Fakir : le retour du roman national de gauche ?
Un livre publié par des journalistes indépendants ayant pour but de démontrer les bienfaits de la taxation des rentiers et de critiquer la politique d’austérité actuelle n’a, a priori, rien à faire dans nos colonnes. On peine même à voir le lien avec ces historiens de garde qui assènent l’image d’une France éternelle (ou presque) construite à la force du poignet par des rois et des ministres énergiques. Et pourtant. En lisant le quatrième de couverture de Vive la banqueroute ! (Fakir éditions, 2013), on reste surpris par les formules employées par ces auteurs.
En dix brefs récits, ce livre raconte comment nos grands hommes (Sully, Colbert, Talleyrand, Poincaré, etc.) qui ont bâti l’État, qui ont leur statue sur les places de nos villes, ont régulièrement choisi, tout simplement, de ne pas payer rentiers et banquiers. […] Contre le fatalisme, l’histoire est une arme.
D’emblée, le projet, (qui, s’il n’a pas de « prétention scientifique » se veut tout de même un « travail sérieux ») est clair. Faire des événements historiques des réservoirs à arguments pour expliquer la situation contemporaine. Sont ainsi racontés dix banqueroutes, parfois très rapidement (cinq pages écrit gros) avec pour but de déceler ce qui serait une « tradition » (p. 11) française de lutte contre les rentiers ; quitte parfois à prendre quelques libertés avec les faits.
Le chapitre consacré à Philippe le Bel et au procès des Templiers est à ce titre exemplaire1. Voilà comment le roi capétien est dépeint :
Philippe le Bel prend au pauvre ? Soit. Mais sa politique est équilibrée : il mène également une chasse aux riches. (p. 29)
Et de citer parmi les riches les Lombards, les Juifs (« autre minorité fortunée, ou supposée telle » précise quand même l’auteur) mais surtout les templiers qui sont considérés comme « les banquiers de l’Occident » (p. 29) et qui auraient formé « un État dans l’État » (p. 30). Tout à leur cause (et si justifiée soit-elle), les auteurs de Vive la banqueroute ! survolent à ce point le sujet qu’ils balaient d’un revers de mains les travaux récents montrant que les templiers n’étaient ni les banquiers de l’Occident, ni un État dans l’État2. Ils gomment ainsi de leurs analyses l’aspect religieux qui est essentiel à la compréhension de ces événements. La motivation économique n’était sans doute pas première chez Philippe le Bel, qui avait sans doute plus cure de devenir le véritable chef spirituel de son royaume que de lutter « contre les riches » (riche dont il faisait vaguement partie, notons-le au passage)3.
Pinaillage, nous rétorquera-t-on. Non. Gommer les différences entre les époques amène à des conclusions qui ne dépareraient pas dans un opus d’historien de garde. À nouveau, le passé de la France est vu comme une longue chaîne de continuité, comme une entité par essence unie et conduite par les grands hommes (« Henri II », « l’honnête Sully »). Les auteurs ont beau annoncer que :
Et l’on ne se berce pas d’illusions : ces banqueroutes, eux ne les ont pas menées pour le bien du peuple. (p. 15)
Deux lignes après, voilà qu’ils expliquent que « nos » grands hommes, malgré leurs défauts, ont construit l’État « par la spoliation des rentiers ».
Mais ainsi ont-ils construit l’État, ces grands hommes officiels : entre autres, par des banqueroutes régulières. Par la spoliation des rentiers. (p. 15)
La fascination pour les grands hommes n’est pas en France un monopole de droite. Tout un imaginaire de gauche reste attaché aux figures des hommes providentiels4. Cela explique sans doute qu’outre des livres assez datés (Jules Michelet par exemple, p. 67), les auteurs de Vive la banqueroute ! aient choisi de s’appuyer principalement sur des biographies (comme ils le revendiquent eux-mêmes p. 23).
Philippe le Bel figure d’ailleurs en bonne place dans cette tradition du roman national de gauche qui voit dans ce roi ennemi du pape Clément VIII un champion de l’indépendance nationale et un anticlérical5. En témoigne cette interview du journaliste par les Mutins de Pangée dans laquelle le passage consacré à Philippe le Bel est introduit par un extrait des Templiers de Stellio Lorenzi (1961), réalisateur proche du PCF, où le roi (joué par Jean-Pierre Marielle) explique que les Templiers sont un « État dans l’État » (Pour une analyse plus complète de ce film, voir ce lien)
Si lutter contre l’austérité est bien compréhensible, si certains des arguments de Fakir touchent juste (notamment concernant les médias), il est triste de voir que certains militants, plutôt que de s’adresser à l’intelligence de leur auditoire, préfèrent donner dans une belle légende propre à émouvoir et à créer de l’adhésion. Il est pourtant possible de faire comprendre que l’austérité est un choix discutable (en parlant, comme Frédéric Lordon, du cas de l’Islande) sans en référer à une quelconque « tradition » nationale de grands hommes luttant contre les « riches ».
Dans la conclusion des historiens de garde, nous avions déjà affirmé que la solution au nouveau roman national conservateur ne pouvait être son pendant progressiste. C’est au contraire en ne simplifiant pas le passé qu’il est possible de comprendre la complexité du présent6. Pire qu’une régression, revenir au temps où les historiens républicains créaient des grands récits historiques pour emporter les suffrages des masses serait une défaite de l’intelligence.
William Blanc
Voir la présentation du livre sur le site du journal Fakir.
- Il a été écrit par François Ruffin. ↩
- Voir à ce titre A. Demurger, Les templiers. Une chevalerie chrétienne au Moyen âge, Paris, 2008, p. 494-499. ↩
- Voir pour cet aspect l’excellent article de J. Théry, « Une hérésie d’État. Philippe le Bel, le procès des ‘perfides templiers’ et la pontificalisation de la royauté française », Médiévales, 60, 2011, p. 157-186 ↩
- Voir J. Garrigues, Les hommes providentiels – Histoire d’une fascination française, Éditions du Seuil, 2012. ↩
- Voir C. Amalvi, Le goût du Moyen âge, Paris, 1996, p. 115-118. On remarquera au passage que Jean-Luc Mélenchon fait de Philippe le Bel l’un de ses deux « héros » (avec Louis XI) dans une interview donnée sur France Culture en 2011. Voir ce lien à partir de 5’50 et 8’51. ↩
- C’est-à-dire en ne se servant pas de l’histoire comme grille d’explication simplificatrice qu’il suffirait de calquer sur l’actualité. ↩
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