, où la passion entraîne les désastres, où enfin du désastre surgit le chef qui refait l’autorité de l’État. » (p. 41-42). ↩
Comment Nicolas Sarkozy écrit l’histoire de France, Marseille, 2008, p. 17-20. Voir aussi l’exemple de Jaurès, p. 103-107. ↩
La citation de M. Bloch n’est d’ailleurs pas complète, et Max Gallo le sait pertinemment. Voici la phrase incluse dans son paragraphe d’origine : « Surtout, quelles qu’aient pu être les fautes des chefs, il y avait, dans cet élan des masses vers l’espoir d’un monde plus juste, une honnêteté touchante, à laquelle on s’étonne qu’aucun cœur bien placé ait pu rester insensible. Mais, combien de patrons, parmi ceux que j’ai rencontrés, ai-je trouvés capables, par exemple, de saisir ce qu’une grève de solidarité, même peu raisonnable, a de noblesse : « passe encore », disent-ils, « si les grévistes défendaient leurs propres salaires ». Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération. Peu importe l’orientation présente de leurs préférences. Leur imperméabilité aux plus beaux jaillissements de l’enthousiasme collectif suffit à les condamner. Dans le Front populaire — le vrai, celui des foules, non des politiciens — il revivait quelque chose de l’atmosphère du Champ de Mars, au grand soleil du 14 juillet 1790. » M. Bloch, L’Étrange défaite, p. 103-104 de l’édition électronique à laquelle nous nous référons. ↩
Max Gallo a-t-il été impliqué dans la réalisation de cette couverture ? Nous n’en savons rien. Contentons-nous de dire que celle-ci épouse parfaitement le propos de l’académicien. ↩
Représentant la République, le coq est, notons-le, à moitié caché par Clio. Petit pied de nez du monarchiste Bainville au régime ? ↩
Après notre travail sur Métronome, il était tentant de vouloir passer à autre chose et d’éviter de devenir les spécialistes ès Lorànt Deutsch, tant les enjeux dépassent de loin ce personnage.
Pourtant, force est de constater qu’il est impossible, après une première lecture, de rester sans réaction, même si le livre tombe une nouvelle fois des mains, par son style, et surtout par un fond encore plus problématique que le précédent.
Nous avons donc choisi, pour cette première analyse critique du livre Hexagone, de nous concentrer sur le chapitre « Le Croissant et le Marteau » (p. 219-235), consacré à la bataille de Poitiers (celle de 732) qui, lui d’être un événement anodin, a été l’objet d’une de nombreuses récupérations politiques.
LA CONQUÊTE MUSULMANE SELON LORÀNT DEUSTCH : MASSACRES ET TRANSFORMATION DES LIEUX DE CULTE EN MOSQUÉES
Contrairement à Métronome, Lorànt Deutsch propose cette fois une bibliographie de quelques pages, assez pléthorique, dans laquelle les biographies tiennent une place importante, et où il n’est guère étonnant de croiser Jacques Bainville ou Pierre Gaxotte.
Pour la bataille de Poitiers, il semblerait que le comédien se soit essentiellement basé sur la biographie de Charles Martel par Jean Deviosse. Si l’édition indiquée date de 2006 (chez Tallandier), il faut savoir que les premières éditions de cet ouvrage datent de la fin des années 701. Un détail important car, depuis, les recherches historiques sur cet événement ont évolué.
Lorànt Deutsch présente ainsi le contexte dans lequel va se dérouler la célèbre bataille :
L’islam conquérant a quitté les terres désertiques d’Arabie pour se lancer à l’assaut du monde. Les Arabes – les Sarrasins, disent les chrétiens – ont occupé l’Espagne au nom d’Allah le Miséricordieux et, en vertu de la foi qui doit se propager partout, ils ont transformé églises et synagogues en mosquées. (p. 223)
Passons pour l’instant sur le style et le choix du vocabulaire, sur lesquels nous reviendrons. La présentation pose déjà quelques problèmes. Deutsch met l’accent sur le caractère religieux de cette expansion, alors que la réalité est un peu plus complexe. Les conquêtes avaient avant tout une dimension politique et impériale, qui plus est dans un contexte difficile pour les conquérants. Tout d’abord, la dynastie omeyyade commençait à connaître des difficultés dues à l’immensité des territoires conquis (elle est d’ailleurs renversée par les Abbassides moins de vingt ans après Poitiers) et, surtout, la conquête de la rive sud de la Méditerranée, du Maghreb puis de l’Espagne, s’est faite en plusieurs fois, entrecoupée de crises au sein de l’empire musulman, et de résistances (comme celle de la Kahina). Si l’avancée a été rapide pour l’époque, ce n’est pas tout à fait le rouleau-compresseur que nous présente Deutsch. Mais l’important pour le comédien est le caractère spectaculaire, et un sentiment de danger imminent venant de peuplades reculées, voulant effacer les autres religions que la leur.
Plus important en effet que les détails de la conquête musulmane, c’est la dimension religieuse, et les méthodes que le comédien attribue aux Arabes qui interpellent. Il les accuse d’avoir « transformé églises et synagogues en mosquées » (p. 223). Si effectivement il y a eu ce genre de décisions de la part des musulmans, l’un des aspects les plus fondamentaux, et ce sans l’idéaliser, est leur relative tolérance envers les chrétiens et les juifs. Ces derniers ont pu en général conserver leurs lieux de culte, et ils ont dû subir en échange le statut de dhimmi, basé essentiellement sur le paiement d’un impôt et la reconnaissance du pouvoir mis en place.
En Espagne, la conquête a été possible en partie grâce à l’alliance d’un chrétien, le comte Julien, avec les musulmans, contre le roi wisigoth Roderic (ou Rodrigue). La passivité de la population wisigothique, voire parfois le ralliement de certains habitants, auraient précipité la chute de la monarchie wisigothique. L’exemple du traité de Tudmir (714), signé entre un noble wisigoth et le futur gouverneur d’Al Andalus est à ce titre très parlant :
Au nom d’Allah le Miséricordieux (…). Écrit adressé à Tudmir b.’ Abdush (le noble wisigoth. NdA). Ce dernier obtient la paix et reçoit l’engagement, sous la garantie d’Allah et de son Prophète, qu’il ne sera rien changé à sa situation, ni à celle des siens. Que son droit de souveraineté ne lui sera pas contesté ; que ses sujets ne seront ni tués, ni réduits en captivité (…) qu’ils ne seront pas inquiétés dans la pratique de leur religion ; que leurs églises ne seront ni incendiées, ni dépouillées de leurs objets de culte2.
On est donc loin de la conquête violente et de la persécution religieuse…
Plus loin, Lorànt Deutsch enfonce le clou sur les méthodes de conquêtes des musulmans :
Franchissant les Pyrénées, Coran dans la main, cimeterre dans l’autre, ils ont envahi Narbonne et sa région, massacrant les défenseurs de la ville, envoyant femmes et enfants en esclavage, offrant terres et habitations à des milliers de familles musulmanes venues d’Afrique du Nord (p. 224).
Une fois encore, Deutsch veut insister sur la violence des conquérants. Or, il semble se baser sur L’Histoire Générale du Languedoc, ouvrage datant du XVIIIe siècle, et qui opposait la violence musulmane à la brillante résistance chrétienne. « Semble » car ce livre n’est pas cité dans sa bibliographie, et que Deutsch reprend à son compte et à sa façon le travail de Jean Deviosse sur Charles Martel. Pourtant, il aurait pu lire Philippe Sénac, qui affirme qu’il « est difficile de souscrire à cette opinion qui repose sur la volonté de valoriser la résistance chrétienne tout en noircissant l’adversaire3. » Une nouvelle fois, le comédien s’accommode des sources, les trie et leur fait dire ce qu’il veut bien qu’elles disent…
UNE RAZZIA OU UNE CONQUÊTE ?
Il semble également avoir fait son choix sur les raisons de l’incursion des Arabes en Aquitaine. Ainsi, méprisant les travaux les plus récents des historiens (on y reviendra), il affirme que le but des Arabes était bien de conquérir la Gaule :
La Gaule serait-elle à prendre elle-aussi ? (p. 224)
Deutsch parle plus loin d’une « population d’hommes, de femmes, d’enfants et d’esclaves pressés de prendre possession des futures terres occupées. » (p. 225) Les musulmans sont ainsi des « envahisseurs » (p. 228), une « population qui croyait pouvoir venir s’installer sur les riches terres de Francie » (p. 231).
Les raisons de l’attaque de l’Aquitaine par les Arabes font débat chez les historiens4. Il semblerait qu’aujourd’hui, la thèse d’une simple razzia (défendue notamment par Françoise Micheau), ou alors d’une razzia préparant éventuellement une conquête (Pierre Guichard), tiennent la corde. Mais les sources ne permettent en aucun cas d’être catégorique. Lorànt Deutsch, lui, en est certain. Il est pourtant faux d’affirmer, comme il le fait, que l’armée d’Abd al-Rahman était suivie d’une population entière prête à coloniser les terres conquises. Lors de leurs incursions en Septimanie, les Arabes ont pris des villes (comme Narbonne), y ont installé un gouverneur et une garnison, mais très rarement une population arabe ou berbère. Ceci expliquant en partie d’ailleurs leur tolérance envers les populations locales, et notamment leurs cultes : il est plus facile d’installer son pouvoir en ayant la population de son côté. C’est d’ailleurs comme cela que les Arabes ont procédé en Al Andalus. L’intention de Deutsch est évidemment de faire croire à une colonisation massive et programmée.
LA BATAILLE DE POITIERS : UNE CROISADE ?
La liste des erreurs et approximations historiques du comédien serait encore longue. Mais la plus frappante reste l’idée selon laquelle une partie de l’Occident se serait unifié sous la bannière de Charles pour vaincre le « déferlement sarrasin ».
Le chef franc [Charles Martel] doit, lui aussi, mobiliser une puissante armée. Les soldats d’Austrasie, bien qu’expérimentés et disciplinés, ne suffiront pas à contenir les houles musulmanes. Alors, Charles se hâte de conclure des accords avec tous les bouillonnants peuples germaniques, les Alamans, les Saxons, les Thuringiens. Il réunit ces guerriers sous la bannière du Christ, et si certains d’entre eux sont païens, ça ne fait rien ! (p. 225-226. Texte en gras souligné par nos soins.)
Le terme n’est pas employé, mais difficile d’y voir autre chose qu’une allusion à la croisade, notamment quand Deutsch emploie « la bannière du Christ ». Une croisade bien œcuménique, puisqu’elle accepte les païens (en voie de christianisation quand même…). Or, l’idée de guerre sainte et de croisade en Occident date des Xe et XIe siècles. Elle est l’aboutissement d’un long processus spécifique au christianisme latin qui aboutira, notamment, à la création des ordres militaires (Templiers, Hospitaliers)5. Rien de tel au VIIIe siècle lors de la bataille de Poitiers où l’aspect politique de l’affrontement est au moins aussi important que la dimension religieuse.
« LA CHEVAUCHÉE SANGLANTE DES CHRÉTIENS VICTORIEUX »
Après avoir étudié quelques exemples des problèmes historiques que posent les choix de Deutsch, il est temps de s’attarder sur le vocabulaire qu’il choisit. En effet, l’emploi de certains mots et expressions laisse sans voix tant le comédien va loin dans l’image de la menace violente du musulman.
Nous avons déjà évoqué son usage systématique des termes « massacres », « pillages », ou de l’insistance sur la réduction en esclavage des populations conquises, et la destruction des lieux de culte (« les troupes de l’islam […] se contentent d’incendier la basilique Saint-Hilaire », p. 228). Mais les termes utilisés pour parler du nombre et des Arabes (ou Sarrasins, Berbères, musulmans…) laissent encore pantois ; ainsi, les « envahisseurs » forment une « masse immense » (p. 225), une « horde » (p. 225), un « déferlement sarrasin » (p. 225), des « houles musulmanes » qu’il s’agit de « contenir » (p 226) !
A l’inverse, Lorànt Deutsch insiste sur la piété des adversaires des musulmans, et sur l’importance des lieux sacrés menacés. Le duc Eudes est par exemple représenté comme une sorte de pacifiste (ayant tout de même un « intérêt particulier » à l’arrêt des combats), « [prônant] avec passion la grande fraternité universelle, l’amitié entre les enfants du Christ et ceux d’Allah […] », et il envoie une ambassade de paix. Mal lui en prend, l’ennemi est versatile : l’allié Munuza étant tué par le nouvel émir d’Al Andalus, « la stratégie pacifique du duc Eudes avait donc mené […] à l’impasse politique » (p. 225). La fille d’Eudes, quant à elle, est quasiment canonisée :
À Toulouse, la jeune fille pleura beaucoup, mais se résigna finalement à accomplir ces deux actes pieux : obéir à son père et sauver son pays. Une dernière fois, elle alla prier à la basilique Saint-Sernin, et prit congé des bons paroissiens qui l’avaient accompagnée. (p. 224)
L’ombre divine n’est jamais très loin avec Lorànt Deutsch, et pas seulement derrière « la bannière du Christ ». L’émir andalou n’a pas pu entrer dans Poitiers ? « La chrétienté est sauvegardée » (p. 229). Dieu probablement aussi derrière la victoire de Poitiers, cette « chevauchée sanglante des chrétiens victorieux » (p. 231) contre l’armée musulmane et « cette population qui croyait pouvoir venir s’installer sur les riches terres de Francie » (p. 231)…
Une opposition religieuse que Lorànt Deutsch assume dans sa conclusion sur la bataille, une partie qui tranche véritablement avec Métronome.
LORÀNT DEUTSCH ET LE « CHOC DES CIVILISATIONS »
Si dans Métronome, Lorànt Deutsch restait relativement timide, ou flou, sur ses choix idéologiques et sur les raisons de raconter une telle histoire, la polémique de 2012/2013 a permis d’y voir un peu plus clair. Sa proximité avec Patrick Buisson (même si le comédien a essayé de faire croire qu’il ignorait qui était vraiment l’ancien journaliste d’extrême droite), son monarchisme militant, sa critique ouverte des programmes scolaires ont éclaté au grand jour.
Avec Hexagone, il va plus loin encore. Certaines expressions choisies interpellent sur de possibles parallèles contemporains.
… des milliers de familles musulmanes venues d’Afrique du Nord (p. 224)
… toute cette population qui croyait pouvoir venir s’installer sur les riches terres de Francie. (p. 231)
Lorànt Deutsch ignore-t-il cela, comme il a prétendu ignorer qui était vraiment Patrick Buisson ? Est-il prêt à être soutenu, une nouvelle fois, par les identitaires, comme cela était arrivé en juillet 2012, à son corps défendant ? En adoptant cette approche et ce vocabulaire, on peut se poser la question…
Plus loin, il assume en revanche totalement un choix idéologique :
Je le sais bien, la bataille de Poitiers, le Croissant contre la Croix, l’union sacrée des chrétiens et des païens contre l’envahisseur musulman dérangent le politiquement correct. On voudrait une lutte moins frontale, davantage de rondeurs, un christianisme plus mesuré, un islam plus modéré… Alors pour nier ce choc des civilisations6, certains historiens ont limité la portée de la bataille remportée par Charles Martel. Mais non, disent-ils, on ne peut pas parler d’une invasion, ce fut à peine une incursion, une razzia destinée à dérober quelques bijoux et à enlever les plus girondes des Aquitaines. Charles Martel s’est énervé un peu vite, il aurait dû attendre quelques semaines et les Arabes seraient sagement rentrés chez eux, en Espagne. (p .232. Texte souligné par nos soins)
Caricaturant avec ironie et un grand mépris la position scientifique d’historiens dont il ne cite même pas le nom (y compris dans la bibliographie), il fait sienne la théorie du choc des civilisations, après avoir défendu celle – tout autant marquée idéologiquement – du « génocide » vendéen7.
On connaît aujourd’hui l’ambiance pesante qui règne en France, notamment une montée de l’islamophobie qu’il serait difficile de nier. On peut dès lors s’inquiéter qu’une célébrité comme Lorànt Deutsch semble reprendre à son compte une version pour le moins problématique de la bataille de Poitiers, en particulier la manière avec laquelle il la raconte.
Alors que Dimitri Casali nous a gratifiés de son Lavisse augmenté, que Franck Ferrand a enchaîné les contrevérités sur les programmes scolaires, que le prochain Jean Sévillia ne va pas tarder à être publié, la sortie de Hexagone, et les angles choisis par son auteur, montrent bien que l’offensive des historiens de garde n’a pas cessé, bien au contraire. Il est de la responsabilité des médias, et pas seulement d’eux, d’apporter un véritable regard critique sur ces usages publics de l’histoire.
Christophe Naudin
BIBLIO-VIDÉOGRAPHIE
Pour un article de synthèse facile d’accès, on regardera F. Micheau, « 732, Charles Martel, chefs des Francs, gagne sur les Arabes la bataille de Poitiers », dans A. Corbin (dir.) 1515 et les grandes dates de l’histoire de France, Seuil, 2005, p. 34-38.
Pour une synthèse de la critique de la théorie du choc des civilisations, on regardera avec intérêt cette émission du Dessous des cartes datée de 2002 :
J. Deviosse, Charles Martel, éditions Tallandier, 1978 (réimpr. 2006). ↩
Cité par B. Foulon, E. Tixier du Mesnil, Al-Andalus. Anthologie, Flammarion, 2009, p. 42 ↩
P. Sénac, Les Carolingiens et al-Andalus (VIIIe-IXe siècles), Maisonneuve & Larose, 2002, p. 16 ↩
Le médiéviste Henri Pirenne, dans les années 30, pensais déjà que la bataille de Poitiers n’était qu’une razzia. « Cette bataille n’a pas l’importance qu’on lui attribue. Elle n’est pas comparable à la victoire remportée sur Attila. Elle marque la fin d’un raid, mais n’arrête rien en réalité. Si Charles avait été vaincu, il n’en serait résulté qu’un pillage plus considérable. » H. Pirenne, Mahomet et Charlemagne, Alcan, 1937, p. 136 ↩
Voir à ce sujet J. Fiori, La Guerre sainte La formation de l’idée de croisade dans l’Occident chrétien, Aubier, 2001 ↩
Depuis quelques années, chaque rentrée voit les historiens de garde reprendre leur offensive contre l’histoire scolaire. Il y avait eu en 2010 une pétition adressée à Luc Chatel, « Notre histoire forge notre avenir », lancée à l’initiative de Dimitri Casali, et signée entre autres par Max Gallo, Stéphane Bern et Eric Zemmour ; la sortie en 2011 de L’Altermanuel d’histoire de France du même Casali, qui avait bénéficié d’un impressionnant relais médiatique ; puis en 2012 les dossiers du Figaro Magazine et du Figaro Histoire, ce dernier appelant ouvertement au retour du roman national à l’école…tout en faisant la promotion du dernier Casali, L’histoire de France interdite.
Cette année, l’offensive a été lancée sur deux fronts, et avec les méthodes bien connues des historiens de garde : tir de barrage médiatique, et enchaînement de contrevérités. Une fois encore, cela a coïncidé avec la sortie d’un ouvrage de Dimitri Casali, mais également avec une polémique (en grande partie fabriquée) sur l’allègement des programmes d’histoire en 3e et en Terminale.
CASALI ET LE « VIEILLARD PÉTAIN »
Dès le 2 septembre, Franck Ferrand a ouvert le feu en invitant Dimitri Casali dans son émission « Au cœur de l’histoire » (sur Europe 1), pour une véritable opération de communication ayant pour objet la réédition par Armand Colin du célèbre manuel Lavisse, « augmenté » par l’historockeur.
L’émission a surtout valu pour les propos de Casali et sa manière d’envisager l’histoire. Le début de l’intervention des deux hommes est consacré à la déploration du temps perdu de Lavisse, une époque où, selon les historiens de garde, les gens connaissaient mieux leurs leçons que maintenant :
Ce manuel [le Petit Lavisse] expliquait correctement 2000 ans d’histoire comme si un lien charnel reliait tous les Français entre eux et leur donnait envie de continuer ce lien.
L’histoire est donc assimilée à la célébration des liens charnels, voire sanguins, comme le prouve la suite de l’intervention de Dimitri Casali :
Lavisse fait appel aux sentiments, à l’émotion, c’est-à-dire que cette histoire, il s’agit de chair et de sang. Comme il dit, il s’agit de la chair de notre chair et du sang de notre sang. Quand il fait parler Jeanne d’Arc par exemple, il dit « Jeanne d’Arc a redonné courage à Charles VII, parce que cette petite paysanne avait compris que la France était un vieux pays, elle lui a parlé de saint Louis et de Charlemagne parce que cette fille du peuple savait que la France avait été grande. » C’est magnifique. Et ensuite, il donne des exemples. Moi-même, quand je parle du maréchal Pétain, j’ai expliqué qu’il avait 86 ans quand il prend… euh… quand il est nommé chef de l’État français, et 86 ans, c’est un naufrage.
On reconnaît bien ici la volonté des historiens de garde d’une histoire « incarnée ». Toutefois, le passage, cité in extenso (moins les interruptions de Franck Ferrand) mérite que l’on s’y attarde. Passer des liens du sang à Jeanne d’Arc est pour le moins déroutant. Mais c’est surtout l’allusion, dans la suite du discours, à Philippe Pétain qui interroge. On peut se demander ce qu’elle vient faire là, surtout que Dimitri Casali, sur une radio nationale, se contente tranquillement de reprendre la thèse du « détournement de vieillard » lancé notamment par les avocats du Maréchal lors de son procès en 1945 et repris par de Gaulle dans ses mémoires de guerre pour des raisons électoralistes. Depuis, nombre d’historiens ont montré que Pétain était pleinement conscient de ses actes et qu’il avait souvent impulsé la politique vichyste (notamment les lois antisémites). À force de vouloir promouvoir une légende dorée en lieu et place de l’histoire de France, Dimitri Casali en vient presque à réhabiliter des figures douteuses.
LE PETIT LAVISSE« CONFISQUÉ PAR CASALI »
Capable de publier au moins un livre par an (à l’instar d’autres historiens de garde comme Max Gallo), Dimitri Casali s’est attaqué cette année au célèbre Petit Lavisse, bénéficiant, et c’est là que le bât blesse, de l’aide des éditions Armand Colin.
Plusieurs voix se sont élevées contre cette réédition, et nous nous contenterons ici de les relayer et d’y renvoyer le lecteur pour plus de détails.
Sur le site Aggiornamento Hist-Géo1, Éric Fournier montre les « accents crypto-barrésiens » de l’introduction de l’ouvrage de Lavisse par Casali. Puis, dans la prolongation de Lavisse, une vision quelque peu tronquée de la Seconde Guerre mondiale, avec l’absence des termes « collaboration » et « collaborateurs » (on se rappelle de la timidité d’un Lorànt Deutsch à évoquer l’occupation dans Métronome, et sa réhabilitation, aux côtés de Patrick Buisson, de l’homme Céline) et l’insistance sur la sénilité de Pétain que nous avons évoquée plus haut. A l’instar d’un Jean Sévillia, l’un des historiens de garde les plus radicaux, Dimitri Casali se permet des allusions douteuses aux rapports entre la France et les musulmans. Il prend pour cela l’exemple de la guerre d’Algérie, et la volonté de De Gaulle d’accorder l’indépendance à l’Algérie à cause de l’impossibilité « d’intégrer les huit millions de musulmans algériens ». Pour citer Éric Fournier, Casali réduit donc la guerre d’Algérie à « une incompatibilité essentialisée entre les « musulmans » et la « communauté nationale » malgré tous ses efforts pour les intégrer ». Cela n’a rien d’anodin quand on sait que Casali est l’un des contributeurs réguliers du site extrême-droite Boulevard Voltaire, où l’on revendique fièrement son « islamophobie », et où un Jamel Debouzze est qualifié de « rat de Trappes »…
« LA RÉGRESSION ÉDITORIALE » D’ARMAND COLIN
Autre problème, et non des moindres : le rôle des éditions Armand Colin. C’est une « faute », selon Éric Fournier, d’avoir donné une légitimité à Casali. Nicolas Offenstadt parle lui de « régression éditoriale2 ». Si une réédition de Lavisse pouvait se justifier, pourquoi en confier les clés, et plus encore le prolongement, à quelqu’un comme Dimitri Casali ? Éric Fournier parle d’imprudence dans la démarche d’Armand Colin, mais on peut y voir également un cynisme opportuniste et s’interroger sur les liens entre les historiens de garde et une partie du monde éditorial. Si l’on ne peut guère s’étonner que les éditions Michel Lafont publient Métronome, il y a de quoi s’inquiéter quand Armand Colin, jusqu’ici éditeur sérieux d’ouvrages de sciences humaines, prenne le risque de se délégitimer en se mettant à son tour à relayer les travaux des historiens de garde.
LE PRÉTEXTE DE L’OFFENSIVE : L’ALLÈGEMENT DES PROGRAMMES
Marronnier des historiens de garde à chaque rentrée scolaire : les programmes. Cette année, le prétexte a été tout trouvé avec la décision du ministère de les alléger, notamment celui de 3e. Principale explication, une chute des résultats au DNB (le mythique Brevet des collèges) due à l’impossibilité de terminer les programmes, mais surtout à un choix de questions et de thèmes inique. Raison à peine évoquée par les médias…
Toutefois, ce qui nous intéresse ici, c’est la manière avec laquelle les historiens de garde et leurs relais médiatiques ont profité de cette décision pour asséner une nouvelle fois leur discours sur les errements d’une histoire scolaire dévoyée, avec le soi-disant abandon de la chronologie et la mise au placard des « grands hommes ».
POUR CASALI, UNE HISTOIRE PRISONNIÈRE DES « LOBBYS » ET DES « ANCIENS TROSKYSTES »
Pour commencer, Casali lui-même, sur le site Atlantico3, qui crie à la « supercherie » et au « bricolage », mais surtout pointe le rôle de « lobbys », coupables de remplacer les grands hommes et la chronologie (« grand-mère de l’Histoire ») par des « thématiques compassionnelles qui ont remplacé l’essence de l’Histoire ». De nouveau, il insiste sur Vichy, dont il juge qu’elle est représentée dans les programmes comme « une dictature de nature franco-française, déconnectée de l’Occupation allemande ». En plus des « lobbys », les coupables désignés sont les fameux « pédagogues » autour de Philippe Meirieu et des « anciens trotskystes », qui ont fait de l’histoire une « étude froide et atomisée ».
GALLO : « CLOVIS, SOCLE DE CONSTRUCTION DE LA NATION »
L’académicien Max Gallo, auteur du bréviaire des historiens de garde (L’Âme de la France : Une histoire de la Nation des origines à nos jours, Fayard, 2007), a lui aussi profité de la polémique pour revenir sur la prétendue disparition de la chronologie au profit d’une histoire thématique. Interviewé par Le Figaro (6 septembre 2013), il laisse croire qu’on n’apprend plus aux élèves à se repérer dans le temps, une contrevérité matraquée régulièrement par les historiens de garde. Mais il insiste surtout sur la nécessité, selon lui, d’un retour à l’histoire de France, car l’histoire serait d’abord « un enracinement ». Comme les autres historiens de garde, notamment Casali et Deutsch, Gallo déplore l’enseignement de l’histoire de l’Afrique (10% du programme d’histoire de 5e) au détriment de l’histoire de France. Il va encore plus loin en appelant à faire de Clovis « le socle de la construction de la nation pendant plusieurs siècles ».
Craint-il « le grand effacement », étape indispensable avant « le grand remplacement », comme s’en inquiète le site Boulevard Voltaire4.
LES CONTREVÉRITÉS DE FRANCK FERRAND
Parmi les réactions à cet allègement des programmes, on pourrait également citer Stéphane Bern (sur BFM TV. Il a également a reçu Dimitri Casali sur RTL), mais c’est l’attitude de Franck Ferrand qui est, sans surprise, la plus caractéristique des méthodes des historiens de garde.
C’est sur Europe 1 (chez Thomas Sotto), puis sur son site qu’il a réagi, par une chronique5 qui, à la fois ressasse les obsessions des historiens de garde, et glisse quelques contrevérités sur la réalité de ces allègements, pour une fois encore laisser croire que des sujets qu’il juge fondamentaux sont abandonnés.
En effet, Franck Ferrand prétend que « les chapitres de la mondialisation, de la construction européenne, du rôle du général de Gaulle en juin 1940 » ont été abandonnés… ce qui est totalement faux ! Pour les détails, nous renvoyons à la lettre ouverte de la forumeuse Al-Qalam sur le site Néoprofs6, où les réactions ont d’ailleurs été vives contre les contrevérités de Ferrand, tout comme ses curieuses méthodes de triage des commentaires gênants sur son site.
Sur son site, l’animateur revient une nouvelle fois sur « la mise hors-jeu de Jeanne d’Arc, de Louis XIV et de Napoléon » au profit du royaume de Monomotapa, et fait référence à une enquête très critiquée sur la baisse du niveau des élèves en histoire, l’expliquant par la perte d’une histoire incarnée et surtout de « repères chronologiques et biographiques ».
Dernier acte de l’offensive Ferrand, la victimisation. Comme il l’écrivait dans son Histoire interdite, Ferrand se veut le relais des petites gens, à qui on cache la vérité, et pour cela il prend des risques. Il a donc vu dans les critiques, notamment celles des enseignants en histoire du site Néoprofs, une violente « prise à parti » contre son « point de vue dissident sur l’école7 ».
Alors que les programmes d’histoire vont probablement être revus d’ici la fin de la mandature actuelle (la dernière version ne date que de 2008), on voit qu’il faut rester vigilant. Les historiens de garde, avec une réelle puissance médiatique, ne cessent d’attaquer les angles récents des programmes (qu’on peut évidemment discuter, mais pas forcément pour les mêmes raisons), réclamant de plus en plus ouvertement un retour à un certain roman national, fait de grands hommes et de chronologie, mais surtout libéré du prétendu danger d’une autre histoire, particulièrement celle venue « d’ailleurs ».
En attendant, on méditera sur l’une des sorties dont Dimitri Casali a le secret, qui nous éclairera peut-être sur le projet des historiens de garde pour le rôle de l’histoire à l’école :
Nous nous sommes nos ancêtres, dans le passé, et nous, et nous nous serons nos descendants dans le futur8.
Pour Dimitri Casali, l’Histoire est avant tout un réservoir d’arguments pour justifier ses opinions politiques. En résumé, la France est malade de l’immigration, des fonctionnaires, de la démocratie. Analyse d’une interview d’anthologie.
On aura compris, dans l’interview, Dimitri Casali compare la France contemporaine à celle de 1789.
En tant qu’historien, je suis frappé par les points communs aux deux périodes, dans le sens où les dysfonctionnements du modèle politique laissent en effet penser que nous sommes au bord du gouffre.2
On pourrait s’interroger sur la validité d’une telle comparaison. Mais D. Casali use de l’analogie historique non pas pour éclairer, pour faciliter la compréhension, mais pour faire un constat : selon lui, la situation est bien pire qu’en 1789… et ce pour plusieurs raisons.
Nous faisons face aux trois mêmes crises que dans l’avant-1789 : crise économique (dette étouffante, hausse des prix et du chômage…), crise sociale (grogne populaire face aux privilèges…), et crise politique (incapacité du pouvoir à réformer). À cela vient aujourd’hui s’ajouter une crise supplémentaire à savoir la crise identitaire qu’était loin de connaître la France de l’Ancien Régime.
La crise identitaire, depuis Max Gallo, est devenue un véritable leitmotiv des historiens de garde (notamment de Stéphane Bern). Cette ellipse, pleine de sous-entendus, permet évidemment de pointer du doigt l’immigration actuelle (et pas n’importe laquelle3) qui affaiblirait l’identité de la France (tout en sous-entendant que l’Ancien Régime était plus stable). Mais Dimitri Casali ne s’arrête pas en si bon chemin.
La situation est même d’un certain point plus paralysante qu’a l’époque puisque Louis XVI contrôlait le pays avec 60 000 fonctionnaires (pour 26 millions d’habitants) alors qu’ils sont aujourd’hui 6 millions en comptant le personnel des hôpitaux (pour 65 millions d’habitants NDLR). Ce chiffre illustre parfaitement notre gabegie de la dépense d’État et il est aberrant de voir que nous continuons dans ce contexte de recruter dans les collectivités territoriales. Le statut des fonctionnaires n’a de plus jamais été modifié depuis Maurice Thorez en 1946 et cela prouve encore une fois notre incapacité à s’attaquer aux privilèges de quelques-uns au nom de l’intérêt général.
Dimitri Casali sait pertinemment que le faible nombre de « fonctionnaires » sous Louis XVI s’explique du simple fait que la plupart des missions régaliennes, y compris la perception des impôts, étaient confiées à de riches particuliers (à travers des institutions comme la Ferme générale). L’armée était en partie constituée de mercenaires, et l’éducation publique, la santé, les transports publics, les pompiers, la police, les services culturels, les musées, les bibliothèques publiques, les archives publiques étaient inexistants ou presque4. Est-ce à cela qu’il faudrait revenir ? Sans doute si on suit le raisonnement de Dimitri Casali qui voit dans les fonctionnaires des « privilégiés » dignes de la noblesse5 Le cantonnier payé à peine plus que le SMIC appréciera.
La solution : l’homme providentiel.
La crise est donc, pour D. Casali, bien plus importante qu’en 1789. mais que les lecteurs se rassurent, il a trouvé la solution :
Tout comme à la fin du XVIIIe siècle, la France se retrouve sclérosée et l’immobilisme de notre actuel Président ressemble étrangement au caractère hésitant de Louis XVI, qui n’a somme toute jamais réellement souhaité faire le grand saut nécessaire pour rétablir le pays. Nous sommes donc, en 2013 comme en 1788, coincés entre l’envie d’améliorer la situation et la peur d’un changement radical pourtant nécessaire à cette amélioration. Seul un homme providentiel pourrait débloquer la situation et j’ai hélas bien peur que ce ne soit pas l’actuel dirigeant de la Ve République.
On connaissait la fascination de D. Casali pour les « grands hommes », Napoléon en tête. Dans ces livres, il en fait les seuls héros de l’histoire de France, la source de toutes les réussites, de toutes les gloires au point d’être parfois très indulgents avec eux. Ainsi a-t-il expliqué sur les ondes d’Europe 1 le 2 septembre 2013, au micro de Franck Ferrand, la dictature pétainiste par une prétendue sénilité de Philippe Pétain.
De cette fascination pour les grands hommes, D. Casali en tire les conséquences politiques. Seul l’un d’entre eux peut sauver la France (de l’immigration et des fonctionnaires, si l’on suit son raisonnement) et son avènement est assimilé à un « changement radical ». Pas question d’injecter plus de démocratie, pas question de réformer la république, ces deux mots n’apparaissent pas dans ces propos, sauf dans l’exergue de l’interview (rédigée par le site Atlantico.fr) :
Comme la Monarchie absolue avant elle, la Ve République, plombée par une dette étouffante et paralysée par l’immobilisme démocratique6
La France, malade de l’immigration, des fonctionnaires, de la démocratie… voilà une des belles leçons de l’histoire façon Dimitri Casali.
Selon un article du Monde daté du 10 novembre 2011 (voir le post-scriptum de notre article), Dimitri Casali aurait fustigé « un déficit d’intégration, une mauvaise maîtrise du français et une ghettoïsation des immigrés plus « voulue » que « subie ». » On objectera que Dimitri Casali a co-écrit un livre consacré aux « immigrés qui ont fait la France ». Mais la co-auteure (Liesel Schiffer) s’est depuis deux ans désolidarisé de Dimitri Casali dans une tribune intitulée « Loin de Dimitri Casali ». Enfin, il est courant depuis l’élection de Nicolas Sarkozy de dresser le portrait d’une France accueillante (ce qui n’a pas toujours été le cas) et des populations accepter de « s’intégrer » pour mieux fustiger une immigration actuelle qui, elle, refuserait. ↩
Le chiffre avancé par Dimitri Casali semble être tiré du livre de F. Bluche, La Vie quotidienne au temps de Louis XVI, Hachette, 1980, p. 24, qui ne prend en compte que les seuls employés de la Ferme générale qui peuvent être difficilement qualifiés de fonctionnaires vu qu’ils travaillaient pour des particuliers. Merci à Fadi El Hage de nous avoir indiqué ces références. ↩
« Nous faisons face aux trois mêmes crises que dans l’avant-1789 (…) crise sociale (grogne populaire face aux privilèges…) » et « Le statut des fonctionnaires n’a de plus jamais été modifié depuis Maurice Thorez en 1946 et cela prouve encore une fois notre incapacité à s’attaquer aux privilèges de quelques-uns au nom de l’intérêt général. » Le lecteur attentif aura compris que Dimitri Casali met en parallèle les nobles de 1789 et les fonctionnaires actuels. ↩
On pourrait d’ailleurs se demander en quoi la Monarchie absolue était paralysée par « l’immobilisme démocratique » ? ↩
En cette rentrée 2013, alors que les tenants du roman national lancent une nouvelle offensive médiatique, nous vous proposons de prendre un peu le temps de l’histoire.
le 25 septembre : rencontre-débat à la mairie du XIe arrondissement de Paris (métro Voltaire) avec William Blanc, Aurore Chéry et Christophe Naudin, à 19 heures, sur l’invitation de l’association Pariszest.
le 29 septembre : les trois auteurs des Historiens de garde seront présents au salon du livre libertaire de Merlieux (Aisne), pour une séance de dédicaces et un débat, de 16h00 à 17h15, animé par Nicolas Offenstadt.
le 12 octobre de 9h30 à 11h : William Blanc, Aurore Chéry et Christophe Naudin seront présents au Rendez-vous de l’Histoire de Blois sur l’invitation du CVUH, pour une rencontre débat dans le Conseil Général (Salle Lavoisier) avec Anne Jollet (vice-présidente de l’association), Marie-Carmen Rodriguez et Charles Heimberg, membres du CVUH. Cette intervention sera suivie d’une séance de dédicaces à 14 heures.
Un livre publié par des journalistes indépendants ayant pour but de démontrer les bienfaits de la taxation des rentiers et de critiquer la politique d’austérité actuelle n’a, a priori, rien à faire dans nos colonnes. On peine même à voir le lien avec ces historiens de garde qui assènent l’image d’une France éternelle (ou presque) construite à la force du poignet par des rois et des ministres énergiques. Et pourtant. En lisant le quatrième de couverture de Vive la banqueroute ! (Fakir éditions, 2013), on reste surpris par les formules employées par ces auteurs.
En dix brefs récits, ce livre raconte comment nos grands hommes (Sully, Colbert, Talleyrand, Poincaré, etc.) qui ont bâti l’État, qui ont leur statue sur les places de nos villes, ont régulièrement choisi, tout simplement, de ne pas payer rentiers et banquiers. […] Contre le fatalisme, l’histoire est une arme.
D’emblée, le projet, (qui, s’il n’a pas de « prétention scientifique » se veut tout de même un « travail sérieux ») est clair. Faire des événements historiques des réservoirs à arguments pour expliquer la situation contemporaine. Sont ainsi racontés dix banqueroutes, parfois très rapidement (cinq pages écrit gros) avec pour but de déceler ce qui serait une « tradition » (p. 11) française de lutte contre les rentiers ; quitte parfois à prendre quelques libertés avec les faits.
Philippe le Bel prend au pauvre ? Soit. Mais sa politique est équilibrée : il mène également une chasse aux riches. (p. 29)
Et de citer parmi les riches les Lombards, les Juifs (« autre minorité fortunée, ou supposée telle » précise quand même l’auteur) mais surtout les templiers qui sont considérés comme « les banquiers de l’Occident » (p. 29) et qui auraient formé « un État dans l’État » (p. 30). Tout à leur cause (et si justifiée soit-elle), les auteurs de Vive la banqueroute ! survolent à ce point le sujet qu’ils balaient d’un revers de mains les travaux récents montrant que les templiers n’étaient ni les banquiers de l’Occident, ni un État dans l’État2. Ils gomment ainsi de leurs analyses l’aspect religieux qui est essentiel à la compréhension de ces événements. La motivation économique n’était sans doute pas première chez Philippe le Bel, qui avait sans doute plus cure de devenir le véritable chef spirituel de son royaume que de lutter « contre les riches » (riche dont il faisait vaguement partie, notons-le au passage)3.
Pinaillage, nous rétorquera-t-on. Non. Gommer les différences entre les époques amène à des conclusions qui ne dépareraient pas dans un opus d’historien de garde. À nouveau, le passé de la France est vu comme une longue chaîne de continuité, comme une entité par essence unie et conduite par les grands hommes (« Henri II », « l’honnête Sully »). Les auteurs ont beau annoncer que :
Et l’on ne se berce pas d’illusions : ces banqueroutes, eux ne les ont pas menées pour le bien du peuple. (p. 15)
Deux lignes après, voilà qu’ils expliquent que « nos » grands hommes, malgré leurs défauts, ont construit l’État « par la spoliation des rentiers ».
Mais ainsi ont-ils construit l’État, ces grands hommes officiels : entre autres, par des banqueroutes régulières. Par la spoliation des rentiers. (p. 15)
La fascination pour les grands hommes n’est pas en France un monopole de droite. Tout un imaginaire de gauche reste attaché aux figures des hommes providentiels4. Cela explique sans doute qu’outre des livres assez datés (Jules Michelet par exemple, p. 67), les auteurs de Vive la banqueroute ! aient choisi de s’appuyer principalement sur des biographies (comme ils le revendiquent eux-mêmes p. 23).
Philippe le Bel figure d’ailleurs en bonne place dans cette tradition du roman national de gauche qui voit dans ce roi ennemi du pape Clément VIII un champion de l’indépendance nationale et un anticlérical5. En témoigne cette interview du journaliste par les Mutins de Pangée dans laquelle le passage consacré à Philippe le Bel est introduit par un extrait des Templiers de Stellio Lorenzi (1961), réalisateur proche du PCF, où le roi (joué par Jean-Pierre Marielle) explique que les Templiers sont un « État dans l’État » (Pour une analyse plus complète de ce film, voir ce lien)
Si lutter contre l’austérité est bien compréhensible, si certains des arguments de Fakir touchent juste (notamment concernant les médias), il est triste de voir que certains militants, plutôt que de s’adresser à l’intelligence de leur auditoire, préfèrent donner dans une belle légende propre à émouvoir et à créer de l’adhésion. Il est pourtant possible de faire comprendre que l’austérité est un choix discutable (en parlant, comme Frédéric Lordon, du cas de l’Islande) sans en référer à une quelconque « tradition » nationale de grands hommes luttant contre les « riches ».
Dans la conclusion des historiens de garde, nous avions déjà affirmé que la solution au nouveau roman national conservateur ne pouvait être son pendant progressiste. C’est au contraire en ne simplifiant pas le passé qu’il est possible de comprendre la complexité du présent6. Pire qu’une régression, revenir au temps où les historiens républicains créaient des grands récits historiques pour emporter les suffrages des masses serait une défaite de l’intelligence.
Voir à ce titre A. Demurger, Les templiers. Une chevalerie chrétienne au Moyen âge, Paris, 2008, p. 494-499. ↩
Voir pour cet aspect l’excellent article de J. Théry, « Une hérésie d’État. Philippe le Bel, le procès des ‘perfides templiers’ et la pontificalisation de la royauté française », Médiévales, 60, 2011, p. 157-186 ↩
Voir J. Garrigues, Les hommes providentiels – Histoire d’une fascination française, Éditions du Seuil, 2012. ↩
Voir C. Amalvi, Le goût du Moyen âge, Paris, 1996, p. 115-118. On remarquera au passage que Jean-Luc Mélenchon fait de Philippe le Bel l’un de ses deux « héros » (avec Louis XI) dans une interview donnée sur France Culture en 2011. Voir ce lien à partir de 5’50 et 8’51.↩
C’est-à-dire en ne se servant pas de l’histoire comme grille d’explication simplificatrice qu’il suffirait de calquer sur l’actualité. ↩
Pour son numéro hors série de l’été, l’hebdomadaire L’Express propose sa vision de l’histoire de France, avec un titre éloquent : « Ces 1500 ans qui ont fait la France ». Alors que le magazine L’Histoire a publié un remarquable « Atlas de France », il est intéressant d’analyser comment L’Express, en s’appuyant sur des interventions d’historiens ainsi que sur des articles faits maison, compte transmettre une certaine histoire de France, qui présente toutes les caractéristiques du roman national. Par sa présentation générale et par petites touches, on sent transparaître l’idée de cette France éternelle, d’un destin écrit d’avance, mis en scène par de « grandes figures », au sein d’une « épopée ». Ce numéro n’en comporte pas moins quelques très bons articles. Il convient juste de l’aborder avec un certain recul.
Une histoire de France par les « régions »
Le choix de L’Express pour présenter son histoire de France a été celui du prisme des « régions ». Pas nos vingt-sept régions administratives, mais des régions qui ont plus de résonance historique ; elles sont au nombre de vingt : Normandie, Poitou, Toulouse et pays cathare, Dauphiné, Touraine, Aquitaine, Anjou, Provence, Bourgogne, Bretagne, Auvergne, Alsace, Roussillon, Franche-Comté, Flandre, Lorraine, Corse, Savoie-Nice, Outre-mer et Paris. Chaque partie est ouverte par l’interview d’un historien ou d’un spécialiste/amateur/passionné du coin, de François Neveux pour la Normandie à Maurice Gresset pour la Franche-Comté, en passant par Sandrine Lavaud (Aquitaine), ou Renée-Paule Guillot (auteur de Les ducs de Bourgogne : le rêve européen…). S’y ajoutent d’autres rubriques, notamment de courts billets sur les « grandes figures », sur ce que ces régions ont pu apporter à la France, et les lieux à visiter (sans doute en lien avec la parution en été). Un bon point à des (courtes) bibliographies proposées en fin d’entretiens, ainsi qu’à des chronologies.
On ne sait pas trop ce qui a dicté l’ordre de ces régions, mais chacune est présentée dans l’optique de son « rattachement » à la France, comme un puzzle se mettant lentement en place pour arriver à la forme idéale, l’hexagone. Car si indépendamment, une bonne part des articles est intéressante, c’est l’esprit général de ce numéro qui pose question.
Une couverture modèle du genre
Commençons logiquement par la couverture, et évidemment son titre, plus exactement ses titres : « Ces 1500 ans qui ont fait la France : des Mérovingiens à Napoléon III ». Le choix éditorial a donc été de faire « commencer » la France aux Mérovingiens. Si la collection Belin commençait aussi avec la dynastie de Clovis, son premier numéro s’intitulait La France avant la France. Ce choix n’est pas véritablement explicité ici, et il est même en partie en contradiction avec ce que dit Jacques Le Goff dans l’entretien qui introduit le numéro. Le médiéviste insiste sur une lente progression, mais surtout sur le fait qu’il n’y a pas d’idée de la France, et en particulier de l’hexagone, avant au moins l’époque moderne, même si Louis IX a eu un rôle important en devenant roi « de France ». Pour le « sentiment national », Le Goff est peut-être un peu rapide quand il affirme que « tous les historiens s’accordent à dire qu’il s’est structuré durant la Guerre de Cent ans », mais il relativise ce sentiment en pointant le fait que « les régionalismes demeurent vigoureux » au Moyen Âge. Le débat entre historiens sur le « sentiment national » est complexe et reste vif, mais le but de L’Express semble bien de montrer cette continuité entre Mérovingiens et Capétiens (puis Valois et Bourbons), une continuité « logique » puisque la France avait un destin. En ce qui concerne la fin choisie par l’hebdomadaire, Napoléon III, c’est en revanche un peu moins clair. Est-ce à dire que les Républiques n’ont pas fait la France (la Révolution est d’ailleurs quasiment invisible dans le numéro) ? Où seul compte le territoire et le moment où il a atteint ses frontières hexagonales « parfaites » ?
Le reste de la couverture donne également quelques indices sur les angles choisis : le tableau du mariage de Louis XIV avec Marie-Thérèse d’Autriche (Charles Le Brun) pointe l’importance centrale des souverains, et du plus « absolu » d’entre eux en tête ; les sous-titres nous renseignent sur le choix des régions pour présenter comment la France s’est construite, mais aussi le rôle des « grandes figures », dans le cadre d’une « épopée » faite de « conquêtes, [de mariages, d’intrigues et de traités] ». Tous les aspects d’un certain roman national.
Le destin et l’épopée d’une France qui a du génie, selon Christophe Barbier
L’éditorial de Christophe Barbier est plus parlant encore. Petit détail amusant pour commencer, les deux petites fleurs de lys qui encadrent une citation « Une identité insaisissable et qui se dissimule ». Le titre ensuite, « Le pays qui s’appelle épopée ». On reconnaît bien là le style lyrique de l’éditorialiste, mais surtout l’envie de raconter une histoire, peut-être plus que l’histoire de la France. Pour lui « la France s’est fait un destin », elle est « d’âme et de couleur » (une « âme de la France » chère à Max Gallo), même si son histoire s’est écrite « en lettres de sang ». Heureusement, la France est un pays qui a du « génie », un « peuple qui toujours se relève quand on le croit défait ».
Pourtant, on cherche en vain le peuple dans ce numéro de L’Express… Pour Barbier, ce sont surtout les « artistes qui ont enluminé les villes et les mémoires », et les « politiques qui savent parfois hisser une nation au-dessus de son destin ». La France est bien entendu aussi « une idée », « un corpus de valeurs », une nation qui « ignore les origines des citoyens pour les faire siens s’ils adhèrent à la charte mystérieuse de la communauté nationale, c’est ainsi qu’elle décrète « bouts de France » les territoires les plus éloignés sur la planète ». Une vision quelque peu idyllique des relations de la France avec son outremer, une « région » d’ailleurs réduite en deux pages à « de précieux comptoirs commerciaux ». Guère étonnant quand on a lu le numéro spécial de L’Express consacré à la colonisation (L’Express, Grand Format, n°4, décembre 2012, dont nous parlons dans Les historiens de garde, p 219). Barbier termine en beauté, avec les « gênes » de cette France à la fois « fragile » et « indestructible ». Ce pourtant court éditorial se pose comme l’exemple parfait d’une certaine vision, non seulement de l’histoire de France (« la plus fabuleuse des épopées humaines »), mais de la France comme elle est, ou devrait être, dans l’esprit des historiens de garde.
« Le roman de l’Hexagone »
La double page qui ouvre le dossier prolonge l’édito de Barbier. Son titre, « le roman de l’Hexagone » parle de lui-même. Le choix du tableau de Delacroix représentant la bataille de Taillebourg, opposant Louis IX à Henri III, concentre les aspects principaux du roman national : épopée guerrière et grand homme. Le texte de même : « La France n’est pas née en un jour ! Il en a fallu des complots, des trahisons, des batailles – et des mariages – pour que l’Hexagone prenne forme », une « histoire à rebondissements, avec des héros nommés Philippe-Auguste, Saint-Louis, Louis XI, Vauban […], des ennemis héréditaires (sic), des frontières mouvantes […] ». Un hexagone « idéal », une « construction millénaire, région après région, charpentée de ténacité et de courage […] ». Comme si la construction de la France actuelle avait été un projet mûrement réfléchi et mis en place par les souverains successifs, malgré l’adversité. Les deux auteurs (Philippe Bidalon et Mylène Sultan) enfoncent le clou en affirmant que la France du XXIe siècle est « l’aboutissement d’une vision ancienne, ancrée sur la volonté irréductible de faire vivre la Nation ». Parler de nation sans dire un mot, ou si peu, sur la Révolution et la République semble assez étonnant.
Le reste du numéro, outre les bons articles déjà évoqués, comporte quelques choix confirmant l’angle du roman national. Nous l’avons dit, la présentation de « grandes figures », mais on a le droit également à de surprenantes expressions comme « la quintessence de la France » au sujet de la Bourgogne ! Cet esprit français qui serait celui de l’art de vivre, « du bien-boire et du bien-manger »…Quant à la Corse, elle est présentée comme une « amante irascible »…
Ce numéro de L’Express est donc à double fond. S’il est composé de nombre d’articles intéressants pris individuellement (notamment pour trouver des idées de vacances autour de l’histoire), il est construit et présenté par la rédaction de l’hebdomadaire comme le modèle type du roman national : une histoire de France, « roman » de la construction d’un hexagone qui semble avoir « toujours été là », pour reprendre l’expression de Suzanne Citron, et fait de l’épopée de grands hommes, qui avaient une vision de cet idéal de territoire quand ils ont conquis peu à peu chaque pièce du puzzle. Le choix « d’oublier » la Révolution et le XXe siècle n’est certainement pas anodin non plus.
Même s’il est moins beau pour les yeux, on lui préfèrera « L’Atlas de la France » du magazine L’Histoire qui, s’il montre lui aussi la construction de la France (et pas seulement jusqu’au Second Empire), est bien loin de la vision téléologique de L’Express. Comme le dit Joël Cornette, « la France n’avait rien d’inévitable ».
Christophe Naudin
Note final : Remarquons au passage que Christophe Barbier et la rédaction de l’Express ont accueilli plusieurs fois dans leurs colonnes Dimitri Casali. Il a ainsi dirigé le numéro hors série consacré aux colonies françaises et sobrement intitulé « Quand la France rayonnait dans le Monde. » (voir plus haut). Il a aussi coécrit dans la collection « L’Express poche » Les grands héros de l’histoire de France, dont le sur-titre « Politiciens – artistes – inventeurs » indique clairement que les seuls « grands » sont dignes d’intérêt.
Dans le chapitre V des Historiens de Garde, nous avions évoqué les adaptation du roman national pour le petit et le grand écran, à travers notamment les figures de Stellio Lorenzi et de Sacha Guitry. Pour les lectrices et les lecteurs souhaitant en savoir plus, nous renvoyons à deux articles où ils pourront trouver des analyses mais aussi des extraits des oeuvres en question :
Les médias fabriquent souvent des polémiques à partir de rien, et particulièrement quand il s’agit d’histoire. Parmi elles, l’emplacement d’Alésia. Alors que la majorité des spécialistes d’histoire gauloise et romaine situent le lieu de la défaite de Vercingétorix en Bourgogne, les médias ont choisi de donner un éclairage particulier à la thèse de Danielle Porte qui affirme que la bataille se serait déroulée dans le Jura. La récente sortie d’une biographie de Vercingétorix par la latiniste (Vercingétorix, celui qui fit trembler César, éditions Ellipses) est l’occasion de revenir sur cette querelle autour de l’emplacement d’Alésia, et sur l’image de Vercingétorix comme personnage de l’histoire de France. Il ne s’agit pas ici de trancher le débat, mais de montrer en quoi il n’a rien d’anodin. Car au-delà d’une polémique médiatique, les enjeux sont également économiques et politiques.
Sans entrer dans les détails, il faut tout de même résumer cette « nouvelle bataille d’Alésia », comme la nomme le site Herodote.net. C’est depuis Napoléon III que l’emplacement de l’oppidum qui a vu la défaite de Vercingétorix est situé par les historiens à Alise Sainte-Reine, en Bourgogne. Ce n’est qu’en 1962 que la thèse de cet emplacement est sérieusement contestée, par un archéologue, André Berthier, qui s’appuie sur les textes (en fait uniquement La Guerre des Gaules, de César) qu’il croise avec des cartes d’état-major. Pour lui, Alésia se serait déroulée dans le Jura, près de Chaux-des-Crotenay. Il entame alors des fouilles (avec le soutien de Malraux), qu’il ne peut achever. La polémique est finalement relancée quarante ans plus tard, et particulièrement en 2008, à l’occasion de l’annonce de la création du MuséoParc à Alise Sainte-Reine. L’une des premières réactions est le livre de Franck Ferrand, L’histoire interdite. Révélations sur l’histoire de France (Tallandier, 2008), qui défend la théorie de Berthier, reprise en 2004 par Danielle Porte (L’imposture Alésia, Liralésia). Friands des polémiques autour de l’histoire et de ses « mystères », les médias s’emparent du sujet, et notamment Canal Plus, qui diffuse le 12 décembre 2008 un documentaire, « Alésia, la bataille continue ». Cette émission provoque la colère des historiens et archéologues travaillant sur le MuséoParc, parmi lesquels Michel Reddé (EPHE) et Christian Goudineau (Collège de France), qui dénoncent la « désinformation » de ce documentaire « partial et incomplet ». C’est toutefois l’occasion de répondre concrètement à Danielle Porte et aux partisans du Jura, en montrant les indices et les traces qui, selon eux, prouvent qu’Alésia s’est bien déroulée à Alise Sainte-Reine. Cela n’éteint pas pour autant la polémique, relancée en 2009 par Ferrand (qui s’est aussi senti visé par les critiques des historiens représentant cette « institution » qu’il abhorre tant), puis en 2012 quand un architecte et polémologue, François Chambon, prétend prouver grâce à des photographies aériennes (la technologie LIDAR, qui serait d’origine militaire…) que le site d’Alésia serait bien dans le Jura. Cette fois, c’est le spécialiste de l’armée romaine Yann Le Bohec qui réfute l’argument de Chambon et des partisans de Chaux-des-Crotenay, qui réclament en vain de nouvelles fouilles sur place. Le débat n’est pas clos aujourd’hui, alors que le MuséoParc a bien ouvert à Alise Sainte-Reine et qu’il connaît un grand succès.
Une querelle stérile et sans enjeux ?
Tout ceci pourrait passer pour une banale querelle d’historiens et on peut même se demander s’il est si important de connaître l’emplacement exact de cette bataille, dont l’existence et l’issue, rassurons-nous, ne sont, elles, pas contestées.
Pourtant, les enjeux sont majeurs à plusieurs niveaux. L’histoire de « nos ancêtres les Gaulois » a toujours passionné historiens et politiques soucieux de trouver les « origines de la France ». Nous renvoyons pour un développement précis et détaillé à l’ouvrage du même nom de Sylvain Venayre. La bataille d’Alésia a également été vue comme « une défaite fondatrice » ; elle faisait d’ailleurs partie des choix possibles pour marquer le début de l’histoire de France, dans le cadre de la controversée Maison de l’histoire de France. Ce n’est donc pas un hasard si l’ancien Premier ministre, François Fillon, dont le président et le gouvernement ont tant usé de l’histoire à des fins politiques, a pu voir en Alésia une « légende », une de ces « défaites fondatrices » qui aurait permis à la « France » (sic) de se rassembler. A l’instar de Jean-François Kahn dans son récentL’invention des Français. Du temps de nos folies gauloises, F. Fillon va même jusqu’à affirmer : « il me plaît de penser que nous sommes tous un peu gaulois : indisciplinés, téméraires, capables de vouloir l’impossible et d’y arriver pourtant » (discours à l’occasion de l’inauguration du MuséoParc, le 22 mars 2012). Mais François Fillon n’est pas le seul homme politique récent à utiliser la référence gauloise, loin s’en faut. C’est une habitude partagée par la droite et la gauche, dont l’un des exemples les plus flagrants est le rapport très intime (il a voulu s’y faire enterrer) de l’ancien Président de la République, François Mitterrand, avec Bibracte, l’oppidum éduen où Vercingétorix aurait uni les tribus gauloises, et où Jules César aurait rédigé sa Guerre des Gaules…
La querelle sur l’emplacement cache d’autres choses encore. Bien entendu, des enjeux économiques. Le succès du Puy-du-Fou a probablement donné des idées à beaucoup (notamment à ceux qui militent pour un « Parc Napoléon » à Montereau…), et l’État tout comme les collectivités locales ont investi des dizaines de millions d’euros dans le MuséoParc. À l’inverse, ce n’est pas un hasard si Danielle Porte a trouvé du soutien chez les élus locaux dans le Jura…
Pourtant, c’est probablement à la figure de Vercingétorix, et à son image de « grand vaincu » qu’il faut s’arrêter pour expliquer l’importance de la polémique, et surtout les raisons de la thèse défendue par Danielle Porte. Sa biographie sur le chef gaulois est pour cela très éclairante. La défaite d’Alésia semble être pour la latiniste une tâche qu’il s’agirait d’effacer. Comment un chef si habile pendant une grande part de la campagne aurait-il pu se laisser aussi facilement piéger sur un site comme Alise Sainte-Reine ? Implicitement, comment la France pourrait-elle être née d’une défaite ? Réhabiliter Vercingétorix, Danielle Porte ne s’en cache pas, et se livre à de curieux raccourcis pour quelqu’un prétendant accomplir un travail d’historien. En effet, elle présente l’Arverne comme celui qui aurait donné « un socle idéologique au beau pays de France » (p 372), et va plus loin encore en faisant de lui le créateur de la nation française : « qu’on le veuille ou non, Vercingétorix fut bel et bien le créateur de la nation française, en ce que, tout le premier, il rassembla autour d’une seule idée, la Liberté, les forces vives de quarante-deux tribus » (p 372) ! Devançant les critiques, et à l’image des historiens de garde comme Ferrand (à qui elle dédicace son livre), la latiniste fustige l’historiographie actuelle, qui se complairait dans une « hypercritique [qui finirait] par nous faire douter que César fût même allé en Gaule pour vaincre cet inconnu » (p 7) Des historiens officiels dont la mode serait au déboulonnage des héros, au profit des « anti-héros » (p 373)…
La polémique sur l’emplacement d’Alésia dépasse donc largement la querelle d’historiens. Elle engage une véritable vision de la France et de ses origines, et se pose comme un exemple de l’usage public et politique, mais aussi économique, de l’histoire. Elle est également symptomatique du rôle des médias dans l’approche de l’histoire pour le grand public. Comme le montre Jean-Paul Demoule, ils vont s’intéresser à un débat historien s’il est simple et binaire, opposant des amateurs passionnés (ou présentés comme tels) à des scientifiques représentant une pensée « officielle » fantasmée. Peu importe les faits, seul l’affrontement compte, et les médias ont bien souvent choisi leur camp à l’avance.
Christophe Naudin
Bibliographie et sources internet :
D. Porte, Vercingétorix, celui qui fit trembler César, Ellipses, 2013
D. Porte, L’imposture Alésia, Liralésia, 2004.
F. Ferrand, L’histoire interdite. Révélations sur l’histoire de France, Tallandier, 2008.
M. Reddé, Alésia : l’archéologie face à l’imaginaire, Errance, 2003.
Y. Le Bohec, Alésia. 52 avant J.C., Tallandier, 2012.
J-P. Demoule, On a retrouvé l’histoire de France. Comment l’archéologie raconte notre passé, Robert Laffont, 2012.
S. Venayre, Les origines de la France. Quand les historiens racontaient la nation, Seuil, 2013.
C’est avec plaisir que nous avons débattu, à l’invitation de la librairie l’Atelier, avec Philippe Joutard, auteur de Histoire et mémoires, conflits et alliance.
L’opposition entre Histoire et mémoire(s) semble a priori totale. D’un côté, un rapport objectif avec le passé, appuyé sur une démarche scientifique, et de l’autre, un lien subjectif avec le passé, basé sur l’émotion. L’immense intérêt du livre de Philippe Joutard est de dépasser ce clivage simpliste. Oui, les mémoires, lorsqu’elles sont ignorées, étouffées par un récit dominant, gagnent tout à se faire histoire et les historiens ont tout intérêt à écouter ces récits qui pourront leur apprendre beaucoup. C’est ainsi que Philippe Joutard a consacré une partie de sa carrière à étudier les récits oraux tournant autour de la révolte des camisards.
Reste à savoir si les ouvrages des historiens de garde et, plus largement, le roman national relèvent de la mémoire et de l’Histoire, C’est ce dont nous avons débattu, entre autres choses, lors de notre rencontre. Nos analyses, malgré quelques divergences, se sont rejointes sur plusieurs points.
— le roman national est une mémoire, mais imposé « d’en haut ». Cela est particulièrement vrai en France où le récit national a été très tôt une chasse gardée de l’État (monarchique puis républicain)
— les travaux des historiens de garde participent de ce mouvement. Néanmoins s’ajoute à cela une dimension commerciale. Il ne s’agit plus seulement de promouvoir le nationalisme, ni de proposer un récit unificateur, mais de créer un sentiment de nostalgie (« c’était mieux avant ») pour mieux vendre de l’image d’Épinal.
Nous remercions les nombreuses personnes (une trentaine) venues débattre avec nous et la librairie l’Atelier pour l’excellent accueil (suivi d’un excellent buffet).
Au passage, nous réaffirmons notre soutien aux libraires de quartier qui permettent encore aux lecteurs de rencontrer des auteurs et d’avoir accès et des livres alternatifs et critiques. Nombreuses ont été celles qui nous ont ouvert leurs portes, à la différence de la grande distribution (Fnac, Virgin) qui n’ouvre ses portes qu’au Best Sellers dont font malheureusement partie les ouvrages des historiens de garde.
PS : merci à Natacha de l’Atelier pour son accueil et à Alain Frappier pour la vidéo.
Avant la grande relâche de l’été, profitez du mois de juin pour venir aux prochains rendez-vous des Historiens de garde.
le 6 juin à 19 heures, venez débattre avec les auteurs des Historiens de garde à la librairie Chroniques, 8 rue Guichard, 94230 Cachan (RER Arcueil-Cachan).
le 18 juin à 19 heures, vendez débattre avec les auteurs à la mairie du 2e arrondissement, 8 rue de la Banque, 75002 Paris (Métro Bourse).
Voilà l’extrait complet de l’émission Média le Mag’ du 19 mai 2013 :
L’inégalité du dispositif, que ce soit en temps de parole ou en présence sur le plateau (Aurore Chéry n’a pas pu porter la contradiction directement sur le plateau) est flagrante, tout comme la promotion déguisée de Stéphane Bern et de Franck Ferrand par l’équipe de Média le mag’ (rappelons que Bern et Ferrand ont chacun une émission sur France télévisions).
Franck Ferrand et Molière :
Nous avons également reçu un mail fort intéressant quant à la théorie selon laquelle les pièces de Molière auraient été écrites par Corneille. Elle a été maintes fois démontée par de nombreux spécialistes de la question. Voir par exemple cette mise au point de Georges Forestier, professeur à Paris IV.
Si Franck Ferrand s’acharne à défendre une pareille théorie, c’est qu’elle lui permet d’adopter la posture de l’homme solitaire opposé à l’institution (ici, l’université), rôle qui attire le chaland et fait vendre, surtout si l’on prétend en plus dévoiler une vérité cachée (par la susdite institution, bien sûr).
Après le grand numéro de journalisme chien de garde offert par Maïtena Biraben à Lorànt Deutsch sur Canal Plus (Le Supplément du 14 avril dernier), l’annonce de la venue de Franck Ferrand et Stéphane Bern sur le plateau de l’émission Médias Le Magazine (France 5) ne pouvait pas laisser indifférent.
Deux des plus populaires historiens de garde, sur la chaîne qui avait diffusé la version télévisée du Métronome, il y avait de quoi s’attendre à un grand moment de désinformation. Pourtant, même si l’exercice fut avant tout promotionnel, l’intervention de l’historienne Isabelle Veyrat-Masson a apporté un brin de contradiction aux deux animateurs, qui n’en avaient pas vraiment l’habitude.
Bern et Ferrand étaient invités pour parler de leurs émissions à succès diffusées sur le service public : Secrets d’histoire et L’ombre d’un doute. La première partie du sujet s’est concentrée sur leur vision de l’histoire et de sa diffusion médiatique. Premier point intéressant, les deux historiens de garde ont avoué leur proximité (ils se connaissent depuis vingt ans et échangent sur leurs travaux) et leur complémentarité (« complice et solidaires comme les doigts de la même main », dixit Bern). Deuxième point, ils ont totalement assumé leur façon d’aborder l’histoire, confirmant ce que nous disons dans notre ouvrage : Bern « raconte des histoires » tout en s’appuyant sur des interventions d’historiens, qui n’auraient aucune audience sans lui ; Ferrand défend des travaux d’historiens rejetés par l’institution, et révèle des vérités historiques, qu’il oppose à « la thèse officielle » ! Les deux s’appuyant sur leur succès d’audience pour valider la qualité de leurs émissions.
Le moment le plus intéressant fut cependant la partie consacrée à notre critique, et l’intervention d’Isabelle Veyrat-Masson. Précision loin d’être anecdotique : nous avions droit à 45 secondes de parole, contre une quinzaine de minutes pour les historiens de garde. Confirmation, après l’épisode Le Supplément de l’inégalité de traitement. L’introduction de Thomas Hugues, présentant notre démarche comme « pas sympa » donna le ton. La réponse de Ferrand eut le mérite de la clarté au sujet du roman national : « j’assume cette dimension de la belle légende qu’il faut mettre en valeur qui permet à tout le monde de se retrouver ; ça fait aussi partie des missions de l’histoire d’offrir des valeurs communes aux gens ». Mieux, il se présenta comme « celui qui affronte la communauté historienne et apporte de nouveaux éclairages », employant au passage le fameux terme si cher à Lorànt Deutsch, « éclairage ». Bern, de son côté, revendiqua une fois de plus son statut de « raconteur d’histoires », tout en étant le relais des « grands historiens ». La réaction d’Isabelle Veyrat-Masson est à noter, et même à saluer, malgré le peu de temps qu’elle a eu. L’historienne spécialiste de la médiatisation de l’histoire a tout d’abord fait le parallèle entre les deux animateurs et l’émission « La caméra explore le temps », insistant sur le jeu de rôle entre Castelot et Decaux sur leurs soi-disant différends, provoquant le désaccord de Ferrand. Elle parla même de « scénarisation ». Elle critiqua ensuite l’approche de Bern, centrée sur les grands hommes, et oubliant « l’histoire des pauvres ». Bern et son « chromosome populaire » (sic) répondit alors « qu’à travers les grands hommes, on raconte une époque », mais surtout qu’il faut effectivement « scénariser » et « être didactique », pour « ramener les Français à leur histoire [pour] les rassembler ». Isabelle Veyrat-Masson enfonça le clou, opposant « l’envie d’y croire » de Bern, et « l’anti-mythe » que serait l’histoire. Et Ferrand de rebondir par une critique de l’histoire scolaire, « dématérialisée », « désincarnée », Bern revendiquant le fait qu’il remettait au cœur les « trois passions humaines : le sexe, le pouvoir et l’argent »…
Cette émission s’est donc avérée bien plus intéressante que l’opération contre-attaque et brosse à reluire offerte par Canal Plus à Lorànt Deutsch. Alors que ce dernier a essentiellement déroulé son discours mensonger habituel à notre endroit, se revendiquant tout de même historien, l’émission de France 5 a permis de valider dans le détail ce que nous disons dans le livre sur la façon avec laquelle Bern et Ferrand estiment qu’il faut transmettre l’histoire, et la mission (le terme est employé) de celle-ci dans les médias et plus largement la société. Même si nous avons eu droit avant tout à une opération de promo, et que notre travail a été grossièrement résumé, les propos d’Isabelle Veyrat-Masson ont permis, peut-être pour la première fois, d’apporter un début de contradiction à deux des plus médiatiques historiens de garde. On ne va donc pas faire la fine bouche…
Le samedi 20 avril à la librairie Points Commun de Villejuif, rendez-vous à la librairie au 66, rue Jean Jaurès à partir de 19h30 pour une rencontre/débat/dédicace.
À la publication du Métronome de Lorànt Deutsch, les médias saluent unanimement le travail d’un passionné d’histoire sachant se mettre au niveau du public. Le comédien, porté par son aura populaire, est ainsi intronisé comme une véritable autorité historienne à l’image de toute une lignée d’historiens médiatiques, comme Alain Decaux.
Pourtant, l’approche de Deutsch est truffée d’erreurs qui n’ont rien d’anodin : apologie de la monarchie, nostalgie d’un passé fantasmé, révolutions réduites à des instants de terrorisme sanglant, etc. Elles participent du retour en force de récits orientés, portés, entre autres, par des politiques comme Patrick Buisson (ancien directeur de Minute, directeur de la chaîne Histoire et ex-conseiller politique de Nicolas Sarkozy), qui a travaillé à la publication du Paris de Céline avec le comédien et est très impliqué dans cette réécriture constante de l’histoire.
Les auteurs s’inquiètent ici du réveil de cette histoire nationale dont Lorànt Deutsch est le poste avancé. Nationale, car il n’y est question que de la France au sens le plus étroit du terme. Nationale, car l’histoire n’y est envisagée que comme un support au patriotisme le plus rétrograde. Alors que les sciences historiques ne cessent de s’ouvrir à des horizons plus larges, cet essai tire la sonnette d’alarme contre le repli identitaire de ces historiens, fruit d’une inquiétude face au passé qu’eux seuls n’arrivent pas à assumer.
Préface de Nicolas Offenstadt.
William Blanc est doctorant en histoire médiévale et contribue au site goliards.fr ; Aurore Chéry est doctorante en histoire et spécialiste du XVIIIe siècle ; Christophe Naudin enseigne l’histoire-géographie et contribue au site histoire-pour-tous.fr. Nicolas Offenstadt est maître de conférences à l’université Paris I.