Catégorie : « Hexagone » de Lorànt Deutsch

Les Historiens de Garde – nouvelle édition de poche

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Trois ans après sa sortie, une nouvelle édition augmentée d’une postface inédite des Historiens de garde, de Lorànt Deutsch à Patrick Buisson, la résurgence du roman national,  paraît grâce aux soins des éditions Libertalia. Un livre toujours d’actualité, en ce début de 2016 qui marque encore une fois une offensive des tenants d’un récit identitaire du passé.
Les Historiens de Garde
William Blanc, Aurore Chéry, Christophe Naudin,
Préface de Nicolas Offenstadt
Editions Libertalia, 10 euros.

Historiens de garde et polémique « Lorànt Deutsch » : un bilan médiatique et politique

Cette nouvelle rentrée a été très chargée sur le plan médiatique pour nos historiens de garde. Évidemment, la sortie du nouvel opus de Lorànt Deutsch, Hexagone (Michel Lafon), a accaparé une bonne part de l’attention, mais il ne faut pas oublier qu’elle venait après celle du Lavisse augmenté de Dimitri Casali (Armand Colin), et en même temps que le nouveau Jean Sévillia, Une histoire passionnée de la France (Perrin). Cette offensive a d’abord été menée de concert entre historiens de garde, Deutsch partageant une interview avec Jean Sévillia dans le Figaro, Dimitri Casali étant invité par Franck Ferrand et Stéphane Bern, qui offrira également tribune au comédien. Plus intéressant encore, la réception médiatique de ces livres, et surtout la façon avec laquelle les principaux médias ont relayé et commenté les critiques contre les historiens de garde, notamment la polémique sur Lorànt Deutsch et sa façon de présenter la bataille de Poitiers. Où l’on a vu un fort contraste entre internet et les mass médias.

SOLIDARITÉ ENTRE HISTORIENS DE GARDE

Nous avons développé précédemment la façon avec laquelle les historiens de garde se sont soutenus mutuellement en septembre, à l’occasion de la sortie du dernier Dimitri Casali, puis avec les contrevérités d’un Franck Ferrand ou d’un Stéphane Bern sur les allégements des programmes d’histoire.

Cette complicité s’est logiquement confirmée avec la sortie du livre de Lorànt Deutsch, Hexagone. S’il n’a pas été (encore) invité chez Franck Ferrand, le comédien a eu en revanche l’oreille et les compliments de Stéphane Bern (« À la bonne heure », RTL, 3 octobre 2013), tutoiements à l’appui, et soutien entre royalistes affirmé.

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Le groupe Figaro a continué sa promotion de l’histoire de garde, d’abord en offrant une interview croisée entre Lorànt Deutsch et Jean Sévillia, avec pour cible principale l’enseignement de l’histoire, puis par un éloge du journaliste dans les pages du Figaro Histoire. Le comédien a lui aussi eu les honneurs, seul, du journal de Dassault, par une interview (27 septembre), puis par une carte interactive (11 octobre).

Franck Ferrand, à son tour, a apporté son soutien à Lorànt Deutsch au sujet de la bataille de Poitiers, affirmant :

Entre Nasr E. Boutamina qui affirme que la bataille n’est qu’un mythe, et Lorànt Deutsch qui défend sa réalité, tout en relativisant ses conséquences [NDA : notons que jamais le comédien ne « relativise » les conséquences de la bataille, bien au contraire], j’aurais tendance, pour ma part, à pencher du côté du second1.

En revanche, Lorànt Deutsch ne s’attendait pas forcément à avoir le soutien d’un autre historien de garde que nous évoquons dans notre livre, Éric Zemmour. Répondant au journaliste Laurent Bazin, qui lui demande « A qui la faute de la montée du FN ? », l’éditorialiste plaint « le pauvre Lorànt Deutsch » au bout d’une tirade dont il a le secret, et qui n’a rien d’anodine :

Les journaux cachent désormais les patronymes des délinquants […] D’autres professionnels patentés des droits de l’Homme expliquent doctement que c’est la faute au 11 septembre, et des historiens mettent au pilori le pauvre Lorànt Deutsch qui dans son dernier livre décrit la bataille de Poitiers en 732 avec des Sarrasins pillards et massacreurs. Il est bien connu que l’Islam a conquis alors la moitié de la planète (sic) en jetant des roses sur les populations énamourées2.

Que les historiens de garde se soutiennent et s’invitent les uns les autres n’est pas une surprise. En revanche, difficile de ne pas s’inquiéter de la façon avec laquelle les autres médias, et plus particulièrement la télévision et la radio, ont commenté la polémique sur la bataille de Poitiers, et donné à Lorànt Deutsch une tribune ouverte sans quasiment aucun avis contradictoire.

L’OFFENSIVE MÉDIATIQUE DE LORÀNT DEUTSCH

L’offensive médiatique de Lorànt Deutsch était programmée, et il est permis de penser que, sans « l’affaire bataille de Poitiers », le comédien aurait une nouvelle fois pu dérouler son discours sans aucune relance ou question gênante. Dans les deux semaines suivant la sortie de Hexagone, seul internet a accueilli les critiques du livre de l’acteur à travers une tribune dans le Huffington Post, un article de fond sur notre site (prolongeant seulement le papier paru sur le Huff), et une interview sur Bibliobs ont été publiés. Le comédien, lui, a pu faire la promotion de son livre, et asséner ses mensonges (notamment sur le prétendu engagement politique de ceux qui le critiquent) sur une batterie impressionnante de médias : Le Figaro, France Info, France Inter, RTL, Europe 1, France 5, France 2, Canal Plus, sans parler de la dépêche AFP reproduisant son discours qui a fait le tour des sites internet des journaux comme Le Point ou L’Express. Il a été également ouvertement défendu par des médias internet, comme les sites Atlantico.fr, Causeur.fr, et le très droitier Bdvoltaire.fr ou dans les pages du journal Valeurs Actuelles. Le site du magazine Historia s’est même fendu d’un curieux article (signé Vincent Mottez), qui prétendait chercher les erreurs reprochées à Deutsch dans Hexagone, alors que cela n’est en rien le fond des critiques…

"Le Decaux rigolo". Le sous-titre est là pour rendre sympathique L. Deutsch et son discours.
« Le Decaux rigolo ». Le sous-titre est là pour rendre sympathique L. Deutsch et son discours.

LES CHIENS DE GARDE À LA RESCOUSSE DE L’HISTORIEN DE GARDE

Nous avons pu assister à une sorte de remake de ce que nous avions remarqué en avril dernier, quand Lorànt Deutsch avait pu bénéficier de l’accueil complice de Maïtena Biraben sur Canal Plus. Mais en bien plus massif.

Lorànt Deutsch a globalement choisi quatre stratégies pour répondre :

  • Affirmer que ceux qui le critiquent sont une poignée de militants politiques encartés au Front de Gauche, manipulés ou envoyés par Alexis Corbière. Ils sont aussi jaloux et veulent se faire connaître.
  • Continuer à jouer sur la confusion conteur/historien/relais d’historiens, tout en affirmant son amour de la France et son impératif de transmission de l’histoire.
  • Refuser de se présenter comme militant ou idéologue, tout en faisant régulièrement l’apologie de la monarchie, défendant une vision de l’histoire de France qui n’a rien de « neutre ».
  • Une façon ambiguë d’assumer son point de vue sur la bataille de Poitiers, se réfugiant derrière « des historiens » (un en fait, Jean Deviosse, dont il simplifie la thèse), tout en déclarant qu’on ne le critique que sur une page du livre (seize en fait, en attendant la suite).

Pour dérouler son discours, Lorànt Deutsch a une méthode bien à lui : il assomme son interlocuteur de son débit rapide (censé montrer sa « passion »), n’hésite pas à dire tout et son contraire dans la même phrase (voire à nier des choses qu’il affirme dans son livre) ou d’une émission à l’autre, tout en distillant ses vérités de façon régulière. Une impression de confusion, trompeuse au final. Car l’essentiel est là, il a fait passer ce qu’il voulait dire, sur ceux qui l’attaquent tout comme sur sa vision de l’histoire et de la France.

Il peut compter pour cela sur certains journalistes ou animateurs, passifs, maladroits, quand ils ne sont pas carrément complices. Et qui parfois le défendent sans même l’inviter, empruntant ses arguments mot pour mot3. Aucun, par exemple, ne lui a demandé d’où sortait-il l’information selon laquelle les historiens qui l’attaquent sont d’extrême gauche. Aucun n’est venu vérifier auprès des intéressés. Quand, dans une émission, il se dit « historien », mais pas « universitaire » (et l’on sait le mépris qu’il a des universitaires, sauf évidemment pour les prendre comme caution quand ça l’arrange), et dans l’autre il affirme au contraire qu’il n’est « pas historien », mais « conteur », aucun journaliste ou animateur n’est là pour pointer la contradiction et lui demander un éclaircissement. Quand il refuse d’être montré comme un militant royaliste, mais qu’il enchaîne par une apologie des plus grandes démocraties européennes, « comme par hasard toutes des monarchies constitutionnelles », il n’a face à lui que sourires béats. Enfin, alors qu’il prétend parler de la bataille de Poitiers dans une seule page de son livre, et s’appuyer sur des travaux d’historiens, on cherche les précisions des animateurs (seulement une page ? Quels historiens ?), et les relances sur son adhésion à la théorie du choc des civilisations (qu’il nie sur France 2…). Évidemment, ne demandons pas à ces grands professionnels de relever les énormités historiques qu’il enchaîne à chaque émission, comme récemment l’origine du mot sans-culotte ou « Tours et Poitiers phares de la religion chrétienne » chez Ardisson sur Canal Plus, après le non moins fameux « Clovis athée » d’avril 2012 sur France Inter

Trois émissions ont été symptomatiques de ce traitement biaisé. Sur France 5 (chaine de la version télévisée du Métronome, ceci expliquant peut-être cela), dans le « C à vous » d’Anne-Sophie Lapix, ancienne journaliste devenue animatrice people ; sur France Info ensuite, chez Bernard Thomasson, où nous avons eu droit de poser une question (mais relayée, mal, par l’animateur), à laquelle Deutsch n’a pas répondu, sans que l’animateur ne le relance ; enfin, sur France 2, chez Laurent Ruquier, probablement l’épisode le plus éclatant de cette collusion entre chiens et historiens de garde. Nous renvoyons au remarquable article de Damien Boone sur Médiapart pour une analyse complète de l’émission, mais pour résumer on peut dire que les rôles ont été bien tenus : Natacha Polony a logiquement soutenu le comédien, malgré quelques réserves ; Aymeric Caron l’a assez vertement critiqué, mais avec un manque flagrant de munitions ; quant à Laurent Ruquier, il a fait preuve d’une complicité people que même Maïtena Biraben n’avait pas osée !

INTERNET, LES GUIGNOLS… QUELQUES ESPACES CRITIQUES

Le contraste a été flagrant dans le traitement de cette polémique entre les mass médias (télévision, y compris voire surtout publique, et principales radios) et internet. C’est en effet sur le web, et particulièrement sur les réseaux sociaux, que les articles critiques ont énormément circulé, avec le lot habituel de trolls et de tweets outranciers bien entendu. C’est aussi sur le net que les soutiens politiques à Deutsch, notamment ceux venant des Identitaires et de l’extrême droite, ont été le plus clairement affirmés. Reste qu’il est bien difficile de jauger l’impact réel d’internet sur le grand public, surtout en comparaison avec la télévision, et dans une moindre mesure la radio. Le web reste probablement une niche (en désordre qui plus est), quoi qu’on en dise, et si la télévision y puise certains de ses sujets, en particulier les polémiques, elle les passe au tamis pour le plus souvent purger ce qui pourrait menacer le discours dominant. Et c’est elle qui continue de toucher le plus grand nombre. Notons tout de même l’excellent reportage de France 3 Poitou-Charentes, qui a donné la parole à un historien local critiquant Deutsch, et fait le parallèle avec l’occupation de la mosquée de la ville par les Identitaires…

Quelques relais aux critiques sont cependant passés çà et là, permettant de sortir de l’omniprésence du discours unique de Deutsch et des autres historiens de garde. En premier lieu, sur France Culture, dans « La Fabrique de l’Histoire », et au « Grain à Moudre », où Aurore Chéry a pu s’exprimer, certes face à un historien de garde, Jean Sévillia, bien timide et loin d’assumer ses écrits ce jour-là. Sur France Inter, Guillaume Erner n’a pas invité d’historien pour parler de vulgarisation de l’histoire (Lorànt Deutsch aurait semble-t-il refusé de se retrouver face à certains d’entre eux…), mais le comédien a dû faire face à un François Reynaert sans aucune complaisance à son égard. Sur la radio Le Mouv’, au tout début de la polémique, l’animateur Thomas Rozec s’est fendu d’un édito assez cinglant et ironique.

Parmi les journaux, on peut citer Les Inrocks, ou Télérama, jusque-là hors de la polémique, qui a publié un décadrage peu aimable envers le comédien, même s’il relativise la pertinence des critiques à son égard. Le magazine Marianne a également critiqué l’angle choisi par Deutsch dans son livre. Et des journaux locaux (comme L’indépendant) ont dénoncé la façon avec laquelle le comédien traite de la bataille de Poitiers.

Enfin, et cela n’a certainement rien d’anodin, « Les Guignols de l’Info » se sont intéressés à cette histoire. Déjà, au printemps dernier, ils avaient diffusé quelques sketches se moquant du tout commercial de Métronome (le GPS Métronome, le Monopoly Métronome,…) et du côté « vieux jeune » de Deutsch. Ils ont franchi un cap avec « L’histoire par un Nul : 2000 d’archives revisitées en 2 jours d’écriture », sketch décliné plusieurs fois (et ce n’est sûrement pas fini).

Le bilan médiatique de cette rentrée des historiens de garde pourrait donc se résumer ainsi : ils gardent leur puissance de feu médiatique grâce aux chiens de garde, en tenant toujours l’essentiel des mass médias. Mais, quand on parvient à déclencher un contre-feu plutôt que de rester spectateur ou de refuser d’entrer dans le jeu médiatique, le relais se fait, principalement sur internet, et parvient peu à peu à infuser. Il est encore trop tôt, cependant, pour savoir quel sera le véritable impact de cette polémique. Et Hexagone sera certainement l’un des livres les plus offerts durant les fêtes, une fois de plus. Les gens en sauront en revanche un peu plus sur la nature de son propos et sur les buts de son auteur.

LES SOUTIENS POLITIQUES : UN PEU PLUS LOIN SUR LA DROITE

Du côté des politiques, les plus en vue qui avait soutenu Lorànt Deutsch et son Métronome, comme Bertrand Delanoë ou Robert Hue, se sont montré discrets. Seuls se sont exprimés, tout comme lors de la polémique de juillet 2012 à la mairie de Paris, nombres de groupes d’extrême droite, et non des moindres, pour défendre le contenu d’Hexagone.

C’est sur twitter que les soutiens se sont affichés le plus clairement. Ainsi, Fabrice Robert, président du Bloc Identitaire jadis condamné pour négationnisme, s’est-il changé en véritable VRP d’Hexagone dès sa sortie, le 30 septembre 2013, en déclarant : « Les biens-pensants ne l’aiment pas. Procurez-vous vite Hexagone, le dernier livre de Lorànt Deutsch. »

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Propos immédiatement repris par Guillaume Delefosse, responsable local cannois du Bloc Identitaire, preuve que le soutien au livre de Lorànt Deutsch n’est pas la lubie d’un membre, mais bien d’une stratégie bien définie d’un groupe politique qui n’avait pas hésité à reprendre les inventions de l’acteur quant à la cathédrale souterraine fondée par saint Denis4.

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Lorànt Deutsch, on le sait, ne cesse de crier sur tous les toits qu’il « déteste la manière dont l’extrême droite récupère et instrumentalise [son] travail pour faire parler d’elle. » comme ici au Point, le 14 octobre 2013. Il n’empêche, aucun des journalistes qui le reçoivent ne semble s’interroger sur les raisons qui poussent une partie de cette famille politique à se servir des livres de l’acteur comme porte étendard.

La réponse est pourtant simple et vient des rangs du Front National. Si le parti n’a pas soutenu officiellement Lorànt Deutsch, des militants et des sections locales ne s’en sont pas privés. Ainsi, le compte twitter officiel du FN Charente-Maritime (17) déclare ironiquement que « Lorànt Deutsch aggrave son cas et ose parler de notre identité. » Sans doute cette section a-t-elle apprécié le soutien de l’acteur à la théorie du génocide vendéen5, qu’une proposition de loi du 16 janvier 2013 soutenue par Marion Maréchal-Le Pen visait à faire reconnaître.

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Mais la réaction la plus instructive reste celle de Karim Ouchikh, conseiller de Marine Le Pen à la Culture, à la Francophonie et à la Liberté d’expression6 qui, a travers son compte Twitter, le 14 octobre 2013, plaint un Lorànt Deutsch « encore victime de la détestable pensée unique. »

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Karim Ouchikh est une des rares figures lepénistes à s’exprimer régulièrement sur l’Histoire et à ébaucher un semblant de discours sur la discipline et son enseignement. Ainsi, le 27 décembre 2012, déplorant l’arrêt du projet de Maison de l’Histoire de France initié par Nicolas Sarkozy, écrit-il sur le site officiel du Front National que :

La France a besoin de ressouder nos compatriotes, si désemparés par ces temps de crise, autour d’un roman national fédérateur, d’une histoire qui tourne le dos aux innombrables accès de repentance qui contaminent tant les discours officiels actuels, d’un récit passionné dont le contenu éminent ne se confondrait pas avec les disciplines historiques scientifiques qui doivent être sanctuarisées.

On l’aura compris, dans l’esprit de Karim Ouchikh, les disciplines historiques doivent être sanctuarisées, c’est-à-dire réservées à une petite élite ghettoïsée. Le reste de la population aura, quant à lui, accès un roman national défini comme un « récit passionné » s’opposant (« qui ne se confondrait pas ») avec l’histoire scientifique. Bref, un récit identitaire et passionnel, faisant peu de cas de la nuance scientifique, cher à l’ensemble des historiens de garde, Lorànt Deutsch compris7.

Mais de quel récit parle-t-on ? Karim Ouchikh ne fait pas grand mystère du contenu de ce « récit passionné ». Ainsi, sur le site ripostelaique.com le 19 mars 2012, explique-t-il que :

Si elle veut défendre et faire partager son modèle de civilisation, la France ne fera pas l’économie, ensuite, d’un examen de conscience authentique, ce qui la conduira à discerner et à assumer politiquement les traits profonds de son identité. Chacun devra reconnaître ainsi que le modèle singulier de notre pays repose sur quelques caractères intangibles, encore vivaces, que nul ne saurait lui discuter : un héritage historique indivis qui comporte une dimension chrétienne prééminente ; l’unité sourcilleuse d’un territoire dont la cohérence géographique se conjugue à la diversité de ses terroirs ; le poids déterminant d’un État puissant qui assume pleinement sa fonction régulatrice.

L’Histoire, selon le conseiller de Marine Le Pen, n’est qu’une manière de prôner le retour à une société chrétienne :

En somme, dans la compréhension du modèle de civilisation de la France, – l’« être français » en quelque sorte – l’affirmation de la prééminence de l’identité chrétienne de notre pays me paraît centrale, ce qui n’est en rien inconciliable avec le principe de laïcité qui impose aux pouvoirs publics une obligation de neutralité à l’égard des religions : dès lors, si les religions demeurent égales en droit, d’un point de vue strictement réglementaire, elles ne sauraient l’être en réalité dans l’esprit des Français, au regard de la mémoire de notre pays…

Karim Ouchikh prône ainsi la célébration d’une France par essence chrétienne8. Ce discours n’est pas sans rappeler les propos de nombre d’historiens de garde, de Max Gallo à Lorànt Deutsch, qui affirmait ainsi en juillet 2012 que « la religion est le creuset de notre identité »9.

Si Lorànt Deutsch n’est ni adhérent au Front National ou au Bloc Identitaire, remarquons pour conclure, que ces derniers ne récupèrent pas l’acteur insidieusement, en détournant un propos malencontreux. Ils se reconnaissent au contraire dans son récit mythifié et identitaire d’une France éternelle qui fait avancer, grâce à la complicité ou à la passivité de la très grande majorité des médias audiovisuels, les idées d’une extrême droite décomplexée.

William Blanc et Christophe Naudin

  1. La Nouvelle République, 22 octobre 2013
  2. RTL, 10 octobre 2013
  3. comme par exemple l’équipe d’Ariane Massenet, sur D8, le 11 octobre
  4. Voir « La cathédrale au fond du parking » dans Les Historiens de garde, p. 51-62, notamment p. 59-60.
  5. Voir Les Historiens de garde, p. 75-78.
  6. Rappelons au passage que, pour beaucoup de cadre frontiste, la « liberté d’expression » passe par l’abolition des lois mémorielle, notamment celles concernant la Shoah.
  7. Voir Les Historiens de garde, p. 24-26.
  8. Caractéristique que chaque Français se devrait de reconnaître dans son « esprit » (est-ce à dire que ceux qui ne se reconnaîtraient pas dans ce christianisme historique seraient de mauvais citoyens ?)
  9. Voir Les Historiens de garde, p. 78-83.

Lorànt Deutsch et Maurras. Explication de texte.

Alors qu’une nouvelle polémique enflamme la Toile à propos de Lorànt Deutsch et de son soutien, via une dédicace pour le moins équivoque, à l’Action française de Bordeaux, nous souhaitions proposer une analyse plus poussée des propos de l’acteur afin de montrer que sa proximité avec Charles Maurras ne se limite pas à des autographes. C’est en effet une partie de sa sémantique qu’il emprunte au penseur du nationalisme monarchiste.

Charles Maurras (à gauche) en 1923.
Charles Maurras (à gauche) en 1923.

Voilà un extrait de l’interview accordée par Lorànt Deutsch au Figaro Magazine le 27 septembre 2013 :

On sent chez vous un attachement aux ­figures historiques…

Oui, et c’est en cela que je m’oppose farouchement à l’enseignement de l’histoire globalisante qui tend à les éliminer, au prétexte que leur mise en valeur serait ­synonyme de «repli identitaire» et surtout entraverait une approche de l’Histoire purement ­«laïque»! Forcément : l’héroïsme de ces hommes et de ces femmes laisse supposer chez eux une forme de supériorité, donc d’inégalité, notion à certains insupportable. Sans compter qu’à les considérer comme plus élevés que les autres êtres humains, cela nous oblige à lever la tête, donc à risquer d’apercevoir l’ombre de Dieu… Mais tout de même! J’ai parfois l’impression que certains de nos dirigeants se croient en 1791 et sont sur le point de proclamer la République en danger! Il est vrai que celle-ci n’a que cent cinquante ans au compteur quand la ­monarchie en affiche mille cinq cents: elle a encore peut-être besoin de se rassurer. Moi, je n’en suis pas là. Je dis simplement que l’histoire de France a besoin d’être ­incarnée. Ce sont les hommes qui ont fait l’Histoire, pas des concepts1.

Après cette première lecture, nous vous proposons de décortiquer les propos de l’acteur. Bref, de faire de l’analyse de texte et un peu d’histoire immédiate :

On sent chez vous un attachement aux ­figures historiques…

La question est posée par le journaliste Jean-Christophe Buisson. Le terme figure historique ne laisse aucun doute. Ce sont des « grands hommes » dont il est question et qui, pour nombre d’historiens de garde, sont les moteurs de l’histoire.

Oui, et c’est en cela que je m’oppose farouchement à l’enseignement de l’histoire globalisante qui tend à les éliminer, au prétexte que leur mise en valeur serait ­synonyme de « repli identitaire » et surtout entraverait une approche de l’Histoire purement ­« laïque » !

Le but de cette phrase est double. Tout d’abord, Lorànt Deutsch affirme son opposition à l’histoire scolaire (« l’enseignement de l’histoire ») dont les caractéristiques sont clairement définies. Elle est tout d’abord « globalisante », c’est-à-dire qu’elle enseignerait surtout l’histoire du monde avant l’histoire de France, ce qui est évidemment faux2. L’acteur ne fait là que reprendre les théories de Dimitri Casali. Mais il va plus loin que lui en affirmant que l’enseignement serait avant tout laïque, ce qui l’amènerait à vouloir éliminer les grands hommes des récits scolaires. Mais pourquoi donc ? Lorànt Deutsch y va de son analyse :

Forcément : l’héroïsme de ces hommes et de ces femmes laisse supposer chez eux une forme de supériorité, donc d’inégalité, notion à certains insupportable. Sans compter qu’à les considérer comme plus élevés que les autres êtres humains, cela nous oblige à lever la tête, donc à risquer d’apercevoir l’ombre de Dieu…

Les propos sont limpides. Lorànt Deutsch croit que certains êtres sont bel et bien supérieurs à la masse3. Pourquoi cette supériorité nous obligerait-elle « à lever la tête, donc à risquer d’apercevoir l’ombre de Dieu » ? C’est qu’en royaliste militant, l’acteur pense que les grands hommes, comprendre les rois et les saints sont des élus de Dieu, et que leurs hauts faits seraient la preuve de l’existence d’une transcendance.

Mais tout de même ! J’ai parfois l’impression que certains de nos dirigeants se croient en 1791 et sont sur le point de proclamer la République en danger !

C’est un des passages les plus croustillants de l’interview. La République aurait été en danger en 1791 (alors que l’abolition de la monarchie date du 21 septembre 1792). Reste à savoir pourquoi ce que vient faire là cette allusion à la Révolution française qu’imiteraient certains « de nos dirigeants. » Pour l’acteur, la réponse est évidente.

Il est vrai que celle-ci n’a que cent cinquante ans au compteur quand la ­monarchie en affiche mille cinq cents : elle a encore peut-être besoin de se rassurer. Moi, je n’en suis pas là.

Eh oui, la politique d’élimination des grands hommes de l’histoire, notamment scolaire, procéderait d’une angoisse. La jeune République aurait peur face à l’ancienneté de la monarchie. Lorànt Deutsch, lui, est bien au-dessus de ces vaines considérations.

Je dis simplement que l’histoire de France a besoin d’être ­incarnée. Ce sont les hommes qui ont fait l’Histoire, pas des concepts.

L’incarnation (ou l’histoire incarnée) est un concept central chez Lorànt Deutsch qu’il répète à l’envi comme dans l’émission On est pas couché, le 12 octobre 2013, durant laquelle il affirme « j’essaie d’incarner l’histoire, pour lui donner de la chair« 4. L’incarnation est à la fois un concept religieux5, mais surtout, dans l’esprit d’un monarchiste, un concept politique et historique. Charles Maurras, membre de l’Action française et théoricien central du monarchisme français (et que Lorànt Deutsch a sans doute lu6), écrit ainsi dans son enquête dans son Enquête sur la monarchie oubliée en 1900 :

Adoptons la famille-chef qui incarne le travail politique, l’effort national, la fonction unificatrice et conservatrice d’où est sortie toute la nation. Pas de discussion honnête possible. C’est la famille des Capets-Bourbons-Orléans. Pas de compétition. Nous ne la choisissons pas, nous la recevons toute faite de l’histoire de la patrie7.

Tout le discours de l’acteur sur l’incarnation et sa fascination pour l’histoire peuvent s’expliquer à travers cette citation de Maurras. La Nation, pour être forte, a besoin d’un chef dont la puissance, dont l’autorité, sont justifiées par l’histoire (elle est « toute faite de l’histoire de la patrie » explique Maurras8) et rendu incontestable, même pas les élections (« pas de discussion honnête possible […] Pas de compétition »). C’est même à travers l’incarnation royale que la France s’est constituée selon Maurras (« la fonction unificatrice et conservatrice d’où est sortie toute la nation »9).

On comprend donc qu’une certaine forme de récit historique a été vu, par l’Action française, et aujourd’hui par Lorànt Deutsch, comme un moyen d’appuyer les revendications monarchistes10. Ce sont certes « les hommes qui ont fait l’Histoire » comme l’explique l’acteur, mais pas n’importe lesquels.

William Blanc

PS : remarquons que la fascination pour les grands hommes conduits également Dimitri Casali, non pas à réclamer le retour d’un roi, mais à espérer la venu d’un homme providentiel.

  1. Les phrases en gras a été soulignée par nos soins
  2. Nous renvoyons à l’article de Christophe Naudin sur la Nouvelle offensive des Historiens de garde.
  3. L’acteur avait déjà tenu des propos similaires au Figaroscope du 24 décembre 2009 en expliquant qu’il existe, selon lui, des « inégalités naturelles et sociales ».
  4. Voir, à propos de cette émission, l’excellent article de D. Boone, « Promo complaisante et propagande politique, sous le signe de l’Hexagone de Lorànt Deutsch », Mediapart.fr, 18 octobre 2013.
  5. Dans la conception chrétienne traditionnelle, Jésus une incarnation de Dieu « le Verbe s’est fait chair » : Jean, 1, 14.
  6. L’acteur a inclus dans la bibliographie d’Hexagone un titre de Jacques Bainville, journaliste de l’AF et proche de Charles Maurras.
  7. C. Maurras, Enquête sur la monarchie, Nouvelle librairie Nationale, 1925 (1ère édition 1900), p. CXXVI. Texte en gras souligné par nos soins.
  8. Pour une analyse de la doctrine maurrassienne, voir Eugène Weber, L’Action française, Fayard, 1985, p. 39-48, et 565-576.
  9. Renvoie au concept maurrassien d’empirisme organisateur.
  10. C’est déjà le cas depuis la Restauration. Sylvain Venayre note ainsi que les années suivant le rétablissement de la monarchie ont été le théâtre d’un intense travail historique visant à justifier le retour à l’Ancien régime de par son antériorité. Voir S. Venayre, Les origines de la France, Seuil, 2013, p. 26-33.

Lorànt Deutsch, la Croix et le Croissant

Après notre travail sur Métronome, il était tentant de vouloir passer à autre chose et d’éviter de devenir les spécialistes ès Lorànt Deutsch, tant les enjeux dépassent de loin ce personnage.

Pourtant, force est de constater qu’il est impossible, après une première lecture, de rester sans réaction, même si le livre tombe une nouvelle fois des mains, par son style, et surtout par un fond encore plus problématique que le précédent.

Nous avons donc choisi, pour cette première analyse critique du livre Hexagone, de nous concentrer sur le chapitre « Le Croissant et le Marteau » (p. 219-235), consacré à la bataille de Poitiers (celle de 732) qui, lui d’être un événement anodin, a été l’objet d’une de nombreuses  récupérations politiques.

LA CONQUÊTE MUSULMANE SELON LORÀNT DEUSTCH : MASSACRES ET TRANSFORMATION DES LIEUX DE CULTE EN MOSQUÉES

Contrairement à Métronome, Lorànt Deutsch propose cette fois une bibliographie de quelques pages, assez pléthorique, dans laquelle les biographies tiennent une place importante, et où il n’est guère étonnant de croiser Jacques Bainville ou Pierre Gaxotte.

Pour la bataille de Poitiers, il semblerait que le comédien se soit essentiellement basé sur la biographie de Charles Martel par Jean Deviosse. Si l’édition indiquée date de 2006 (chez Tallandier), il faut savoir que les premières éditions de cet ouvrage datent de la fin des années 701. Un détail important car, depuis, les recherches historiques sur cet événement ont évolué.

Lorànt Deutsch présente ainsi le contexte dans lequel va se dérouler la célèbre bataille :

 L’islam conquérant a quitté les terres désertiques d’Arabie pour se lancer à l’assaut du monde. Les Arabes – les Sarrasins, disent les chrétiens – ont occupé l’Espagne au nom d’Allah le Miséricordieux et, en vertu de la foi qui doit se propager partout, ils ont transformé églises et synagogues en mosquées. (p. 223)

Passons pour l’instant sur le style et le choix du vocabulaire, sur lesquels nous reviendrons. La présentation pose déjà quelques problèmes. Deutsch met l’accent sur le caractère religieux de cette expansion, alors que la réalité est un peu plus complexe. Les conquêtes avaient avant tout une dimension politique et impériale, qui plus est dans un contexte difficile pour les conquérants. Tout d’abord, la dynastie omeyyade commençait à connaître des difficultés dues à l’immensité des territoires conquis (elle est d’ailleurs renversée par les Abbassides moins de vingt ans après Poitiers) et, surtout, la conquête de la rive sud de la Méditerranée, du Maghreb puis de l’Espagne, s’est faite en plusieurs fois, entrecoupée de crises au sein de l’empire musulman, et de résistances (comme celle de la Kahina). Si l’avancée a été rapide pour l’époque, ce n’est pas tout à fait le rouleau-compresseur que nous présente Deutsch. Mais l’important pour le comédien est le caractère spectaculaire, et un sentiment de danger imminent venant de peuplades reculées, voulant effacer les autres religions que la leur.

La Bataille de Poitiers, huile sur toile, Charles de Steuben (1837). Une vision classique de l'affrontement, insistant sur l'aspect religieux et grandement influencée par la conquête contemporaine de l'Algérie par les troupes de Louis-Philippe et par l'orientalisme.
La Bataille de Poitiers, huile sur toile, Charles de Steuben (1837). Une vision classique de l’affrontement, insistant sur l’aspect religieux (le calvaire à gauche), grandement influencée par la conquête contemporaine de l’Algérie par les troupes de Louis-Philippe et par l’orientalisme.

Plus important en effet que les détails de la conquête musulmane, c’est la dimension religieuse, et les méthodes que le comédien attribue aux Arabes qui interpellent. Il les accuse d’avoir « transformé églises et synagogues en mosquées » (p. 223). Si effectivement il y a eu ce genre de décisions de la part des musulmans, l’un des aspects les plus fondamentaux, et ce sans l’idéaliser, est leur relative tolérance envers les chrétiens et les juifs. Ces derniers ont pu en général conserver leurs lieux de culte, et ils ont dû subir en échange le statut de dhimmi, basé essentiellement sur le paiement d’un impôt et la reconnaissance du pouvoir mis en place.

En Espagne, la conquête a été possible en partie grâce à l’alliance d’un chrétien, le comte Julien, avec les musulmans, contre le roi wisigoth Roderic (ou Rodrigue). La passivité de la population wisigothique, voire parfois le ralliement de certains habitants, auraient précipité la chute de la monarchie wisigothique. L’exemple du traité de Tudmir (714), signé entre un noble wisigoth et le futur gouverneur d’Al Andalus est à ce titre très parlant :

 Au nom d’Allah le Miséricordieux (…). Écrit adressé à Tudmir b.’ Abdush (le noble wisigoth. NdA). Ce dernier obtient la paix et reçoit l’engagement, sous la garantie d’Allah et de son Prophète, qu’il ne sera rien changé à sa situation, ni à celle des siens. Que son droit de souveraineté ne lui sera pas contesté ; que ses sujets ne seront ni tués, ni réduits en captivité (…) qu’ils ne seront pas inquiétés dans la pratique de leur religion ; que leurs églises ne seront ni incendiées, ni dépouillées de leurs objets de culte2.

On est donc loin de la conquête violente et de la persécution religieuse…

Plus loin, Lorànt Deutsch enfonce le clou sur les méthodes de conquêtes des musulmans :

Franchissant les Pyrénées, Coran dans la main, cimeterre dans l’autre, ils ont envahi Narbonne et sa région, massacrant les défenseurs de la ville, envoyant femmes et enfants en esclavage, offrant terres et habitations à des milliers de familles musulmanes venues d’Afrique du Nord (p. 224).

Une fois encore, Deutsch veut insister sur la violence des conquérants. Or, il semble se baser sur L’Histoire Générale du Languedoc, ouvrage datant du XVIIIe siècle, et qui opposait la violence musulmane à la brillante résistance chrétienne. « Semble » car ce livre n’est pas cité dans sa bibliographie, et que Deutsch reprend à son compte et à sa façon le travail de Jean Deviosse sur Charles Martel. Pourtant, il aurait pu lire Philippe Sénac, qui affirme qu’il « est difficile de souscrire à cette opinion qui repose sur la volonté de valoriser la résistance chrétienne tout en noircissant l’adversaire3. » Une nouvelle fois, le comédien s’accommode des sources, les trie et leur fait dire ce qu’il veut bien qu’elles disent…

UNE RAZZIA OU UNE CONQUÊTE ?

chocIl semble également avoir fait son choix sur les raisons de l’incursion des Arabes en Aquitaine. Ainsi, méprisant les travaux les plus récents des historiens (on y reviendra), il affirme que le but des Arabes était bien de conquérir la Gaule :

La Gaule serait-elle à prendre elle-aussi ? (p. 224)

Deutsch parle plus loin d’une « population d’hommes, de femmes, d’enfants et d’esclaves pressés de prendre possession des futures terres occupées. » (p. 225) Les musulmans sont ainsi des « envahisseurs » (p. 228), une « population qui croyait pouvoir venir s’installer sur les riches terres de Francie » (p. 231).

Les raisons de l’attaque de l’Aquitaine par les Arabes font débat chez les historiens4. Il semblerait qu’aujourd’hui, la thèse d’une simple razzia (défendue notamment par Françoise Micheau), ou alors d’une razzia préparant éventuellement une conquête (Pierre Guichard), tiennent la corde. Mais les sources ne permettent en aucun cas d’être catégorique. Lorànt Deutsch, lui, en est certain. Il est pourtant faux d’affirmer, comme il le fait, que l’armée d’Abd al-Rahman était suivie d’une population entière prête à coloniser les terres conquises. Lors de leurs incursions en Septimanie, les Arabes ont pris des villes (comme Narbonne), y ont installé un gouverneur et une garnison, mais très rarement une population arabe ou berbère. Ceci expliquant en partie d’ailleurs leur tolérance envers les populations locales, et notamment leurs cultes : il est plus facile d’installer son pouvoir en ayant la population de son côté. C’est d’ailleurs comme cela que les Arabes ont procédé en Al Andalus. L’intention de Deutsch est évidemment de faire croire à une colonisation massive et programmée.

LA BATAILLE DE POITIERS : UNE CROISADE ?

La liste des erreurs et approximations historiques du comédien serait encore longue. Mais la plus frappante reste l’idée selon laquelle une partie de l’Occident se serait unifié sous la bannière de Charles pour vaincre le « déferlement sarrasin ».

Le chef franc [Charles Martel] doit, lui aussi, mobiliser une puissante armée. Les soldats d’Austrasie, bien qu’expérimentés et disciplinés, ne suffiront pas à contenir les houles musulmanes. Alors, Charles se hâte de conclure des accords avec tous les bouillonnants peuples germaniques, les Alamans, les Saxons, les Thuringiens. Il réunit ces guerriers sous la bannière du Christ, et si certains d’entre eux sont païens, ça ne fait rien ! (p. 225-226. Texte en gras souligné par nos soins.)

Le terme n’est pas employé, mais difficile d’y voir autre chose qu’une allusion à la croisade, notamment quand Deutsch emploie « la bannière du Christ ». Une croisade bien œcuménique, puisqu’elle accepte les païens (en voie de christianisation quand même…). Or, l’idée de guerre sainte et de croisade en Occident date des Xe et XIe siècles. Elle est l’aboutissement d’un long processus spécifique au christianisme latin qui aboutira, notamment, à la création des ordres militaires (Templiers, Hospitaliers)5. Rien de tel au VIIIe siècle lors de la bataille de Poitiers où l’aspect politique de l’affrontement est au moins aussi important que la dimension religieuse.

« LA CHEVAUCHÉE SANGLANTE DES CHRÉTIENS VICTORIEUX »

Après avoir étudié quelques exemples des problèmes historiques que posent les choix de Deutsch, il est temps de s’attarder sur le vocabulaire qu’il choisit. En effet, l’emploi de certains mots et expressions laisse sans voix tant le comédien va loin dans l’image de la menace violente du musulman.

Nous avons déjà évoqué son usage systématique des termes « massacres », « pillages », ou de l’insistance sur la réduction en esclavage des populations conquises, et la destruction des lieux de culte (« les troupes de l’islam […] se contentent d’incendier la basilique Saint-Hilaire », p. 228). Mais les termes utilisés pour parler du nombre et des Arabes (ou Sarrasins, Berbères, musulmans…) laissent encore pantois ; ainsi, les « envahisseurs » forment une « masse immense » (p. 225), une « horde » (p. 225), un « déferlement sarrasin » (p. 225), des « houles musulmanes » qu’il s’agit de « contenir » (p 226) !

A l’inverse, Lorànt Deutsch insiste sur la piété des adversaires des musulmans, et sur l’importance des lieux sacrés menacés. Le duc Eudes est par exemple représenté comme une sorte de pacifiste (ayant tout de même un « intérêt particulier » à l’arrêt des combats), « [prônant] avec passion la grande fraternité universelle, l’amitié entre les enfants du Christ et ceux d’Allah […] », et il envoie une ambassade de paix. Mal lui en prend, l’ennemi est versatile : l’allié Munuza étant tué par le nouvel émir d’Al Andalus, « la stratégie pacifique du duc Eudes avait donc mené […] à l’impasse politique » (p. 225). La fille d’Eudes, quant à elle, est quasiment canonisée :

 À Toulouse, la jeune fille pleura beaucoup, mais se résigna finalement à accomplir ces deux actes pieux : obéir à son père et sauver son pays. Une dernière fois, elle alla prier à la basilique Saint-Sernin, et prit congé des bons paroissiens qui l’avaient accompagnée. (p. 224)

L’ombre divine n’est jamais très loin avec Lorànt Deutsch, et pas seulement derrière « la bannière du Christ ». L’émir andalou n’a pas pu entrer dans Poitiers ? « La chrétienté est sauvegardée » (p. 229). Dieu probablement aussi derrière la victoire de Poitiers, cette « chevauchée sanglante des chrétiens victorieux » (p. 231) contre l’armée musulmane et « cette population qui croyait pouvoir venir s’installer sur les riches terres de Francie » (p. 231)…

Une opposition religieuse que Lorànt Deutsch assume dans sa conclusion sur la bataille, une partie qui tranche véritablement avec Métronome.

LORÀNT DEUTSCH ET LE « CHOC DES CIVILISATIONS »

Si dans Métronome, Lorànt Deutsch restait relativement timide, ou flou, sur ses choix idéologiques et sur les raisons de raconter une telle histoire, la polémique de 2012/2013 a permis d’y voir un peu plus clair. Sa proximité avec Patrick Buisson (même si le comédien a essayé de faire croire qu’il ignorait qui était vraiment l’ancien journaliste d’extrême droite), son monarchisme militant, sa critique ouverte des programmes scolaires ont éclaté au grand jour.

Avec Hexagone, il va plus loin encore. Certaines expressions choisies interpellent sur de possibles parallèles contemporains.

… des milliers de familles musulmanes venues d’Afrique du Nord (p. 224)

… toute cette population qui croyait pouvoir venir s’installer sur les riches terres de Francie. (p. 231)

La bataille de Poitiers n’est pas n’importe quelle bataille. Elle est devenue très vite, et l’est encore plus aujourd’hui, un marqueur idéologique clair. Charles Martel est ainsi vu par les identitaires et l’extrême droite, jusqu’à Marine Le Pen, comme celui qui a arrêté l’invasion, un héros ayant sauvé la nation du péril musulman. Péril représenté aujourd’hui, selon ces extrémistes, par l’immigration, principalement celle venue d’Afrique du Nord. Le Bloc identitaire a ainsi salué la récente occupation de la mosquée de Poitiers par Génération identitaire comme « un acte de résistance hautement symbolique ».

Occupation de la mosquée de Poitiers par les militants de Génération identitaire, le 20 octobre 2012.
Occupation de la mosquée de Poitiers par les militants de Génération identitaire, le 20 octobre 2012.

Lorànt Deutsch ignore-t-il cela, comme il a prétendu ignorer qui était vraiment Patrick Buisson ? Est-il prêt à être soutenu, une nouvelle fois, par les identitaires, comme cela était arrivé en juillet 2012, à son corps défendant ? En adoptant cette approche et ce vocabulaire, on peut se poser la question…

Plus loin, il assume en revanche totalement un choix idéologique :

Je le sais bien, la bataille de Poitiers, le Croissant contre la Croix, l’union sacrée des chrétiens et des païens contre l’envahisseur musulman dérangent le politiquement correct. On voudrait une lutte moins frontale, davantage de rondeurs, un christianisme plus mesuré, un islam plus modéré… Alors pour nier ce choc des civilisations6, certains historiens ont limité la portée de la bataille remportée par Charles Martel. Mais non, disent-ils, on ne peut pas parler d’une invasion, ce fut à peine une incursion, une razzia destinée à dérober quelques bijoux et à enlever les plus girondes des Aquitaines. Charles Martel s’est énervé un peu vite, il aurait dû attendre quelques semaines et les Arabes seraient sagement rentrés chez eux, en Espagne. (p .232. Texte souligné par nos soins)

Caricaturant avec ironie et un grand mépris la position scientifique d’historiens dont il ne cite même pas le nom (y compris dans la bibliographie), il fait sienne la théorie du choc des civilisations, après avoir défendu celle – tout autant marquée idéologiquement – du « génocide » vendéen7.

On connaît aujourd’hui l’ambiance pesante qui règne en France, notamment une montée de l’islamophobie qu’il serait difficile de nier. On peut dès lors s’inquiéter qu’une célébrité comme Lorànt Deutsch semble reprendre à son compte une version pour le moins problématique de la bataille de Poitiers, en particulier la manière avec laquelle il la raconte.

Alors que Dimitri Casali nous a gratifiés de son Lavisse augmenté, que Franck Ferrand a enchaîné les contrevérités sur les programmes scolaires, que le prochain Jean Sévillia ne va pas tarder à être publié, la sortie de Hexagone, et les angles choisis par son auteur, montrent bien que l’offensive des historiens de garde n’a pas cessé, bien au contraire. Il est de la responsabilité des médias, et pas seulement d’eux, d’apporter un véritable regard critique sur ces usages publics de l’histoire.

Christophe Naudin

BIBLIO-VIDÉOGRAPHIE

  • Pour un article de synthèse facile d’accès, on regardera F. Micheau, « 732, Charles Martel, chefs des Francs, gagne sur les Arabes la bataille de Poitiers », dans A. Corbin (dir.) 1515 et les grandes dates de l’histoire de France, Seuil, 2005, p. 34-38.
  • Pour une synthèse de la critique de la théorie du choc des civilisations, on regardera avec intérêt cette émission du Dessous des cartes datée de 2002 :

  1. J. Deviosse, Charles Martel, éditions Tallandier, 1978 (réimpr. 2006).
  2. Cité par B. Foulon, E. Tixier du Mesnil, Al-Andalus. Anthologie, Flammarion, 2009, p. 42
  3. P. Sénac, Les Carolingiens et al-Andalus (VIIIe-IXe siècles), Maisonneuve & Larose, 2002, p. 16
  4. Le médiéviste Henri Pirenne, dans les années 30, pensais déjà que la bataille de Poitiers n’était qu’une razzia. « Cette bataille n’a pas l’importance qu’on lui attribue. Elle n’est pas comparable à la victoire remportée sur Attila. Elle marque la fin d’un raid, mais n’arrête rien en réalité. Si Charles avait été vaincu, il n’en serait résulté qu’un pillage plus considérable. » H. Pirenne, Mahomet et Charlemagne, Alcan, 1937, p. 136
  5. Voir à ce sujet J. Fiori, La Guerre sainte La formation de l’idée de croisade dans l’Occident chrétien, Aubier, 2001
  6. Théorie développé par Samuel Huntington, très conservateur professeur de sciences politiques à Harvard, selon laquelle le monde serait divisée en blocs civilisationnels inconciliables, parmi lesquels on compterait l’Occident et l’Islam. Voir S. Huntington, Le Choc des Civilisations, Éditions Odile Jacob, 2007.
  7. Voir Les Historiens de garde, p. 75-78.