Franck Ferrand, les gardes suisses et la légende noire
Ci-joint le texte qu’Alain-Jacques Czouz-Tornare, spécialiste du 10 août 1792, nous a envoyé suite à la dernière émission de Franck Ferrand consacrée au Louvre. S’il proteste contre un nouvel étalage de la légende noire de la Révolution dans L’ombre d’un doute, vous verrez qu’il n’est pas tendre non plus avec les révolutionnaires. Il nous livre là en somme un travail critique d’historien1.
Franck Ferrand, les gardes suisses et la légende noire
La télévision de service public donne l’impression d’être farouchement contre-révolutionnaire. Le lundi 25 mars sur France 3, L’Ombre d’un doute m’en a ôté un sur l’impartialité de Franck Ferrand, œuvrant ici à nous ouvrir les yeux et les portes du Louvre, même s’il a surtout été question des Tuileries. Plusieurs points méritent commentaires mais je m’en tiendrai à ceux pour lesquels j’ai compétence à m’exprimer. Il nous a ressorti la vision traditionnelle du massacre des Gardes suisses le 10 août 1792, sans tenir aucun compte des recherches récentes.
Lors de la journée du 20 juin 1792, les Suisses ne sont pas débordés comme le prétend le reportage. Sérieusement affaibli, le régiment des Gardes-Suisses, fidèle à l’Etat de droit, ne peut être engagé dans les luttes des factions pour le pouvoir. Dans la mesure où Louis XVI joue la carte du légalisme apparent, les Suisses doivent s’aligner sur ce comportement. Ainsi, contre toute attente, le régiment des Gardes-Suisses n’est donc pas impliqué directement dans la fuite du roi à Varennes un an auparavant jour pour jour. Servant la Nation, la Loi et le Roi, dans le cadre légal que lui-même a officiellement approuvé, gardiens des demeures royales et des lieux de pouvoir en province, ils assistent l’arme au pied, en spectateurs privilégiés, aux journées d’octobre 1789, du 18 avril 1791 (lors du départ avorté du roi pour Saint-Cloud, les Gardes-Suisses, rangés en haie vis-à-vis de la porte du Carrousel, se font insulter par le peuple sans broncher) ou à celle du 20 juin 1792, attendant pour agir les réquisitions des autorités constituées. Après que Louis XVI ait renvoyé les ministres girondins coupable à ses yeux d’avoir appelé les 20 000 Fédérés à Paris pour la commémoration du 14 juillet et refusé de sanctionner le décret instituant le camp de Paris où ils doivent se réunir ainsi que le décret ordonnant la déportation des prêtres réfractaires, tout espoir de négociation est abandonné. Les manifestants envahissent les Tuileries sans rencontrer la moindre résistance de la part de la garde nationale pourtant renforcée à cette occasion. La Garde suisse laissée sans ordre n’est d’aucune utilité pour la famille royale lors de l’humiliante journée du 20 juin, perçue comme une sorte de répétition générale de la journée du 10 août. Du côté révolutionnaire, il est plus que temps d’en finir par la force, la manifestation pacifique du 20 juin n’ayant rien donné, faute d’avoir dégénérée en bain de sang.
Le piège se referme sur les Suisses
Le 10 août 1792, le régiment des Gardes-Suisses assume la mission impossible de défendre les Tuileries, lors d’une sorte de baroud d’honneur de la royauté. Ce sera le plus grand tournant de la Révolution française. Rares sont les Français qui connaissent le rôle exact joué par la Suisse et les Suisses dans cette histoire. Et pour cause : il n’en ressort rien de bien valorisant et flatteur pour les protagonistes français de cette journée à nulle autre pareil. Louis XVI s’est caché derrière ses habits rouges tel un torero figé derrière sa muleta, attisant l’animosité de ses ennemis. On devine aisément la suite et l’issue de cet affrontement !
La présence des Suisses à Paris gêne, en apparence, Danton et ses amis, mais sert en réalité les républicains qui transforment l’obstacle en atout. Le maintien de soldats étrangers au cœur de la capitale de la France révolutionnaire, en butte à une invasion, trahit le désir secret du roi de voir son prochain rétablissement par la force des armées étrangères. Ils symbolisent, ils matérialisent de l’intérieur ces étrangers menaçant le pays d’une subversion militaire. Comme ce fut déjà le cas avec le coup d’état jacobin en Provence, les Suisses par leur présence, encore plus que par leur attitude supposée, légitiment par avance la seconde révolution. Terrible constat qu’il faut bien établir après l’étude de la participation suisse aux événements de la Révolution française : qu’ils se trouvent à Marseille, Rouen, Brest ou Paris, les Suisses contribuent moins à renforcer le pouvoir qu’ils sont censés défendre qu’à mobiliser les révolutionnaires contre lui. Paradoxalement, la présence du régiment des Gardes suisses va être grandement utile aux révolutionnaires les plus avancés en leur fournissant un prétexte sur mesure à leur action. Pour mobiliser le peuple et le faire triompher de manière éclatante, il faut vaincre un maximum d’adversaires de taille. Pour qu’une animation révolutionnaire soit réussie, c’est-à-dire qu’elle échappe au schéma de la simple émotion populaire au profit du grand chambardement, il faut à l’élément revendicatif un puissant réactif. De part et d’autre, l’on attise les tensions et l’on invente les Suisses qui n’existent pas en assez grand nombre, puisque l’on suppose les anciens gardes du corps habillés en gardes et que les journalistes royalistes décrivent les Tuileries transformées en une forteresse inexpugnable remplie de fidèles monarchistes prêts à prendre les révolutionnaires à revers. Pour le révolutionnaire de 1792, le soldat suisse c’est comme du pain bénit car le dernier défenseur du Trône représente l’ennemi idéal : suffisamment menaçant pour que le peuple se sente en danger, loin de lui en imposer, il l’encourage à réagir avec une extrême vigueur contre le roi. La présence suisse aux Tuileries, va permettre de légitimer ce que les Jacobins présentent comme un sursaut révolutionnaire face à la nouvelle « Saint-Barthélemy », qui se trame à leur égard.
Le piège se referme sur le plus beau régiment suisse au service de France. Pour légitimer le renversement du roi des Français, il faut y mettre les formes. D’abord parlementaires, mais les choses trainent en longueur et le temps presse avec des ennemis extérieurs qui s’enfoncent toujours plus dans le territoire français. Il ne faut à aucun prix laisser apparaître le débonnaire Louis XVI comme une innocente victime de la vindicte populaire, mais faire de l’événement un sursaut salutaire de la Nation. Les Suisses vont puissamment contribuer à leurs corps défendant (au propre comme au figuré) à étayer cette manière de procéder et offrir à l’histoire, tout comme le 14 juillet 1789 lorsqu’ils ont défendu la Bastille, une journée révolutionnaire spectaculaire et irréversible. L’autorité municipale est en droit de refuser la venue en renfort de 600 Gardes suisses au cœur de Paris, puisque ceux-ci ne peuvent intervenir que sur réquisition de la Municipalité. Les républicains vont piéger dans Paris un régiment suisse bien démuni, pour pouvoir détrôner le roi Louis XVI et instaurer la République. Tout est en place pour la grande scène révolutionnaire du 10 et cela sent visiblement la fin. Et l’on connaît la suite.
Les pertes subies : entre mythe et réalité
Fanck Ferrand laisse dire par Jean-Christian Petitfils, l’auteur de Louis XVI (Perrin, 2005), que plus de 600 Suisses ont été massacré ce jour là. C’est ce que prétend et répète à satiété l’historiographie hostile à la Révolution et soucieuse de lui imputer un horrible massacre, oubliant au passage de préciser que Louis XVI, en ordonnant aux Suisses de rendre les armes en plein combat les envoya à une mort certaine. Dans le rapport envoyé à Zurich, le 12 novembre 1792, à la suite d’une demande officielle de la Diète d’Aarau le 20 septembre, Louis-Auguste Augustin d’Affry, l’Administrateur des troupes suisses et colonel de la garde, , tout en reconnaissant le caractère « approximatif » de ses calculs, estime à 300 le nombre des victimes du 10 août et du 2 septembre sans compter 175 hommes « dont on ignore le sort ». Une fois déduits les 300 hommes du détachement de Normandie qu’il considère au « complet lors de son licenciement » et les 375 Gardes qui ont pu légalement regagner la Suisse, munis d’un passeport, restent 300 « sous-officiers et soldats, qui se sont engagés dans l’armée française ou qui veulent rester en France à titre de citoyen », chiffre qu’il porte même à 350, le 22 novembre. Si l’on en croit l’ancien administrateur des troupes suisses, il y aurait donc eu pas moins de 1025 Gardes-Suisses ayant survécu au dix août et aux massacres de septembre. Or, il faut ajouter au nombre des soldats sauvés une partie difficilement quantifiable des 175 disparus, parmi lesquels figurent ces soldats, sous-officiers et officiers qui sont effectivement parvenus à regagner clandestinement la Suisse, comme l’atteste leurs propres témoignages ultérieurs. Si l’on s’en tient au chiffre des pertes que le Colonel général des Suisses communique à Zurich le 22 novembre 1792 : 300 hommes tués (y compris les massacres de septembre) et 175 disparus, ce chiffre s’apparente alors fortement à celui des pertes subis par les insurgés: 376 tués et blessés le 10 août. Si l’on replace le chiffre des pertes sur le long terme, on se rend compte que le régiment des Gardes-Suisses a perdu à Fontenoy également 300 hommes tués ou blessés, de même que les régiments suisses Bettens et Diesbach. Quant au régiment du Prince-Evêque de Bâle, entré à Rochefort le 12 juin 1780, il fut décimé peu de jours après son arrivée par le paludisme et la fièvre typhoïde, à tel point qu’au printemps 1781, le régiment d’Eptingen avait perdu 412 officiers, bas-officiers et soldats.
Le Dix août est une révolution en soit. L’événement refondateur marquant la chute de la monarchie en France est une des pages les plus douloureuses de l’histoire des relations franco-suisses. Le 10 août 1792 est le drame de ceux qui ne devaient pas se trouver là mais qui, en retour, ont donné à cette journée cette dimension d’irrémédiable rupture. Après le 10 août, les Suisses quittent la scène et désormais il n’y eut plus en France révolutionnaire de journée aussi spectaculaires et sanglantes faute d’ennemis aussi francs et massifs, en dehors des Trois Glorieuses en juillet 1830 où ce sont à nouveaux les défenseurs suisses des Tuileries qui s’illustrent. Mais de ceux-là il n’est nullement question dans l’émission de Franck Ferrand qui saute à pieds joint du premier au second Empire. On en est plus, me direz-vous, à cela prêt.
Alain-Jacques Czouz-Tornare
Voir ma Révolution française pour les Nuls (First, 2009) et mon 10 août 1792. Les Tuileries. L’été tragique des relations franco-suisses (Le Savoir Suisse, 2012)
Mercredi 29 mai 2013, je donnerai une conférence à la mairie du 1er arrondissement de Paris à 18 heures sur précisément le thème des Gardes-Suisses aux Tuileries, le 10 août 1792.
- Les passages en gras sont de notre fait. ↩
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