Jean-François Kahn, historien de garde
Jean-François Kahn écrit beaucoup, et, entre sept autres livres depuis début 2011, un nombre incroyable de chroniques, d’apparition à la télé, d’autopromotion, il a réussi à découvrir l’origine de la France et des Français dans un livre épais L’invention des Français. C’est du moins, ce qu’il prétend. Parmi ses propositions, retenons-en plusieurs, et tout d’abord celle-ci. Les Français existent depuis l’âge des mégalithes ! Son raisonnement laisse pantois :
Dans les tumulus funéraires que recouvrent les dolmens, on a découvert toutes sortes d’objets domestiques et de bijoux dont les défunts friqués exigeaient qu’on garnît leurs bagages lors de leur voyage pour l’au-delà. Jamais sans mes boutons de manchettes et mon bol à soupe ! Or, qu’y a-t-il de plus français que ces bracelets, que ces colliers qui feraient aujourd’hui fureur dans les boutiques boboïsantes de Saint-Paul-de-Vence ou de L’Isle-sur-la-Sorgue ?1.
Vous avez compris. Lorsque vous trouvez des bracelets sur un corps néolithique, c’est forcément un Français, car le Français aime la mode, donc les bijoux !
On reste sidéré qu’un tel sophisme puisse passer pour un argument historique alors qu’il suffit de regarder une tombe égyptienne pour s’apercevoir qu’il existe des sites funéraires avec des bijoux un peu partout dans le monde. Mais évidemment, JFK ne s’arrête pas là. Les Gaulois, devenus français, auraient été à l’origine de :
- la première révolte universaliste l’an 68 (ce qui lui permet de faire un parallèle plutôt douteux avec mai 1968) mené par Vindex contre le pouvoir de Néron, incarnant le « boboïsme d’une élite soixante-huitarde libertaire et qui témoigne d’une obsession de la déviance homosexuelle » (p. 36. On notera l’absence de guillemets à « déviance homosexuelle »). Tout en prêtant à Vindex (qu’il compare à Jésus) la volonté de libérer non pas la seule Gaule, « mais le monde » (p. 46), JFK fait à l’opposé de Néron le symbole de la décadence de l’Empire provoqué par une « explosion de permissivité » (page 68), une « révolution culturelle » qui se distingue par son « côté technoparade » (page 69).
- mais aussi de la première tentative de fédération européenne à travers la très vague confédération batave de 69 menée par Civilis (page 121 et 130)2. JFK qualifie cet acte de « prémonitoire ou prophétique » (p. 132) tout en expliquant le plus sérieusement du monde que « la révolution de Civilis déboucha […] sur la première assemblée nationale délibérante des Gaules. » (idem). Notre démocratie serait donc née au milieu du Ier siècle de notre ère.
Des Gaulois inventeurs de la démocratie
Faire de Néron un bobo soixante-huitard dont la décadence se mesurerait à sa « déviance » homosexuelle se passe de commentaire et rappelle surtout les récentes sorties de Serge Dassault lors du débat pour le mariage pour tous3. Quant à cette prétendue révolte universaliste dont les Gaulois seraient les initiateurs, JFK n’avance aucun argument. Pour lui, il suffit que Vindex, un sénateur romain (d’origine aquitaine il est vrai) se réclame de la république pour que JFK en fasse le porte-drapeau des « libertés républicaines » (p. 532), sans jamais se donner la peine de citer sa source. Pourtant, quelques instants de réflexion aurait permis à JFK de comprendre que l’idéal républicain d’un aristocrate du Ier siècle n’a rien à voir avec celui d’un citoyen de la IIIe République et encore moins du XXIe siècle4. Affirmer enfin que l’idée de l’Europe serait d’origine gauloise et aurait été anticipée dès le Ier siècle tient de la mauvaise blague.
En fait, la méthode JFK est simple. Il projette ses préoccupations actuelles sur le passé. Il nage en plein anachronisme, et il l’assume. Pour lui, l’histoire n’est qu’une redite perpétuelle : « Soupçon d’anachronisme ? On constatera que je n’ai pas hésité à passer outre. Au nom de cette conviction […] que l’évolution historique […] est sans cesse rythmée par la répétition d’invariances tendancielles qui s’échinent à sauver leurs structures en les recomposant. » (p. 437).
Parmi ces invariances, évidemment, il y a la France et les Français, qui sont resté les mêmes depuis soit le Néolithique (parce qu’ils portaient des bijoux), soit depuis le Ier siècle et la révolte de Vindex. JFK n’hésite d’ailleurs pas à donner quelques caractéristiques que nous aurions hérité de « nos ancêtres » :
- le goût pour la gastronomie, notamment du vin, des fromages et de la charcuterie (p. 516-517). Celle-ci serait même le fruit naturel des terroirs de France que les Gaulois n’auraient eu qu’à écouter. Pourtant, il suffit de regarder n’importe quel livre consacré à l’histoire de l’alimentation 5 pour comprendre que les goûts culinaires ont sans cesse évolué en fonction des besoins, des ressources et de la position sociale de chacun. Un plat aussi typiquement franchouillard que le gratin dauphinois n’existe pas avant le XIXe siècle (tout simplement parce qu’il nécessite des pommes de terre).
- les départements eux aussi seraient issus des Gaulois : « Quand la Révolution créa les départements, presque naturellement elle retrouva la délimitation des anciennes cités ou tribus gauloises. » (p. 522). La France aurait donc un découpage intérieur « naturel ». Là encore, JFK projette une réalité du présent dans le passé. Les départements sont nés sous la révolution et sont le fruit d’un véritable travail « d’anti-mémoire ». Il s’agissait de casser les vieilles divisions géographiques de l’Ancien régime, avec plus ou moins de succès en fonction des rapports de forces locaux6. Quant aux préfectures et aux sous-préfectures, elles ne correspondent rarement aux anciennes cités gauloises. Vaison-la-Romaine, Riez, Autun, villes d’importance à l’époque romaine, ont été supplantées par Avignon, Digne-les-Bains et Dijon.
- JFK va beaucoup plus loin en écrivant que : « jusqu’au Second Empire, le peuple de France, majoritairement paysan, est constitué à près de 80% de descendants de populations dites « gauloises » » (p. 533), affirmation gratuite et dénuée de preuves. Comment même pourrait-il en exister à moins de définir ce que seraient des caractéristiques génétiques « gauloises », ce qui ne veut rien dire ? Que des historiens comme Amédée Thierry ou Henri Martin aient pu postuler, au XIXe siècle, les mêmes choses passe encore. Mais comment, avec ce que le XXe siècle a pu connaître de dérives racialistes, un individu censé peut-il présupposer une continuité ethnique entre les Gaulois et les Français ?
La forme et le fond
Sur la forme, Jean-François Kahn partage de nombreuses caractéristiques des historiens de garde. Il prétend tout d’abord faire de l’histoire et entretenir l’ambiguïté en affirmant par exemple écrire un « roman vrai » (p. 582).
Il se pose ensuite en rebelle hors système (alors qu’il occupe depuis de nombreuses années le devant de la scène médiatique) en découvrant une vérité qui aurait été occultée depuis des siècles par un vaste complot dont les acteurs seraient les monarchistes, l’Église, les aristocrates, et les nationalistes-républicains. Cette « théorie » est répétée à l’envi dans le livre (p. 46, 132 et 166-171) et est renforcée par l’emploi sur la couverture du sous-titre « L’histoire de France incorrecte » (qui n’est pas sans rappeler Jean Sévillia et Dimitri Casali). Cette vérité occultée, comme nous l’avons vu est bien simple : il y aurait des caractéristiques immuables qui constitueraient le génie français. Ainsi, d’après JFK, les Gaulois, donc les Français, seraient foncièrement démocrates, des rebelles universalistes dans l’âme.
Malgré la pauvreté des preuves avancées et de son argumentation, l’éditorialiste est certain que son message, aussi faux soit-il, passera du simple fait de son audience médiatique. Le livre de JFK a ainsi fait la couverture du Point, qui consacre pas moins de 10 pages, le 21 février 2013, à l’ouvrage sans jamais le soumettre au regard d’un spécialiste de la période. Pour vendre son produit, JFK est également passé sur plusieurs émissions télévisées (et non des moindres), ce qui finit par lui donner une légitimité bien usurpée. Sur France Culture, L’invention des Français, d’emblée, est qualifié de « livre d’histoire », par le présentateur Dominique Souchier7.
En fait, c’est surtout sur le fond que JFK diffère (un peu) des autres historiens de garde qui, pour la plupart, s’inscrivent dans une historiographie réactionnaire que l’on pourrait qualifier, en simplifiant, de roman nation de droite. JFK lui se situe sur l’autre versant, dans une tradition républicaine qui depuis l’abbé Sieyès en passant par Augustin et Amédée Thierry, voit dans les Gaulois le peuple originel de la France s’émancipant progressivement de l’oppression franque8. Il explique ainsi que l’avènement de Clovis marque une régression terrible : « le pouvoir mérovingien s’établit sur les ruines de trois royaumes, romain, burgonde et wisigoth, dont il stoppa de la sorte l’avancée en termes de civilisation. » (p. 9. Voir aussi p. 438).
Autre élément de divergence, JFK promeut un roman national européen avec son analyse de la révolte de Civilis. Ainsi, ce n’est plus seulement la France mais l’Europe qui aurait ses racines anciennes et ses « invariances ». Mais cette légère différence marque une convergence. La confédération européenne doit son origine aux Gaulois, donc à la France. La fierté nationale est sauve et JFK peut embrayer de nouveau sur un récit qui, comme celui des autres historiens de garde, n’a qu’un seul propos : ne voir le passé qu’à travers le prisme du national, n’user de l’histoire que pour promouvoir le patriotisme.
De Sieyès à Mitterrand
En fonction des époques et des besoins, les Gaulois ont été plusieurs fois ignorés ou invoqués. La IIIe République, dans la lignée de Sieyès, en fera un élément clef de son discours officiel. Lentement oublié après la guerre de 1914-1918 (sauf dans les écoles et dans la littérature de jeunesse), la figure du Gaulois ne sera de nouveau réactivée qu’une fois au XXe siècle9 par un président de gauche, François Mitterrand, qui, le 17 septembre 1985, qualifia le rassemblement de Bibracte en 52 avant notre ère (actuel Mont-Beuvray, en plein Morvan où Vercingétorix aurait uni une partie des tribus gauloises sous son commandement) de « premier acte de notre histoire10. » L’ancien président poussera cette identification aux Gaulois jusqu’à vouloir se faire enterrer sur le Mont Beuvray11.
JFK se situe dans cette longue suite d’utilisation par la gauche républicaine de la figure du Gaulois. Un roman national républicain qui ne vaut pas mieux que celui issu de la tradition monarchiste, une pensée fast-food qui cherche à embrigader à coup de mythes plus qu’à permette de comprendre. Un travail d’historien de garde en somme.
William Blanc
La bibliographie
JFK prétend que rien, ou presque, n’a été dit sur la Gaule entre 0 et 500 de notre ère et qu’il est le seul à réparer ce tort après des années de recherche : « j’ai remonté à la surface des histoires incroyables, des personnages extraordinaires… Il fallait raconter tout ça. »12. Quelques titres suffisent à prouver le contraire :
- il existe quelques très bons livres de vulgarisation sur la période. Écrits par l’historien Christian Goudineau sous forme romancée, Le Voyage de Marcus (2005), L’Enquête de Lucius Valérius Priscus (2007) et Le procès de Valérius Asiaticus (2011) seront une excellente porte d’introduction à la période allant de la conquête augustéenne au règne des derniers Sévère (IIIe siècle).
- du même Christian Goudineau, Le dossier Vercingétorix, Actes Sud, 2009, qui étudie notamment la construction du mythe de Vercingétorix.
- les nombreux livres illustrés par Jean-Claude Golvin, dont les aquarelles très documentées donnent une excellente vision de ce que pouvaient être les cités gauloises à l’époque impériale. Citons par exemple (en collaboration avec Patrick Thollard), La Gaule retouvée. Voyage avec Strabon, Errance, 2011, qui explore la Gaule du Ier siècle que prétend avoir découverte M. Kahn.
- enfin, la toute récente exposition Gaulois, une exposition renversante qui s’est tenue durant l’été 2012 à la cité des sciences et de l’industrie à Paris. Outre le catalogue de l’exposition, vous pouvez toujours aller sur le site qui met à la portée de tous les plus récentes découvertes archéologiques concernant les Gaulois, en grande partie due aux efforts de l’INRAP, un établissement public.
- Marianne, le 9 Mars 2013. JFK affirme quasiment la même chose, de manière moins caricaturale quand même, page 452 de son livre. ↩
- « le pays conquis, occupé, soumis parvint à reconquérir provisoirement sa liberté et envisagea même de constituer, avec ce qui deviendra l’Allemagne, l’esquisse d’une confédération européenne. » p. 9 ↩
- « Regardez dans l’histoire, la Grèce, (l’homosexualité) c’est une des raisons de sa décadence, à l’époque. » ↩
- D’autant que la République romaine n’est que peu démocratique. Les citoyens étaient répartis en classes censitaires et le processus électoral était largement faussé par le jeu des solidarités clientélaires (la plupart des hommes libres étaient liés à un patron, homme riche, généralement lié à une famille aristocratique, la gens). Voir sur le sujet C. Nicolet, Le métier de citoyen dans la Rome républicaine, Gallimard, 1988. ↩
- Par exemple A. Gautier, Alimentations médiévales : Ve-XVIe siècles, Ellipses, 2009. ↩
- Voir M. Roncayolo, « Le département », dans Les Lieux de mémoire, Tome II, Gallimard-Quarto, 1997, p. 2937-2974. ↩
- Le 23 février 2013, dans l’émission Une Fois pour toute. ↩
- Voir K. Pomian, « Francs et Gaulois », dans Les Lieux de mémoire, Tome II, Gallimard-Quarto, 1997, p. 2245-2300 ↩
- À part un bref essai sous Vichy. Voir K. Pomian, art. cit. JFK est d’ailleurs parfaitement conscient de ses divers mésusages politiques de la figure de Gaulois. Preuve en est qu’il consacre quelques pages (471-478) à cela avant de replonger dans les mêmes erreurs. ↩
- ici-même se réunissait une assemblée de toute la Gaule. Elle allait choisir Vercingétorix pour mener la guerre contre César (…) dans ce soubresaut de la dernière heure, apparaissaient les germes d’une histoire à venir qui conduirait, par mille détours de souffrances et d’enthousiasmes, à ce qui s’appellerait… la France. » Voir le pdf du discours. ↩
- Voir Libération, le 9 septembre 1995. ↩
- Le Point, 21 février 2013, page 48 ↩
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