Deux historiens de garde sur France 5
Après le grand numéro de journalisme chien de garde offert par Maïtena Biraben à Lorànt Deutsch sur Canal Plus (Le Supplément du 14 avril dernier), l’annonce de la venue de Franck Ferrand et Stéphane Bern sur le plateau de l’émission Médias Le Magazine (France 5) ne pouvait pas laisser indifférent.
Deux des plus populaires historiens de garde, sur la chaîne qui avait diffusé la version télévisée du Métronome, il y avait de quoi s’attendre à un grand moment de désinformation. Pourtant, même si l’exercice fut avant tout promotionnel, l’intervention de l’historienne Isabelle Veyrat-Masson a apporté un brin de contradiction aux deux animateurs, qui n’en avaient pas vraiment l’habitude.
Bern et Ferrand étaient invités pour parler de leurs émissions à succès diffusées sur le service public : Secrets d’histoire et L’ombre d’un doute. La première partie du sujet s’est concentrée sur leur vision de l’histoire et de sa diffusion médiatique. Premier point intéressant, les deux historiens de garde ont avoué leur proximité (ils se connaissent depuis vingt ans et échangent sur leurs travaux) et leur complémentarité (« complice et solidaires comme les doigts de la même main », dixit Bern). Deuxième point, ils ont totalement assumé leur façon d’aborder l’histoire, confirmant ce que nous disons dans notre ouvrage : Bern « raconte des histoires » tout en s’appuyant sur des interventions d’historiens, qui n’auraient aucune audience sans lui ; Ferrand défend des travaux d’historiens rejetés par l’institution, et révèle des vérités historiques, qu’il oppose à « la thèse officielle » ! Les deux s’appuyant sur leur succès d’audience pour valider la qualité de leurs émissions.
Le moment le plus intéressant fut cependant la partie consacrée à notre critique, et l’intervention d’Isabelle Veyrat-Masson. Précision loin d’être anecdotique : nous avions droit à 45 secondes de parole, contre une quinzaine de minutes pour les historiens de garde. Confirmation, après l’épisode Le Supplément de l’inégalité de traitement. L’introduction de Thomas Hugues, présentant notre démarche comme « pas sympa » donna le ton. La réponse de Ferrand eut le mérite de la clarté au sujet du roman national : « j’assume cette dimension de la belle légende qu’il faut mettre en valeur qui permet à tout le monde de se retrouver ; ça fait aussi partie des missions de l’histoire d’offrir des valeurs communes aux gens ». Mieux, il se présenta comme « celui qui affronte la communauté historienne et apporte de nouveaux éclairages », employant au passage le fameux terme si cher à Lorànt Deutsch, « éclairage ». Bern, de son côté, revendiqua une fois de plus son statut de « raconteur d’histoires », tout en étant le relais des « grands historiens ».
La réaction d’Isabelle Veyrat-Masson est à noter, et même à saluer, malgré le peu de temps qu’elle a eu. L’historienne spécialiste de la médiatisation de l’histoire a tout d’abord fait le parallèle entre les deux animateurs et l’émission « La caméra explore le temps », insistant sur le jeu de rôle entre Castelot et Decaux sur leurs soi-disant différends, provoquant le désaccord de Ferrand. Elle parla même de « scénarisation ». Elle critiqua ensuite l’approche de Bern, centrée sur les grands hommes, et oubliant « l’histoire des pauvres ». Bern et son « chromosome populaire » (sic) répondit alors « qu’à travers les grands hommes, on raconte une époque », mais surtout qu’il faut effectivement « scénariser » et « être didactique », pour « ramener les Français à leur histoire [pour] les rassembler ». Isabelle Veyrat-Masson enfonça le clou, opposant « l’envie d’y croire » de Bern, et « l’anti-mythe » que serait l’histoire. Et Ferrand de rebondir par une critique de l’histoire scolaire, « dématérialisée », « désincarnée », Bern revendiquant le fait qu’il remettait au cœur les « trois passions humaines : le sexe, le pouvoir et l’argent »…
Cette émission s’est donc avérée bien plus intéressante que l’opération contre-attaque et brosse à reluire offerte par Canal Plus à Lorànt Deutsch. Alors que ce dernier a essentiellement déroulé son discours mensonger habituel à notre endroit, se revendiquant tout de même historien, l’émission de France 5 a permis de valider dans le détail ce que nous disons dans le livre sur la façon avec laquelle Bern et Ferrand estiment qu’il faut transmettre l’histoire, et la mission (le terme est employé) de celle-ci dans les médias et plus largement la société. Même si nous avons eu droit avant tout à une opération de promo, et que notre travail a été grossièrement résumé, les propos d’Isabelle Veyrat-Masson ont permis, peut-être pour la première fois, d’apporter un début de contradiction à deux des plus médiatiques historiens de garde. On ne va donc pas faire la fine bouche…
Les auteurs des Historiens de garde