Le retour de l’histoire patriotique
ENTRE MYTHE IDENTITAIRE ET PRIVATISATION1
L’Histoire n’a pas attendu la fin du XIXe siècle en France pour devenir un instrument du patriotisme et du nationalisme. Dès les premiers balbutiements des sciences historiques, sous la Restauration, les historiens tentent de donner à la nation, concept nouveau apparu au cours du XVIIIe siècle, des racines anciennes. C’est après la défaite de 1870, l’avènement de la Troisième République et la mise en place de l’école obligatoire en 1882 que la fonction patriotique de l’Histoire va se cristalliser. Il s’agit à la fois de créer chez les jeunes élèves un sentiment d’appartenance fort à travers un passé commun et héroïque, mettant en avant des grandes figures de souverains et de chefs (Vercingétorix, Clovis, Jeanne d’Arc), et d’appuyer le nouveau régime. Ce type de récit va s’incarner notamment dans des ouvrages phares comme le manuel de cours élémentaire d’Ernest Lavisse (appelé communément le « Petit Lavisse », notamment dans son édition finale de 1913) qui sera lu par plusieurs générations d’écoliers et va constituer l’une des bases de ce que les historiens appellent aujourd’hui le roman national.
Face au récit républicain, l’Action française, organisation monarchiste et antisémite très influente, va faire de l’Histoire un de ses instruments de combat politique afin de glorifier l’action de la monarchie française et de diffuser une image noire de la Révolution française. Ses troupes iront perturber un cours à la Sorbonne (« l’affaire Thalamas » en 1908) alors que ses membres les plus en vue (Charles Maurras notamment) organiseront une véritable contre-université, l’Institut d’Action française, fondé en 1906. Mais c’est à travers ses publications à destination du grand public que l’AF va diffuser son propre récit historique avec des succès comme l’Histoire de France de Jacques Bainville (1924), rapidement vendu à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires et rapidement adapté en version pour les enfants, illustrée par Job (1928). La place est d’autant plus facile à prendre qu’au même moment, les historiens professionnels abandonnent peu à peu le terrain de la vulgarisation. Ce repli sur soi n’est pas que négatif. Il avait tout d’abord pour but de ne plus soumettre les travaux historiques à la nécessité de créer un sentiment patriotique. De cette période de retrait va sortir l’école des Annales de Lucien Febvre et de Marc Bloch, qui, en ouvrant le champ des recherches vers les questions économiques et sociales, puis culturelles, va détacher peu à peu l’histoire du seul objet national.
Cette histoire va triompher dans les années 60 et surtout 70 avec la Nouvelle histoire et d’immenses succès de librairie. Au même moment, l’école – notamment élémentaire – s’ouvre à une histoire plurielle alors qu’à la télévision triomphent de grandes séries de vulgarisation de qualité, comme Le Temps des cathédrales, dirigée par Georges Duby (1980). L’historiographie héritée de l’Action française se fait bien plus discrète, à part quelques figures comme Pierre Gaxotte, et reste confinée à des niches, notamment les biographies, en grandes parties abandonnées par les Annales plus préoccupées par les structures sociales.
Le premier recul s’opère dans les années 80, suite à l’instauration des nouveaux programmes Chevènement qui marquent le retour en force du roman national à l’école primaire qui peinait déjà à s’en défaire. Mais c’est sans doute à partir du milieu des années 2000 que s’opère un retournement certain. Le contexte a changé. L’Histoire s’est ouverte à de nouvelles questions, comme le genre, les réflexions post-coloniales, mais aussi l’histoire globale et connectée, qui se proposent de décentrer le regard. Les mémoires de la Shoah, puis des colonisations, des marges où elles étaient confinées, prennent une place centrale dans le débat public à travers de grands procès comme ceux de Maurice Papon et le vote de lois mémorielles, comme la loi Gayssot condamnant le négationnisme (1990) ou la loi Taubira de 2001 reconnaissant l’esclavage comme crime contre l’humanité. Le discours de Jacques Chirac reconnaissant la responsabilité de l’État français dans la Shoah (1995) marque aussi une étape importante dans la déconstruction d’une histoire héroïque de la France, notamment à droite où il est, encore aujourd’hui, objet de critiques.
La réplique ne tardera pas à venir. Elle sera menée sur trois fronts. Le premier sera législatif, avec la tentative avortée de reconnaître le rôle « positif » de la colonisation française dans le cadre de la loi du 23 février 2005.
La seconde sera scolaire, avec la critique, à partir de 2010, des nouveaux programmes visant à initier les élèves à l’histoire africaine ou asiatique. Cette polémique ne fait que reprendre la rhétorique d’une autre controverse qui avait été lancée dans les colonnes du Figaro en 1979 et qui avait amené la mise en place des programmes Chevènement. Notons simplement qu’en 2010, l’attaque n’est plus portée par des figures médiatiques comme Alain Decaux, mais par des individus masquant mal leurs sympathies pour la droite extrême, comme Dimitri Casali, ancien professeur qui aujourd’hui laisse traîner sa plume sur le site Boulevard Voltaire, dirigé par l’ancien journaliste proche du FN Robert Ménard. Malgré un grand succès médiatique, la polémique ne rencontre que peu d’écho positif dans le monde de l’école. Reste à voir ce que donnera la prochaine refonte des programmes…
La critique des lois mémorielle et la polémique sur l’histoire scolaire vont nourrir la production d’une nouvelle forme de récit historique visant à redonner au grand public le goût du roman national. Fier d’être français (2006) et surtout L’âme de la France (2007), ouvrages tous deux signés par Max Gallo (jadis proche de Jean-Pierre Chevènement), marque sans doute le renouveau d’une production de livres où l’histoire, qui se veut analyse des sociétés passées, fait place au mythe identitaire.
Écrit dans le contexte de la campagne présidentielle de 2007, L’âme de la France annonce le discours historique qui sera développé par Nicolas Sarkozy tout au long de son quinquennat : refus de la « repentance » et retour à un récit glorieux, dans lequel le passé n’est vu qu’à travers les exploits (ou les travers) des grands hommes (les femmes étant souvent réduites à un rôle de figuration). Mais derrière le rejet de la « repentance », se cache – mal – le refus d’accepter une histoire multiple et sérieuse du fait colonial. Quant au retour du roman national sous prétexte d’unifier des Français divisés, il est surtout l’occasion du retour et du maintien d’une mémoire et d’une identité catholique et réactionnaire rejetant comme nul et non avenu tout point de vue différent. Comme l’explique lui-même Max Gallo le 14 juillet 2011 à l’hebdomadaire Le Point : « La foi catholique est l’âme de la France ».
Profitant de la conjoncture favorable des années Sarkozy, plusieurs figures, que nous avons regroupées sous le terme « historiens de garde », vont emboîter le pas à Max Gallo et occuper avec succès un espace médiatique dans lequel les historiens professionnels, (représentant pourtant le service public de l’Histoire et rémunérés par les impôts des citoyens) ont de moins en moins la parole. Premiers de ces historiens de garde, Franck Ferrand, Stéphane Bern et Lorànt Deutsch publieront avec succès des récits historiques grand-public avant de se voir confier des émissions sur les chaînes du service public.
Leur discours, à quelques nuances près, se recoupe et se résume en plusieurs points.
Tout d’abord brouiller les cartes entre fictions et science, entre récit identitaire et histoire critique. Ainsi, Lorànt Deutsch se fera une spécialité de désigner ses productions, en fonction des médias, soit comme un roman historique, soit comme un récit authentique, bien que ses ouvrages soient remplis d’inventions pures et simples. Philippe de Villiers, dernier venu parmi les historiens de garde, explique pour sa dernière biographie de Louis IX que : « Le roman de saint Louis n’est pas un roman, c’est la vie de saint Louis qui est un roman. » Pour augmenter la confusion, beaucoup n’hésitent pas à se réclamer d’historiens célèbres comme Marc Bloch, résistant fusillé en 1944, tout en affichant leur filiation avec Jacques Bainville. Cette mise en parallèle de deux manières de penser radicalement opposées, l’histoire scientifique et ouverte de l’école des Annales d’une part, et la mythologie royaliste de l’Action française d’autre part, participe ainsi à la réhabilitation de cette dernière. Ainsi, jusqu’alors confinés depuis nombre de décennies à des éditions confidentielles, les travaux de Jacques Bainville sont, depuis le quinquennat Sarkozy, réédités par des maisons d’édition grand public (Perrin par exemple), rééditions qui omettent le plus souvent de préciser le passé antisémite du journaliste.
À la confusion s’ajoute l’appropriation, par les historiens de garde, de techniques spectaculaires héritées de la publicité et du marketing. Philippe de Villiers a sans doute été un des pionniers du genre, en lançant en 1978 la cinéscénie du Puy du Fou, parc à thème qui lui permet de développer un discours anti-révolutionnaire en usant des souffrances mémorielles réelles des Vendéens. Lorànt Deutsch est aussi un excellent exemple de l’usage d’un packaging attirant (l’image même du comédien) faisant office d’argument de vente afin de diffuser plus aisément une vision de l’histoire rétrograde. Cette méthode convient parfaitement aux médias dominants, convertis aux méthodes du storytelling, qui, plutôt que d’expliquer le fond du problème, proposent, entre deux plages publicitaires, un récit simpliste opposant la figure sympathique de l’acteur, grand enfant émerveillé (lui-même se présente comme un « Peter Pan »), à une horde d’historiens grincheux et militants. Le discours, quant à lui, largement annoncé par Max Gallo dès 2006, se résume à quelques idées-forces nuancées en fonction des auteurs :
La France serait ainsi une nation dont l’identité est ancienne et daterait soit des Gaulois, soit du règne de Clovis. Elle aurait été bâtie par nombres de générations de grands hommes, notamment des rois, dont nous serions les héritiers. Cette histoire est marquée par deux catastrophes. La première aurait été la Révolution française qui aurait, comme l’explique Lorànt Deutsch « coupé la tête à nos racines ». La seconde serait la « crise identitaire » que nous serions, d’après Stéphane Bern, en train de vivre aujourd’hui, suite à l’arrivée massive de population non européenne (et non catholique). On retrouve là le discours de Nicolas Sarkozy liant immigration et identité nationale et voulant renforcer la cohésion du pays à grand coup de commémorations vides de sens.
Mais la conjoncture politique favorable n’explique pas à elle seule le succès des historiens de garde. Il réponde effet à une demande sociale forte dans un pays dont le visage a été profondément modifié en moins d’un siècle, et qui a vu la disparition des anciennes structures de solidarité rurales et de celles, bien plus récentes, du monde industriel. Tant de bouleversements, auxquels on pourrait ajouter la sécularisation de la société, induisent des réflexes de repli et des craintes qui, suffisamment entretenues, constituent autant de marchés juteux. Car il est plus facile de bercer le grand public d’illusions sur des temps jadis grandioses et une France éternelle que de lui proposer des outils pour comprendre le passé et permettre une mise à distance critique avec le présent. Tout comme il est plus facile de faire du profit en vendant de l’image d’Épinal, de privatiser, en quelque sorte, le discours sur le passé, que d’investir des services publics de recherches historiques.
Il peut sembler simpliste d’opposer ainsi un récit identitaire privatisé à une histoire scientifique publique, d’autant que nombre d’amateurs font de la recherche de qualité, et alors que certains universitaires donnent parfois, par facilité, dans le mythe national. Mais à côté de ces derniers, combien de leurs collègues, bien plus nombreux, se proposent d’offrir au grand public une vulgarisation de qualité, notamment sur internet où nombre d’articles scientifiques sont directement accessibles en ligne ? Jusqu’à quand cela sera-t-il possible, alors que les crédits alloués à la recherche et à l’université publique, notamment dans les sciences humaines, sont drastiquement réduits ? Il est urgent que les historiens, conscients de leur rôle social, multiplient les initiatives en direction du grand public et montrent que leur métier est essentiel à toute réflexion démocratique.
William Blanc et Christophe Naudin,
Coauteurs, avec Aurore Chéry, du livre Les Historiens de garde, Inculte, 2013.
- Texte initialement paru dans Hors Série de mars-avril 2014 du Monde Libertaire sur le thème : « Le vacarme des pantoufles. Les nationalismes fanfaronnent ». ↩